Parsifal étoilé capté à Vienne : héros dédoublé, souvenirs prisonniers
« L'espace de la prison dans ma mise en scène, remarque Kirill Serebrennikov, est une métaphore d'un monde borné, rétréci et dogmatique dans lequel les soldats se sont eux-mêmes confinés et dans lequel tout se passe autrement que ce devrait être le cas. » La vision de l'espace devenu temps (Zum Raum wird hier die Zeit, chante Gurnemanz dans cet opus) indique dans le contexte pénitentiaire et dystopique la perte de perception temporelle des soldats sans foi ni loi, ni devenir. Les couleurs du décor, concentrées sur les teintes de gris et de brun, reflètent ce pessimisme. La façade et l'ambiance générale de Montsalvat (Palais du Graal) sont inspirées par la ruine aux alentours de Moscou, celle-là même qui domine la vidéo en noir et blanc. Elle fournit tantôt un lieu contextuel, tantôt une élaboration visuelle qui complémente la scène. Les lumières de Franck Evin simulent bien la tombée angulaire du rayon de soleil filtrant au travers des crevasses de pierre et établissent tout autant cette ambiance entre le réel et l'imagination en guise de jeu d'intensité lumineuse pendant les moments clés. Architecturalement, la séparation entre les deux premiers actes d'une part et le dernier acte d'autre part manifeste à la fois une discontinuité temporelle et morale. Au lieu de postuler la rédemption comme un retour à l'ordre, elle signale dans la mise en scène une rupture de l'espace et des conventions.
La figure centrale du drame est le Parsifal du passé (joué par le comédien Nikolay Sidorenko du Schauspiel Köln-Théâtre de Cologne). Son parcours narratif est représenté sur scène et dans la vidéo. Jonas Kaufmann incarne et chante le Parsifal du temps présent, agissant en observateur et juge de ses propres souvenirs. L'interaction des deux Parsifal, leur premier regard échangé déclenche un impact dramatique absolu, marquant la confrontation du héros avec lui-même. Quoique la direction scénique statique pourrait le reléguer au second plan (au profit de l'autre Parsifal), Kaufmann maintient habilement sa présence scénique en couplant son chant, d'une précision remarquable et d'une expressivité organique, avec l'attention aux détails dans son jeu d'acteur. La brillance de son timbre, très caractérisé, capte simultanément le tempérament du personnage et ses tourments intérieurs. Il n'est nullement intimidé par les explosions émotionnelles du personnage et souligne sa capacité non seulement comme chanteur, mais aussi comme acteur du drame psychologique.
Georg Zeppenfeld impressionne en Gurnemanz. Il incarne pleinement le gardien de la foi blasé, endurcit, mordillant les dernières traces de sa dignité. Son seul ancrage est pour l'illusion perdue et se manifeste dans les tatouages de symboles religieux par lesquels il marque les prisonniers. Le caractère sombre du timbre s'impose à travers son chant solennel et sa présence scénique charismatique. La précision vocale est excellente et les intonations sont nettement et consciemment articulées pour convenir à la finalité dramatique du personnage, dans la vue d'ensemble comme dans les détails de ses apparitions scéniques.
Elīna Garanča campe une Kundry marquante dans sa prise de rôle. Serebrennikov avoue que sa conception du personnage est en conflit avec celle de Wagner : il refuse de représenter Kundry dans la « posture patriarcale du XIXe siècle » (bien exprimé d'ailleurs ici par le "dienen" -servir- qu'elle chante à Gurnemanz avec cynisme). Il souligne au lieu de cela son influence sur le drame et même son féminisme. Garanča capte cette complexité de Kundry dans son contexte originel et celui de la mise en scène : elle est tour à tour défiante, séduisante, fataliste et désespérée. Son timbre velouté, doté de puissance et de clarté dans le registre haut ainsi que de solennité dans le registre bas, confie une gravité appropriée au personnage souffrant du conflit intérieur entre la conscience et le rôle qui lui a été imposé. Le paroxysme du péché « Ich sah Ihn, und lachte! » (Je l'ai vu et j'ai ri !) montre une femme transfigurée dans et par sa propre souffrance. Son interaction avec les deux Parsifal produit deux effets dramatiques et temporels décalés, qu'elle exploite tous deux avec habileté.
