La Passion selon Saint Jean selon Bieito au Châtelet
Si le geste même de mettre en scène une Passion est à priori iconoclaste (la Passion se rattachant au genre de l'oratorio, défini souvent comme un opéra religieux sans mise en scène), de nombreuses versions de Passions et d'oratorios ont été portées sur les planches des théâtres, notamment par des metteurs en scène iconoclastes, inspirés par ce geste "impie" mais aussi voire surtout, par l'idée d'une réunion expressive (tant le texte biblique associé à l'éloquence musicale déploie une puissante dramaturgie).
Pierre Audi a ainsi mis en scène cette même Passion selon Saint Jean, Katie Mitchell et Romeo Castellucci ont mis en scène la Passion selon Saint Matthieu, Castellucci qui signait également l'oratorio Il Primo Omicidio d'Alessandro Scarlatti à Garnier et le Requiem de Mozart au Festival d’Aix-en-Provence. Claus Guth a proposé Jephtha à Garnier, Bob Wilson Le Messie au TCE, Barrie Kosky remettait en scène Saül également de Haendel en ce même Théâtre du Châtelet l'année dernière (pour ne citer que quelques exemples de ces dernières saisons).
Iconoclaste mais pas seulement, pas tant que cela, voilà qui définit ainsi de nombreuses mises en scène d'oratorio, y compris cette Passion selon Saint Jean selon Calixto Bieito. Ce spectacle de Bieito devient bien tôt en effet un rituel. Dans un premier geste iconoclaste, il présente certes Jésus en femme, telle une Prométhée, ligotée au centre du plateau par des cordes attachées au premier balcon. La femme parcourt le chemin de Croix de la Passion, conspuée, outragée, violentée par les autres personnages et par le peuple des choristes, mais c'est bientôt Jésus (le personnage masculin chanté par un homme) qui redevient Jésus, reprend le chemin de Croix et meurt, enseveli sous des gravats et dans un sac poubelle (ultime geste iconoclaste de Bieito).
Entre ces deux moments ouvrant et fermant la Passion, la mise en scène est plutôt une mise en espace et le spectacle à tout d'un rituel dominical, avec les solistes espacés (pas seulement par les contraintes sanitaires car ils peuvent aussi interagir violemment et charnellement grâce au protocole Covid) et surtout en raison des mouvements du chœur. Celui-ci, en tenue de ville très quotidienne (comme souvent chez Bieito) représente le peuple dans tout ce que décrit et lui fait chanter le livret et la liturgie : de la foule en liesse à la horde haineuse. Mais pour ce faire, la chorale passe à quatre reprises (comme en 7 stations) de l'avant-scène groupés au fond de scène alignés, dans des mouvements rituels au point d'être répétitifs. Cette répétition, formant une suite de tableaux vivants ou bien des alignements, s'allie à une illustration assez littérale du texte : dans les gestes, les interactions et même les quelques accessoires (par exemple le passage où des personnages se frottent dans une petite flaque de sang, certes versée d'une tasse à café, n'est que l'illustration du sang du Christ chanté à ce moment). De même, c'est certes dans un sac poubelle ou dans un sceau que les choristes prennent de la terre comme une ostie et s'en purifient les mains avant de la jeter au sol, mais ils illustrent aussi ainsi la parole biblique, la terre revenant à la terre comme la poussière redevenant poussière.
De fait, l'investissement scénique du Chœur de Paris est appliqué comme leur chant. Bieito a voulu un chœur d'amateurs pour sa mise en scène, mais il trouve avec le Chœur de Paris des amateurs très éclairés. Les mouvements de corps comme de voix sont en place, les phrasés sont conduits par des accents très toniques (pleinement dans l'esprit des exorations du texte), même si l'énergie diminue en cours de souffle (ils chantent toutefois masqués).
La soprano incarnant Jésus au féminin, Lenneke Ruiten, n'est hélas pas du tout en voix ce soir : si elle se délivre physiquement de ses liens, son chant demeure ligoté par des phrasés serrés et hors de la justesse. La voix n'est pas ancrée et l'aigu plafonne, mais quelques médiums phrasés offrent une tendresse touchante. L'évangéliste chanté par Joshua Ellicott manque lui aussi d'un soutien dans les graves, malgré son articulation et ses accents. Il déploie toutefois un médium assuré, à la matière profonde.
Au contraire, les autres solistes épanouissent leurs voix aux deux bouts de l'ambitus (mais moins en leur cœur). Jésus pleinement incarné par Benjamin Appl projette depuis le balcon comme depuis la salle une voix très placée et chaude, qui rebondit droit sur les panneaux acoustiques au point de réverbérer.
Le contre-ténor Carlos Mena sculpte la partie d'alto avec une alliance de douceur et de vigueur aux sommets lumineux de la tessiture. Il reste pleinement investi dans son personnage cherchant à s'élever vers la pureté par sa voix et dans sa chair : tel un toxicomane se frottant de manière compulsive les mains et les poignets, comme avec une pierre ponce.
Pilate, rôle de basse, est chanté par Andreas Wolf d'une voix sonore car résonnant d'harmoniques aiguës par un grave affermi. Le phrasé est marqué sur un timbre sourd déployant ainsi sa profondeur.
Le ténor Robert Murray tire même vers la voix de haute-contre, ou plutôt s'y élève en conservant son ancrage, tout comme ses sanglots engorgés glissent sur toute la tessiture dans un long souffle nourri.
L'Orchestre Les Talens Lyriques maîtrise son sujet de bout en bout, offrant ainsi une continuité très cérémonielle à toute la représentation : la justesse est constante, les gestes sont sûrs, les phrasés très homogènes, en soli, petits ensembles et tutti. L'interprétation musicale se pose de fait en contrepoint jusqu'à s'opposer à tout geste iconoclaste de la mise en scène. Le chef Philippe Pierlot peut toutefois ainsi concentrer sa direction claire et énergique pour les choristes.