Le Tour d'écrou à La Monnaie de Bruxelles : Thriller à la pointe
Retrouvez notre présentation complète de la saison 2021-2022 à La Monnaie de Bruxelles
Bien habituée des thèmes intenses et psychologiques, La Monnaie de Bruxelles poursuit sa politique de faire taire le silence avec l’opéra de chambre de Britten tiré du roman fantastique d’Henry James (paru en 1898). Le surnaturel entame une valse solitaire avec la folie offrant en bel exemple du genre des histoires de fantômes coincés entre les murs d’un vieux manoir typique des campagnes anglaises.
L'intrigue semble familière : une jeune gouvernante est invitée par un oncle débordé pour veiller sur ses deux neveux au sein d’une bâtisse peut-être hantée. L'intrigue a été adaptée et ré-adaptée, vue et revue (du noir et blanc de The Innocents par Jack Clayton jusqu’au tout récent The Haunting of Bly Manor, série phénomène diffusée sur une célèbre plateforme durant le confinement), mais la version opéra de chambre pour 13 musiciens est un huis-clos infiniment tendu, serrant peu à peu une angoisse de mort et de solitude (terriblement renforcée par la distance et le confinement actuel). Ce monde ralenti où la logique se meurt, donne une touche Victorienne à la scénographie rappelant Kubrick, ses grands murs et longs couloirs à moquette géométrique.
Des fantômes patibulaires, silencieux comme leurs modèles que sont les hommes aux chapeaux melons qui peuplent les tableaux de Magritte, mais plus gris et sales, rôdent parmi les chanteurs à la manière des ombres du passé. Le cauchemar d’un temps suspendu où plus rien ne vit, sans interruption, sans temps mort : un monde partagé entre la scène grise et gigantesque, chargée d'un piano sans pieds, de placards emplis de bras humains sans tête. Le cauchemar prend formes et son, l’opéra de chambre fait vibrer l'intensité de son orchestre réduit et des fantômes chantants dans un monde de carbone gris électrique. La musique seule vient colorer cet univers, troubler l’âme des fantômes et le silence d’un manoir possédé.
Ben Glassberg (actuel Directeur musical de l’Opéra de Rouen) travaille ainsi en cohérence les couleurs de la musique avec celles du texte et du plateau, joignant le geste à sa parole (comme il explique la partition et sa démarche) : « Benjamin Britten est tellement clair dans sa notation que chaque sentiment se dégage avec nuance dans la partition. Le compositeur met en musique le texte de manière incomparable : son écriture indique le moindre changement d’accent au sein de la phrase musicale et l’accompagnement orchestral révèle toutes les émotions ressenties par les personnages. »
Au service de la partition, l’Orchestre de chambre de la Monnaie (musiciens issus des rangs de l'Orchestre Symphonique maison) conserve la clarté des lignes, un minimalisme de la précision sonore qui ne tait rien de la complexité de Benjamin Britten.
À la mesure de ces qualités de l’orchestre, le casting vocal vient teinter de nouvelles chromatiques le gris du Manoir. Dans le rôle du Prologue, apparait Ed Lyon (que le public avait pu voir dans Tristan et Isolde en 2019 sous la direction musicale d’Alain Altinoglu, mise en scène de Ralf Pleger et Alexander Polzin). La voix navigue ici encore avec souplesse et en s'imprégnant des couleurs, musicales de la fosse comme du climat au plateau.
Personnifiant l’attachante Gouvernante, Sally Matthews offre sa voix de soprano lyrique avec une richesse colorée également. Dans ce monde gris, la chanteuse perce avec puissance, autorité, un ton rassurant et maternel (la chanteuse, tout comme Carole Wilson, aurait dû initialement faire partie de la production annulée du Chevalier à la Rose de Richard Strauss prévue en juin dernier, finalement reportée aux saisons prochaines). Carole Wilson, marque en intendante de maison (connue sous le nom de Mrs Grose) d’une voix de mezzo-soprano puissante et indolente. Agée, abimée et sensible, le personnage ni humain ni fantôme effraie et apitoie avec crédibilité.
Le jeune Henri de Beauffort au service du rôle de Miles brille d’une maîtrise vocale très pure et affirmée. Sélectionné par Andrea Breth, le jeune chanteur fait partie des chœurs d'enfants de La Monnaie depuis 2019. Sa clarté de voix s’affirme avec une tenue remarquée, compte tenu de la difficulté de la partition.
Parallèlement, la jeune Katharina Bierweiler dans le rôle de Flora s’offre avec une clarté de voix et une finesse psychologique : elle répond à la façon d’un miroir avec le chant de sa gouvernante, plus claire encore, plus éthérée.
Autre soprano du casting, Giselle Allen en Miss Jessel s’offre plus nerveuse, plus véloce, atteinte par la mort et la folie. L’ancienne gouvernante décédée de façon inexpliquée s’accroche aux vivants avec une torpeur violente.
Acolyte errant dans les mêmes couloirs, Peter Quint trouve en Julian Hubbard un interprète d’une noble intensité, puissante et lyrique. Le ténor britannique que le public belge attendait en Parsifal (reporté à la saison prochaine) vient compléter la folie de Miss Jessel, ancien amant assigné perpétuellement à la même résidence.
Dans ce monde qui semble tenu entre deux étaux lourds et silencieux s’affaire la musique d’une étrange histoire. Monde clos, monde sombre et labyrinthique, le Manoir s’agite avec la violence d’une torpeur et d’une folie qui résonne de façon universelle.
La vidéo en streaming reste disponible en location jusqu’au 6 mai. L’opéra sera aussi diffusé sur la radio belge Musiq3 le 22 mai.