Ludovic Tézier, également dans sa prise de rôle tant attendue, est un Amfortas tour à tour désavoué et arrachant. Le personnage est interprété comme un roi déchu (qui incite Gurnemanz à trouver son remplaçant) et frère antithétique de Klingsor. La sublimité du personnage, qui repose sur la contradiction entre ces deux traits, est exprimée par son jeu d'acteur montrant une bonne compréhension du personnage à la fois dans le contexte originel et celui de la mise en scène. Le timbre, d'une nuance plus sombre que celui de Zeppenfeld, s'impose avec vibrance et précision à chaque présence scénique. L'intonation vocale est organique, mélodique et parlante aux moments justes, comme le prouvent ses deux récits qu'il livre avec soin et clarté dans l'intention dramatique. L'aspect le plus frappant de sa présence scénique repose sur la conscience du décalage entre le caractère tragique et noble de ses supplications et le cadre dégradant dans lequel elles sont livrées.
Wolfgang Koch, pour le rôle de Klingsor, puise dans sa présence charismatique et campe un antagoniste révoltant. Il est un magnat des médias qui capitalise sur la brutalité de Montsalvat et alimente l'addiction du peuple. Son monde et sa vie luxurieuse ont été achetés au prix de sa conscience et aux dépens des femmes (les filles-fleurs) qui travaillent pour lui, comme de Kundry. Le chant qui met son timbre métallique en valeur, ainsi que l'union entre la gravité vocale et les accentuations stratégiques, concrétise la présence menaçante du personnage. Sa fin repose sur l'interprétation métaphorique de la lance sacrée : las de son traitement dégradant, Kundry décide avec Parsifal de mettre fin, enfin, à son règne.
Le Titurel de Stefan Cerny s'impose sur scène dans l'intermédiarité entre le réel et la mauvaise conscience d'Amfortas. L'engagement de Carlos Osuna (Premier Soldat) et Erik Van Heyningen (Second Soldat) se laisse également remarquer dans leur confrontation avec Gurnemanz, de même que celui de Patricia Nolz (Premier Ecuyer) et Stephanie Maitland (Second Ecuyer) lorsqu'elles annoncent l'arrivée de Kundry. Parmi les filles-fleurs, Anna Nekhames sort du lot par sa précision et son expressivité vocale.
Les Chœurs sous la direction de Thomas Lang fournissent un grand appui dramatique sans tomber dans le piège de l'uniformité. Le chœur d'hommes atteint une forte intensité vocale et dramatique notamment dans la procession du premier acte. Le chœur de femmes est également expressif dans la scène de la séduction, ponctuant habilement la mélodicité collective et les accentuations perçantes. Le chœur de la coupole se fond sur la profondeur sonore de l'orchestre et produit une ambiance à la fois mystérieuse et solennelle.
La direction musicale de Philippe Jordan se caractérise par sa solidité, son raffinement, et son harmonie avec les chanteurs. L'intention dramatique est soignée avec sensibilité et patience dans l'ensemble des actes comme dans les détails à l'intérieur des scènes. Les cuivres fonctionnent en moteurs du drame dans la première Verwandlungsmusik (musique de transformation) et lui accordent un sous-entendu fatal. Dans la Karfreitagszauber (enchantement du Vendredi saint), le dialogue entre les vents (notamment les clarinettes) et les violons porte la mélodie de la masse sonore et prépare dans le même temps la descente douloureuse vers la deuxième Verwandlungsmusik. Celle-ci est d'une noirceur à la fois sublime et effrayante, imposée sans hésitation et accompagnée des battements impitoyables des cloches du temple -ou plutôt celles du Jugement Dernier. Finalement, l'évaporation fine des sons fournit une conclusion dramatique qui enveloppe l'utopie de la liberté dans une ambiance éthérée.