Met Stars Live in Concert : Wagner et Strauss tout en contrastes
L'annonce d'une reprise des activités culturelles n'enlève rien -ou si peu- aux incertitudes pesant encore sur les théâtres à travers le monde. Il en va de même des deux côtés de l'Atlantique même si la situation est très contrastée, comme le montre le climat sanitaire toujours paradoxal aux Etats-Unis : de plus en plus de lieux qui reprennent leurs activités normales, un grand optimisme sur le projet envisagé dès l'année dernière de reprendre la saison prochaine au Met, mais des inquiétudes et complications qui demeurent (sur la situation sanitaire, les négociations avec les artistes et même leur capacité à retrouver leur poste et leur niveau).
Cette prestigieuse série "Met Stars Live in Concert" est pleinement plongée dans les sentiments ambivalents d'une situation contrastée jusqu'à l'oxymore : ces récitals stellaires planétaires offrent des rendez-vous uniques pour la renommée de leurs interprètes, la qualité des programmes et le prestige des lieux d'accueil mais ont également suscité la polémique car ils n'offrent pas de cachets aux forces vives de la maison. Ajoutés à cela les changements permanents et drastiques dans les situations sanitaires et décisionnelles des différentes pays d'accueil et cette série initialement réglée sur un strict planning bimensuel, a annulé et reporté ses derniers rendez-vous (le dernier remonte ainsi à février : celui de Sonya Yoncheva plusieurs fois reporté).
L'institution américaine n'en garde pas moins un cap et une identité artistique, illustrée aussi par cette série et par ce nouvel épisode : comme un nouveau sommet, dans le choix du répertoire, des interprètes et du lieu. Ce 12ème numéro, consacré à Wagner et Strauss, vient ainsi dans la suite cohérente et culminante des précédents : depuis l'inauguration de la série par Jonas Kaufmann, croissant en bel canto avec Piotr Beczała et Sondra Radvanovsky comme entre Diana Damrau et Joseph Calleja, ensoleillé avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, plus plus mélancolique et intimiste déjà par Anna Netrebko (avec également les Lieder de Strauss), l'art Wagnérien majuscule avec Lise Davidsen, Strauss encore avec le retour de la Maréchale Renée Fleming, déjà une bouleversante union du baroque et du romantique avec Joyce DiDonato (en passant même par Noël avec Bryn Terfel, et la Nouvelle Année avec Javier Camarena, Pretty Yende, Angel Blue et Matthew Polenzani).
Le programme de ce récital (comme son contexte) invite aux puissants contrastes et les trouve entre les quatre différents solistes lyriques, qui enchaînent des prestations presqu'opposées en intentions et en moyens (mais correspondant à la diversité de leurs voix et à la richesse de ce répertoire), avant de se rejoindre en duos et de culminer en quatuor final. Le Metropolitan cherche justement à marquer les esprits dans chacun de ses rendez-vous, programmant des artistes et répertoires superlatifs dans des lieux éblouissants (sans nullement avoir peur des dorures et ornements à perte de vue, sonores aussi bien que visuelles comme dans ce Foyer du Théâtre d'État de la Hesse, éclairé de pleins feux ou de lumière crépusculaire, utilisé pour chanter au balcon ou dans les escaliers).
Le programme enchaîne ainsi, avec pour seul fil rouge acoustique une ample résonance (et un pianiste dévoué), des performances extrêmement contrastées : un choix assumé car chacun des quatre chanteurs entre à son tour sur un morceau différent et même les cinq Wesendock Lieder de Wagner ont quatre voix différentes.
Elza van den Heever (qui était récemment à huis clos à la Philharmonie de Paris et y reviendra la saison prochaine, tout comme à l'Opéra de Paris) ouvre le concert avec Tannhäuser de Wagner, la voix un peu serrée mais par un vibrato tendant vers la projection, le phrasé et l'incarnation intense du personnage. Ses quelques élans vocaux sont raccourcis mais la soprano sud-africaine ouvre aussi grand que possible la ligne et l'appareil vocal (le volume se nourrit ainsi du souffle et des harmoniques).
