Année blanche des intermittents prolongée jusqu'en décembre : les raisons et les limites de ce choix
Cet article s’inscrit dans une analyse en trois volets :
- Les options du gouvernement
- Les oubliés des dispositifs
- La “course à l’échalote” au “contrat en or” d'été ou de Noël
Le 6 mai 2020, lors d’une visioconférence en bras de chemise restée dans les mémoires, le Président de la République annonçait une “année blanche”, mais plus précisément, une prolongation des droits des intermittents (ayant leurs 507 heures annuelles cotisées) "d’une année au-delà des six mois où leur activité aura été impossible ou très dégradée". Nul ne semblait hélas avoir prévu que cette période d'inactivité culturelle forcée durerait bien davantage que six mois en raison de la durée de la crise sanitaire et des décisions réitérées de fermer en premier et de maintenir fermée la culture vivante, pour la rouvrir en dernier malgré les nombreux arguments en faveur d’une réouverture. La fin de l'année blanche avait donc été fixée au 31 août 2021. L'échéance fatidique approchant, le monde de la culture attend depuis longtemps déjà, et avec de plus en plus d'inquiétude les mesures qui s'imposent pour la suite, autant que les périodes de fermetures se prolongent et que les décisions de réouverture et de reprise restent toujours très incertaines et conditionnelles. Face aux alertes et inquiétudes, la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot n'a jamais entériné l'idée d'une seconde année blanche mais n'a cessé d'affirmer que l'État sera au rendez-vous pour soutenir les intermittents et sauver ce système qui contribue à l'exception culturelle française.
Le temps du choix était désormais venu et plus que jamais attendu, la Ministre ayant reçu le rapport qu'elle attendait pour ce faire (mais dont la commande par lettre de mission n'a été adressée qu'au 1er février 2021). La décision prise de prolonger l'année blanche jusqu'en décembre 2021 avec deux filets de sécurité doit être éclairée par l'analyse de la situation, des perspectives et des choix qui étaient possibles :
Bilan
La lettre de mission ministérielle s’appuie, pour commencer, sur un rappel des chiffres de la situation pré-Covid : “En 2019, l'emploi des intermittents concernait 276.000 salariés [ayant au moins une heure d’intermittence dans l’année, ndlr] et générait 2,5 milliards d'euros de masse salariale pour un total de 112 millions d'heures travaillées. 109.000 employeurs du champ du spectacle [en] relevaient.”
Toutefois, sur ces 276.000, seuls 117.000 avaient atteint et revendiqué les 507 heures déclarées permettant d’entrer dans le régime de l’intermittence : 159.000 intermittents ne touchent donc aucune indemnité, soit parce qu’il s’agit d’une activité annexe en complément d’un emploi salarié, soit parce qu’ils ont fait le choix de ne pas avoir recours à ce système, soit parce qu’ils ne sont pas parvenus à atteindre les 507 heures nécessaires bien qu’il s’agisse de leur activité principale (ces derniers étaient donc déjà avant la crise dans une situation précaire). Ces artistes et techniciens étant en dehors des droits à l'intermittence, ils sont également exclus de l’année blanche (nous dédions un article complet à cette question dans notre article “Intermittence et année blanche, les oubliés”).
Le rapport publié ce 21 avril 2021 débute par un bilan de l'année 2020 permettant d’évaluer les impacts de la crise, chiffrant l'ampleur des dégâts considérables dans l'ensemble de la profession, mais très différenciés selon les secteurs et les situations.
Les baisses de tous les indicateurs (baisses du montant des allocations et de la durée potentielle de leur prolongation à l'issue de l'année blanche) touchent particulièrement le spectacle vivant et en particulier les "musiciens et chanteurs, danseurs, artistes du cirque et des arts visuel, techniciens de plateaux, du son et de l’éclairage." Le rapport vient ainsi confirmer par des chiffres une situation tristement prévisible. Les tournages et enregistrements ont en effet été autorisés (diminuant les impacts immédiats sur les intermittents concernés mais, la diffusion et la projection ne suivant pas, les difficultés risquent de n'être que reportées dans le temps, avec un embouteillage de sorties et de parutions provoquant donc une annulation de nouveaux projets dans les mois à venir). Les représentations publiques étant purement annulées, les effets se font immédiatement ressentir pour le spectacle vivant.
