Faust de Gounod décolonial capté à Vienne
Cette production inaugurée à Stuttgart en 2016 fait à l'Opéra d'Etat de Vienne ses débuts à huis clos. Le plateau scénographique (conçu avec Aleksandar Denić) illustre le projet scénique dans un ensemble à la fois très composite et très relié. Dans un geste typiquement Castorf, des éléments apparemment hétérogènes structurent une grande composition visuelle et architecturale centrale avec écrans vidéo retransmettant des archives contemporaines ou des images filmées en temps réel caméra à l'épaule au plateau (comme nous les décrivions dans nos deux derniers comptes-rendus des productions de Castorf : La Walkyrie à Bayreuth et La Force du destin à Berlin). Outre les affiches publicitaires habituelles chez Castorf (notamment pour une fameuse marque de soda) par lesquelles le metteur en scène dénonce la société de consommation, outre les tenues bariolées dénonçant l'insouciante société du divertissement, dans cette production qui situe Faust à Paris, les murs sont aussi maculés de portraits du maréchal Pétain (à côté d'une publicité pour "Vichy Célestins"), de propagande pour le STO nazi, de slogans coloniaux, etc. Le dispositif scénographique combine les éléments de décors de différents lieux parisiens à différentes époques (correspondant donc à différentes étapes de la colonisation et de l'occupation françaises) : Montmartre et une cabine téléphonique, le métro Stalingrad et un café, une tour de Notre-Dame, chacun à une période différente, le tout réuni en cet objet scénographique tournant. Cette grande tour tournante fonctionne telle une machine à remonter dans le temps et donc comme une métaphore unissant le destin individuel de Faust avec celui d'une nation, montrant tous les dangers -dans les deux cas- à glorifier le passé : en voulant devenir jeune, Faust vend son âme au diable et doit se confronter ici aux démons du passé historique, en voulant continuer de profiter de son amour avec Marguerite tout au long de ce retour en arrière, il doit fermer les yeux sur toutes les atrocités qui se déroulent autour de lui (les soldats coloniaux chantant en chœur avec des têtes décapitées dans les mains étant l'une des terribles images sur ce plateau).
Juan Diego Flórez est grimé en vieux rabbin (ce que confirment des étoiles dessinées sur les murs). S'il exagère son tremblement de fatigue et s'il ôte maladroitement ses prothèses faciales vieillissantes lorsqu'il obtient une nouvelle jeunesse, l'interprète montre un investissement constant pour le projet scénographique et bien entendu musical. La voix d'emblée et constamment intense traduit le personnage torturé mais dont les accentuation vocales, même énergiques, n'ôtent rien à la beauté du chant. Ses romances sont même filmées en plan serré, comme pour placer hors du temps et de ce plateau sa ligne vocale toujours aussi suave et solaire, toujours aussi nourrie et intense, culminant sur des aigus glorieux (main sur le cœur).
Méphistophélès est ici un envoûtant prêtre vaudou en pantalon de bouc, passant du chapeau haut-de-forme à tout l'attirail exotique (cornes, plumes, colifichets), avec même une appétence vampirique à boire le sang avec les âmes. Adam Palka y ajoute son accent, compliquant l'intelligibilité du propos (alors que les autres solistes, Flórez en tête, offrent un français somptueux et très clair) mais renforçant aussi l'étrangeté de son caractère démoniaque. Le souffle de la basse est long, la voix sourde sur les voyelles mais bondissante et sonnante. Il court un peu après les passages les plus rapides (notamment Le Veau d'or) mais conserve un enthousiasme envoûtant.
La Marguerite de Castorf ne "demeure" ni "chaste" ni "pure", vivant une descente aux Enfers sans rédemption, dans la violence et l'addiction. Mais même en incarnant cette Marguerite se flétrissant, Nicole Car saisit les moments de grâce du personnage, son éblouissement de se voir si belle en ce miroir (quoiqu'ici attifée d'une manière aussi composite que le plateau, elle aussi clinquante que celui-ci est sombre) : la voix parcourt tout l'ambitus avec un placement riche et s'élevant naturellement vers des aigus placés.
Étienne Dupuis campe un Valentin soldat en camouflage kaki et se drapant littéralement dans le drapeau bleu-blanc-rouge. Le personnage croyant dur comme fer en Dieu et sa Patrie, l'interprète pose ce caractère martial et sentimental par une voix ferme et vigoureuse jusqu'aux aigus glorieux (mais empreinte de tendresse, envers Marguerite, avant de quitter ces lieux).
Kate Lindsey, habituée des rôles travestis, incarne à nouveau Siébel, mais Frank Castorf aime là aussi à mélanger les genres : ce personnage masculin fait dans l'opéra pour une chanteuse, enfile ici une veste sur une robe à paillette, avec une coiffure garçonne, le tout dans une intense et envoûtante sensualité. L'interprète est embarrassée par les textes rajoutés à la mise en scène (Rimbaud et Baudelaire, poètes du XIXe siècle opposés au colonialisme et rêvant de lointains apaisés), devant lire en mélodrame L'Invitation au Voyage. Le chant s'épanouit toutefois ensuite, virevoltant d'aigus irisés vers des sommets de phrases construits.
La Marthe de Monika Bohinec pose le caractère interlope des fumoirs à opium, de sa présence théâtrale comme de sa voix riche et capiteuse. Enfin, Martin Häßler apporte une forme de discrétion à son rôle de Wagner, mais notamment par sa prestations vocale posée.
L'Orchestre est magnifié, par-dessus tout le reste, par la direction de Bertrand de Billy comme par la prise de son (qui met la fosse à l'avant-plan sonore, devant tous les passages chantés). La phalange instrumentale glorifie la partition comme une immense symphonie où tous les pupitres sont expressifs et rutilants. Les chœurs sont également éloquents par leurs phrasés français et musicaux, intenses et investis.