Saint-Saëns et les charmes de Phryné aux bons soins du Palazzetto Bru Zane
Après La Princesse Jaune également de Saint-Saëns, gravée à Toulouse en février dernier, Ôlyrix a également assisté à trois séances d’enregistrement de Phryné à l'Opéra de Rouen pour une parution prévue à l’échéance 2022. Avec deux mois d’avance sur le calendrier initial, du fait de la disponibilité de la salle de l’Opéra de Rouen Normandie et de son Orchestre coproducteur de la version concertante, mais aussi des solistes qui pour la plupart se retrouvent sans contrat de scène, le Palazzetto Bru Zane a enregistré sur trois jours d’affilée Phryné de Camille Saint-Saëns dans le cadre de sa précieuse collection « Opéra français ».
Opéra-comique en deux actes et en vers, sur un poème fort bien construit de Lucien Augé de Lassus, cet ouvrage assez court revendique son caractère gai, vif et léger. Bâti autour de la légendaire hétaïre Athénienne Phryné, il propose une intrigue sans grande aspérité, mais emplie de saveur et de personnages bien campés ouvrant de belles perspectives aux interprètes. Atypique au sein de la production plutôt sévère du compositeur, Phryné fut créée sur la scène de l’Opéra Comique en mai 1893 avec un plateau vocal éblouissant : Sybil Sanderson dans le rôle-titre, la divine soprano américaine par ailleurs créatrice d’Esclarmonde et de Thaïs de Jules Massenet, le ténor Edmond Clément (Nicias) chantre du beau chant français et l’infatigable et incontournable Lucien Fugère (Dicéphile). L’ouvrage bien reçu à sa création parvient à se maintenir au répertoire de la Salle Favart jusqu’en 1935. Pour cet enregistrement en première mondiale, Alexandre Dratwicki, Directeur artistique du Palazzetto Bru Zane, a retenu la version de 1893, complétée plus tard pour la création italienne de récitatifs établis par André Messager.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Hervé Niquet s’en donne à cœur joie. Avec une énergie communicative, des gestes larges et une exigence de chaque instant, il bouscule quelque peu les musiciens et les pousse dans leurs retranchements. « Cette partition est un modèle d’élégance à la française, pas une tragédie » déclare-t-il en préambule à l’enregistrement de l’introduction de l’ouvrage et des premières scènes. Son oreille veille en permanence à tout avec une acuité remarquable, prenant le temps de reprendre à plusieurs reprises avec le musicien concerné les points litigieux ou un son pas assez net et précis. Il faut dire que les partitions d’orchestre avec les ajouts d’André Messager sont parvenues quelques jours simplement avant les séances de travail. Malgré la vigilance de tous, quelques coquilles font surface aussitôt corrigées par Hervé Niquet et par Alexandre Dratwicki depuis son pupitre d’enregistrement. Pour parvenir à la clarté qu’il recherche pour cet ouvrage, Hervé Niquet n’hésite pas à multiplier les mots d’humour et les anecdotes souvent musicales, qui déclenchent le rire des musiciens. Sans tarder, il s’empare de cette apparente décontraction pour mieux en nourrir ses desseins et obtenir la couleur et le sentiment désirés. Avant chaque prise aussi, il explicite au chanteur le caractère de son personnage au moment de la scène abordée. Cette initiative porte aussitôt ses fruits et l’artiste semble tout de suite plus en situation.
Envers Anaïs Constans qui interprète la suivante de Phryné, Lampito, Hervé Niquet insiste sur le fait que plus qu’une simple servante, elle se trouve au service de la glorieuse hétaïre qui règne sur Athènes. Son approche vocale et interprétative doit en tenir compte. De fait, son ariette délicieuse du premier acte, "C’est ici qu’habite Phryné", se pare de couleurs suaves et d’une fierté nouvelle qu’Anaïs Constans traduit d’une voix franche et radieuse.
De même, il engage Thomas Dolié, belle voix de basse très timbrée, à se laisser plus directement envahir par la faconde du personnage de Dicéphile si imbu de lui-même et souvent à la limite du ridicule. Tout de suite, la souplesse apparaît et son récit savoureux du premier acte prend alors toute sa juste dimension.
Des interprètes de Cynalopex (François Rougier) et Agoragine (Patrick Bolleire), dont il compare les noms des personnages à des marques de médicaments pour le foie, faisant ainsi s’esclaffer tout le théâtre, Hervé Niquet parvient à tirer le meilleur parti. La voix de ténor fine et délicate de François Rougier répond en pleine concordance à la voix puissante et sonore de basse de Patrick Bolleire. Les personnages savoureux de Bardolfo et Pistola du Falstaff de Verdi, ouvrage créé cette même année 1893, ne sont somme toute pas si éloignés. Très vigilant lui aussi, Alexandre Dratwicki intervient directement auprès de chaque chanteur pour le guider, le corriger afin de l’amener sur la meilleure voie possible.
Le personnage de Phryné est interprété par la soprano canadienne Florie Valiquette plus particulièrement découverte en France dans la production du Postillon de Lonjumeau d’Adolphe Adam présentée à l’Opéra Comique il y a deux ans. Au terme d’un travail musical plus approfondi avec le chef notamment, la voix s’élève avec facilité, dynamisme, faisant valoir un aigu empli de lumière. La caractérisation du personnage, un peu trop sage au début et sans réelle aspérité, se parfait par la suite.
Elle trouve en Cyrille Dubois dans le rôle de Nicias, l’amoureux transi, un partenaire délicieux et rompu aux caractéristiques de cette musique. Sa voix de ténor au phrasé naturel et élégant, à la fois suave mais aussi très vaillante quand il le faut, convient idéalement au personnage.
La musique de Camille Saint-Saëns pour savante qu’elle soit se distingue par sa fantaisie, sa joliesse et son inventivité mélodique permanente. L’orchestration toujours aussi élaborée chez lui, se laisse griser par cette musique qui suscite le sourire et l’optimisme. Comme pour l’enregistrement de La Princesse Jaune, l’œuvre est travaillée par segments successifs, dans le désordre afin de tenir compte de la présence des musiciens. Plusieurs prises sont à chaque fois captées puis recoupées. Dans l’attente de la parution du livre-disque, il sera (espérons-le) possible de découvrir au concert Phryné avec ces mêmes interprètes à l’Auditorium du Louvre le jeudi 24 juin à 20h, ce dans le cadre du huitième Festival Palazzetto Bru Zane de Paris (l'édition 2020 ayant été annulée), puis à l’Opéra de Rouen Normandie le samedi 3 juillet à 18h.
Sans conteste, Phryné se réveille de son long sommeil sous les meilleurs auspices.