Globalement, mais uniquement donc pour ceux relevant du régime de l’intermittence, le système d'indemnisation prorogé par l'année blanche a permis de diminuer la perte de rémunération des intermittents : le niveau de leurs salaires a baissé de 37% en moyenne, mais leur revenu (salaire + indemnisation) a fléchi de 10% en moyenne. Là encore, le rapport fait état d’écarts très importants : “Pour 6 % des allocataires, la baisse est supérieure à 30%, pour un quart elle est comprise entre 15% et 30% et pour un tiers entre 5% et 15%. Pour 12% d’entre eux, le revenu global a augmenté.”
Pour la période suivant l’année blanche, les simulations effectuées prévoient une baisse de l’allocation journalière de 6% (avec là encore de fortes disparités), ce qui ne présume toutefois pas de l’évolution des revenus des intermittents, ceux-ci dépendant également du nombre de jours indemnisés ainsi que des salaires perçus. De fait, ces données dépendront de la date et des conditions de la reprise effective des spectacles.
L’autre paramètre modifié par l’année blanche est, comme son nom l'indique, la durée d'indemnisation. Or, comme son nom ne l'indique pas, l'année blanche peut durer bien plus longtemps ou bien moins longtemps qu'une année (comme nous l'expliquions déjà dans notre décryptage à l'annonce de ce mécanisme). L'année blanche ajoute en effet de nouveaux modes de calculs et des changements d'échéances. Là aussi, les perspectives des intermittents sont très contrastées selon leur situation d'ici à l'échéance fatidique marquant la fin de l’année blanche le 31 août 2021 initialement, le 31 décembre 2021 désormais (nous détaillons les écarts abyssaux concernant les situations futures, et les urgences liées à ces changements dans notre article consacré aux enjeux culturels de cet été : “course à l’échalote” vers le “contrat en or”).
En somme, et selon le rapport ministériel : “le décret n° 2020-928 du 29 juillet 2020 garantissant à la quasi-totalité des bénéficiaires de l’année blanche la réouverture de leurs droits à indemnisation” le fait “pour des durées variables et sans toujours préserver leur niveau d’indemnisation.”
Options
Pour répondre à ce constat, le Rapport proposait donc deux options à la sortie de l’année blanche : une option ciblée et une option globale (il proposait même de les combiner, tout ou partie).
L'Option n°1 consistait à aménager des « filets de sécurité », “pour garantir que tous les bénéficiaires restent couverts”, par une disposition législative visant “à traiter les cas, limités en nombre, dans lesquels les intermittents bénéficiaires de l’année blanche n’ouvriront pas de droits au 1er septembre 2021 ou n’en ouvriront que pour une durée limitée.”
La première mesure proposée consistait à décaler la date anniversaire (d'habitude située une année après la fin du dernier contrat comptabilisé pour les droits, date qui de fait a été universellement décalée au 31 août 2021 par l'année blanche, que les intermittents aient pu continuer de travailler ou non) : nul n'aurait ainsi moins de 6 ou 8 mois d'indemnisation après l'année blanche. Le gouvernement a finalement opté pour un décalage de quatre mois seulement : jusqu'au 31 décembre 2021.
