Stéphanie d'Oustrac et Le Poème Harmonique à Rouen : aux frontières du chant et du dire
Pour ce nouveau live de l’Opéra de Rouen Normandie, Vincent Dumestre et Stéphanie d’Oustrac proposent une scénarisation de plusieurs airs et chansons réimaginant le destin d'une artiste sur le déclin (un plein rôle de composition), revivant les moments forts de sa vie et de sa carrière. Les morceaux choisis, allant du baroque aux Années Folles, dessinent peu à peu ce personnage extravagant auquel la chanteuse française prête corps, traits et timbre avec un aplomb insolant. Il est moins question ici de beauté que d’expressivité vocale, et c’est d’ailleurs tout l’intérêt de ce spectacle, flirtant avec le cabaret, où la cantatrice se fait avant tout diseuse. La chanteuse française dit ainsi le mal-être amoureux, la solitude au crépuscule d’une vie épuisante, elle raconte aussi avec humour les irrévérences et les joies d’une vie artistique palpitante, trouvant dans chaque personnage interprété des éléments qui enrichissent le sien.
La soirée commence ainsi avec le triste -et anonyme- “J’ai perdu ma jeunesse”, enchaînant avec des figures féminines du délaissement (“La Fille au Roi Louis”, “Lamento d’Arianna” de Monteverdi, “Lasso io vivo” extrait de L’Egisto par Cavalli). Le programme s’arrache vite au poids démesuré de la tragédie baroque (symbolisé par un lourd manteau doré sous lequel la chanteuse ploie peu à peu) pour ne retenir de ces figures qu’une douleur, qui se retrouve à taille humaine dans la douce amertume de la chanson française (“Où sont tous mes amants ?”). Fort heureusement pour le personnage, et à l’exception du très célèbre “Mon amant de Saint-Jean” (composé par Émile Carrara sur un texte de Léon Agel) dont le spectacle reprend le titre, la fin de la soirée s'affranchit de cette mélancolie pour renouer avec une réalité plus joyeuse voire encanaillée (“Les Nuits d’une demoiselle” de Raymond Legrand et “Les Canards tyroliens” de Thérésa).
Le Poème Harmonique, remarquablement filmé par l’équipe de Kali Son, offre à la soliste un soutien infaillible et extrêmement cohérent, avec des arrangements musicaux inventifs. Aidée par ce jeu engagé, notamment par les interventions emplies de Spleen de l'accordéoniste Vincent Lhermet, Stéphanie d’Oustrac se laisse porter au gré des ambiances, s’y plongeant avec une rapidité et une détermination impressionnantes. La voix, toujours maîtrisée, sait se faire tantôt dure, tantôt suave selon les situations et cela sur toute la tessiture sans jamais céder à la surenchère, pas même lorsque l’artiste déclame.
La diction précise et soignée permet de comprendre tous les textes, souvent complexes (Paul Marinier "D'elle à lui" ou le grivois "Les Nuits d’une demoiselle” notamment), sans jamais avoir à tendre l'oreille (laissant comme seul regret l'absence de sous-titres pour les œuvres baroques). La technicienne vocale, dans ce spectacle, s'amuse : qu'il s'agisse du yodel dans "Les Canards tyroliens" ou des graves outrés dans "Où sont mes amants ?", son aisance perceptible participe au plaisir d'écoute. Enfin, la richesse des couleurs sait donner à chaque émotion, à chaque personnage, une singularité.
La mise en espace de Marie Lambert-Le Bihan, sobre et d’une grande fluidité, renforce le plaisir musical, sachant aussi bien habiter les transitions que les airs. L’éclairage, tamisé et laissant apercevoir l’architecture de La Chapelle Corneille, ajoute à cette lisibilité tout en renforçant le sentiment d’immersion. Le générique défile alors que Stéphanie d’Oustrac chante encore, le spectacle s’éloigne peu à peu, laissant le spectateur rêveur et réjoui.