La Chauve-Souris ciselée sur-mesure à l'Opéra de Rennes
Les metteurs en scène de La Chauve-Souris peuvent choisir, en direction d’un public francophone, de donner l’œuvre en allemand (avec sur-titrages), ou bien de privilégier une version française (dans les dialogues voire dans les chants). Jean Lacornerie a choisi une troisième voie : garder la version originale en allemand et insérer les dialogues parlés du texte originel en français (Le Réveillon, pièce d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy, elle-même inspirée d'une pièce autrichienne, Das Gefängnis-La Prison, et qui servira de base au livret allemand de La Chauve-Souris) : au plus près de l’authenticité. Pour cela, le metteur en scène en a confié la narration à l’actrice Anne Girouard (bien connue des téléspectateurs pour son rôle de reine Guenièvre dans la série Kaamelott), clef de voûte de ce spectacle enthousiasmant.
Maîtresse de cérémonie, habillée d’un costume noir et coiffée d’un haut de forme, elle mène sa petite troupe au doigt et à l’œil. Tel un caméléon, elle interprète tous les rôles : elle est leur voix, leur conscience, en insufflant un rythme continu pour se révéler tout aussi entièrement dans l’interprétation du personnage éméché de Frosch (le gardien de prison). Un peu Sganarelle, elle sait installer un comique de situation subtil, sans aucune vulgarité, mettant à contribution le public (même peu nombreux) et prenant à parti « Monsieur Claude » (le chef d’orchestre). La lecture est ainsi dynamisée pour une œuvre divertissante et pétillante, misant sur le comique et le vaudeville avec la mécanique théâtrale propre à ce genre.
La scénographie et les costumes de Bruno de Lavenère sont réalisés par les ateliers de l’Opéra de Rennes et d'Angers Nantes Opéra, le décor présentant tout d’abord un panneau de style Empire tendu sur toute la hauteur de la scène, sur lequel sont dessinés des cadres, rappelant l’intérieur de la maison bourgeoise du couple Eisenstein. Dès l’ouverture, ces cadres s'éclairent et ce plateau s’anime en suivant la présence et le jeu de pantomime des protagonistes ainsi que les propos de la narratrice. L’effet est marquant et maintenu, l'ensemble permettant une compréhension rapide et simultanée. Le deuxième acte plonge le bal chez le Prince Orlofsky dans l'univers du music-hall, avec son grand escalier au tapis rouge servant de tremplin aux rêves d’Adèle ou de Rosalinde, l’une devenue -le temps d’une mascarade- actrice et l’autre chanteuse hongroise. La richesse et la cohérence scénographique se confirment jusqu'au dernier acte, l’escalier servant désormais d’accès à la porte de la prison, des tentures noires serties de spots de lumière blanche laissent entrevoir des échafaudages où déambulent les gardiens. La cellule où se trouve le malheureux Alfred, arrêté à la place d’Eisenstein, devient une cage à transformation, objet de magie où vont se succéder, après un tour de passe-passe, Alfred, Rosalinde, Alfred et Rosalinde attachés, sous les yeux du mari trompé.
L'ensemble est tout aussi soigné et varié grâce aux lumières (Kévin Briard) dans les tons dorés, rouge, renforçant cet univers festif et luxueux. Les costumes sont élégants et raffinés pour les invités du bal avec une unité noir & blanc : smoking noir queue de pie pour ces messieurs, robes élégantes pour ces dames. Tous portent à la fin du bal une cape noire doublée d’un tissu doré qu’ils font virevolter lors de la dernière valse.
La richesse cohérente de ce spectacle est aussi due à la direction musicale de Claude Schnitzler. Dès l’ouverture pot-pourri de cette œuvre qu’il a dirigée à de nombreuses reprises (y compris au Volksoper de Vienne), il instaure les couleurs et le climat adéquats malgré l’effectif réduit par les contraintes sanitaires à 23 musiciens au lieu des 45 prévus. Sans excès, sans lourdeur aucune, la musique est légère comme une bulle de champagne, mélangeant gaîté et nostalgie sans alanguissement. En pleine connivence avec lui, les musiciens de l’Orchestre National de Bretagne enchaînent les pièces avec précision, au juste tempo et trouvent ainsi le bon rythme entre passage parlé et passage chanté, ce à quoi contribue tout aussi pleinement, avec justesse et placement, le Chœur Mélisme(s).
S’ajoute une distribution de chanteurs de haute volée, aguerris à ce répertoire et d’une qualité homogène. Tous germanistes, allemands ou autrichiens n’ayant donc pas le souci lié à la diction (excellente pour tous) et à la mémorisation de la langue, leur aisance se déploie aussi dans une pleine expression gestuelle et chorégraphique (dirigée par Raphaël Cottin).
Côté masculin, l’action est menée tambour battant par le tandem de barytons Stephan Genz et Thomas Tatzl, aussi à l’aise vocalement que scéniquement. Le premier est un Gabriel von Eisenstein au timbre affirmé et modulant (malgré une tessiture assez haute) et le second, doté d’une voix bien projetée, solide, est pleinement dans son rôle de manipulateur (Dr Falk). Le baryton-basse Horst Lamnek incarne le Directeur de prison. Sa voix timbrée aux graves soutenus alliée à ses dons de comédie en font un portrait désopilant. Milos Bulajic est doté d’une voix de ténor au timbre clair, bien maîtrisée dans les différents registres avec un vibrato très présent, certainement voulu pour son rôle... de jeune ténor (Alfred, maître de chant, séducteur de la belle Rosalinde). Enfin, les interventions burlesques du ténor François Piolino en avocat bègue ne passent pas inaperçues (et confirment sa précision vocale).
Côté féminin, Eléonore Marguerre incarne Rosalinde, l’épouse de Gabriel Eisenstein. Sa voix de soprano au timbre expressif et chaleureux manque cependant d’un peu de soutien dans les graves, notamment dans les duos et trios. Dans son air de bravoure au deuxième acte (Czardas), elle déploie ses aigus et une ornementation soignée. Sur le plan théâtral, son personnage oscille entre la bourgeoise du premier tableau qui se métamorphose en séductrice hongroise au second tableau, sans trop en faire cependant : elle reste dans l’amusement.
Adèle, la servante, est interprétée par la soprano Claire de Sévigné. Sa voix claire, pure, agile trouve toute son expressivité dans l’air « Mon cher marquis ». Elle fait évoluer son personnage, tour à tour servante malicieuse, actrice de pacotille pour revenir à sa condition d’employée, traitée alors comme une poupée mécanique. Sa sœur Ida est interprétée par la jeune soprano Veronika Seghers. Son timbre léger et clair se mêle bien aux autres voix lors des ensembles.
Le rôle du Prince Orlofsky revient à la mezzo-soprano Stéphanie Houtzeel à la voix de voix ample et aux mediums chauds. Elle fait aussi preuve d’une grande agilité et allège sa voix pour la rendre plus pétillante, notamment lors de son numéro d’illusionnisme (avec bouteilles et verres de champagne !).
La Chauve-Souris vient ainsi, une fois encore, mêler l'esprit léger de cette opérette (bijou musical ciselé ici encore par un travail d'orfèvre dans un opéra-écrin fait sur mesure) avec aussi la dose de sarcasme capitale dans cette œuvre : démasquant aussi le trouble et l’équivoque d’une société décadente. Tel est sans doute le sens du rire sarcastique émis par le Prince Orlofsky et qui retentit de la salle, celui d'une époque révolue (la sienne et la nôtre).