Une deuxième mesure, sorte d’année blanche sur le calcul des heures (et non pas sur l'indemnisation), aurait consisté à continuer d'autoriser jusqu’en septembre 2022 les bénéficiaires à remonter jusqu’au dernier contrat précédant la crise ayant servi à renouveler les droits (y compris, le cas échéant, les engagements dépassant le seuil de 507 heures). Même si cette hypothèse n'a pas été retenue, le choix d'une année blanche repoussée à décembre 2021 mise sur une reprise rapide et efficiente du secteur de la culture, ce qui est à fortement souhaiter mais qui reste loin d'être certain : les options ici présentées pourraient ainsi revenir sur la table.
D'autres options proposées ont aussi été validées et élargies pour d'autres. La clause de rattrapage (déjà disponible depuis 2016) permettant, une fois toutes les 5 années pleines d'affiliations aux intermittents ayant cumulé plus de 338 heures depuis leur dernier renouvellement de droits de disposer de 6 mois supplémentaires au maximum pour atteindre les 507 heures sera ouverte à tous les intermittents (même s'ils ne sont affiliés que depuis un an) et leur ouvrira des droits pour une année complète. Ce seuil abaissé de 338 heures a également été choisi comme celui d'entrée dans le régime pour les jeunes intermittents de moins de 30 ans, à partir de septembre 2021 et pendant six mois.
L'ensemble des mesures de cette option n°1 permet (selon le rapport) de “maintenir dans l’indemnisation l’ensemble des bénéficiaires de l’année blanche” mais n’agit pas contre la baisse de l’indemnisation (liée aux pertes de contrats), à moins que la “reprise à la rentrée de septembre” soit “vigoureuse” comme le souhaite le rapport, mais il faudrait ajouter “durable et universelle”.
L’Option n°2 consistait en un prolongement de l’année blanche, permettant à tous ses bénéficiaires de rester indemnisés au même niveau “jusqu’au début de l’année 2022, où l’on peut estimer que l’activité, et donc les salaires, auront repris leur rôle premier dans l’évolution du revenu des intermittents”, dixit ce rapport qui manie l'optimisme avec le réalisme.
Restait donc à savoir et à décider de quelle durée prolonger cette année. Le rapport a envisagé soit une prolongation d’un an mais sans aménagement de la sortie, soit une prolongation d’une durée plus courte (“par exemple jusqu’à fin décembre”, choix effectivement retenu), avec maintien des aménagements de sortie (justifiés par le fait que les droits seront donc calculés sur une période marquée par les restrictions sanitaires). Ces aménagements ne consisteront donc qu'en un abaissement du seuil d'heures pour les moins de 30 ans et en une suppression du délai pour activer la clause de rattrapage, mais le coût de ce report de l'année blanche a été estimé par le gouvernement à 200 millions d'euros.
Le rapport expliquait lui-même avoir d'emblée rejeté d'autres options, nommément : “des mesures de sortie échelonnée en fonction de l’ancienneté de la date anniversaire des allocataires, ainsi que la possibilité d’une neutralisation de la période de restrictions sanitaires dans la période de référence d’affiliation, qui consisterait à étudier les droits sur 12 mois en amont et en aval de la crise.” Ces deux scénarios avaient pourtant plusieurs avantages, ou plutôt de moindres inconvénients, concernant les effets de seuils de la date de fin d’affiliation et de la période d’inactivité. Le rapport explique toutefois que ces options auraient été complexes à mettre en œuvre en si peu de temps, laissant donc à nouveau regretter le retard pris sur cette question, car ces options auraient notamment pu permettre de ne pas reporter toutes les affiliations à la même date du 31 août ou du 31 décembre et d’éviter la course au contrat de cet été ou des fêtes de Noël.
Décisions
Les choix des Ministères de la Culture et du Travail, rapportés aux options proposées, donnent ainsi une idée claire de la stratégie culturelle et des ambitions de sortie de crise. Les décisions apportent une bouffée d'air aux intermittents mais de manière temporaire et sans agir sur les baisses d'indemnisation. Deux autres soucis ne sont pas non plus résolus, ceux qui constituent les deux articles spécifique de notre dossier : les oubliés et la pression sur la fin d'année.