À l'inverse, Christine Goerke (sur le morceau plus mélancolique Allerseelen de Strauss) offre une voix plus ample mais moins centrée, au large et chaleureux médium qui monte crescendo sur un aigu lyrique avant de redescendre sur un tendre grave. Ces contrastes s'amplifient sur toute cette amplitude d'ambitus au Lied de Strauss suivant, Cäcilie. Plus tard dans le programme les deux sopranos se rejoignent (comme en 2018 pour Elektra au Met) pour le terrible duo féminin de Lohengrin : Goerke rappelant qu'elle a aussi bien à son catalogue l'emblématique rôle de soprano Isolde que celui de mezzo Ortrud. De fait, le choix de confier à Elza van den Heever plutôt qu'à Christine Goerke les troisième et cinquième des Wesendonck Lieder suscite le regret de ne pouvoir les entendre se déployer pleinement vers Tristan et Isolde (alors que ces deux morceaux sont précisément deux études pour Tristan), mais ils ont ici une délicatesse sonore néanmoins appréciable.
À l'inverse du déploiement vocal de Christine Goerke, Michael Volle lui succède avec Tannhäuser allant toujours davantage vers la douceur, déployant moins la voix mais une rondeur et chaleur de timbre et de phrasé. La ligne vocale est toujours aussi et toujours plus douce et suave, d'un recueillement certes expressif mais très mesuré.
Tout l'inverse d'Andreas Schager qui déploie d'emblée ses qualités (avec ses travers) habituelles et immédiatement reconnaissables entre tous. Le ténor héroïque s'avance, torse et timbre bombé, voix projetée avec une intensité inarrêtable. Auréolé de ses prestations wagnériennes à travers la planète (encore récemment en l'espace de quelques jours à huis clos à Bastille, Radio France et La Scala), il nourrit la même fougue tendue sur chaque phrase et chaque note, sonnant parfois trop bas en syllabes coupées mais toujours résonnant d'un impact très marquant vers des fins de souffle aussi longues que le reste est immense.
Dans cet océan de contrastes, le pianiste Craig Terry offre cohérence et unité à l'ensemble du concert, parvenant aussi bien à renforcer l'éloquence tempêtueuse que la nostalgie recueillie, sans nullement tomber dans les travers d'un piano martelé pour imiter l'orchestre, ni trop chiche en nuance ni trop penché sur les étouffoirs.
Tous les contrastes lyriques se réunissent dans le grand quatuor final, celui extrait de La Femme sans ombre. La vigueur et la surenchère de décibels l'emporte dans la passion et l'enthousiasme d'un titre très justement choisi : “Nun will ich jubeln” (Maintenant, je veux jubiler) !
Ainsi se referme ce 12ème récital Met Stars Live, un concert renversant également car Christine Goerke a exceptionnellement cédé le rôle de présentatrice qu'elle assumait avec une apparente joie pour chacun des autres rendez-vous, mais elle le fait pour la bonne cause et cède ce rôle (dans la régie de New York) au non moins radieux contre-ténor Anthony Roth Costanzo (qui plaisante sur le fait que sa voix est fort loin du répertoire Wagnérien, mais qui trace un pertinent lien entre passé et futur : lui qui incarnait Akhnaten de Philip Glass la saison dernière et doit le reprendre la saison prochaine).
Le choix de tenir cet événement diffusé à travers le globe un 8 mai, avec ce programme et en Allemagne doit également être souligné, car il contribue ainsi aux commémorations marquant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, rappelant combien le monde en a souffert, y compris celui de la culture en Allemagne (ce répertoire ayant tant souffert d'une récupération par la propagande du régime nazi, et ce bâtiment ayant été bombardé).
Rendez-vous est désormais donné le 22 mai prochain, depuis l'Opéra Royal du Château de Versailles pour un concert "3 Divas" avec Ailyn Pérez, Nadine Sierra et Isabel Leonard : un événement qui pourrait être le dernier de la série, si le Met rouvre effectivement ses portes à la rentrée prochaine.