Le Vaisseau fantôme par Christine Mielitz à Vienne : poétique des ténèbres et de la damnation
L'unité scénique de cette production datant de 2003, fruit de la collaboration entre Eva Walch pour la dramaturgie et Stefan Mayer côté direction technique, privilégie l'esthétique du clair-obscur pour établir un terrain mystérieux et enchanté qui repose sur l'entre-deux : entre l'océan et l'enfer. La réalité y est constamment absente au profit de l'inconnu sombre et angoissant. Le vaisseau du Hollandais est l'élément clé de la scène : il est tantôt une projection en contre-jour à l'arrière-plan, tantôt le double du vaisseau de Daland (Capitaine norvégien, père de Senta), tantôt un carré éclairé de rouge qui représente simultanément la barre et l'entrée aux enfers à travers de laquelle le Hollandais souhaite emmener Senta. La représentation du couple principal miroite ce clair-obscur de l'unité scénique et crée une focalisation symétrique entre le Hollandais, rangé du côté des ténèbres, et Senta, rangée du côté de la lumière. Mais cet "ange" libérateur n’est pas présenté ici tel qu’attendu et la rédemption même qu’elle doit apporter est remise en question.
Charismatique dès son entrée, Michael Volle incarne le capitaine Hollandais maudit (der Holländer) dans toutes ses nuances sombres. Le premier récitatif qui détermine le personnage et son destin "Le temps est venu" (Die Frist ist um) est imprégné dans une passion crue qui bascule violemment entre la lamentation et la désespérance, l'une aussi dévastatrice que l'autre. Le timbre est sombre, mat et profond, tout à fait adéquat quant aux exigences vocales du rôle, et l’ensemble va de pair avec une maîtrise solide de la voix. Les transitions entre les registres sont constamment assurées et leurs intentions claires, aucune accentuation n'est gratuite ni déplacée. Des moments d'hésitations et de manque de gravité vocale se laissent certes remarquer dans les parties lyriques (et notamment dans les échanges avec Senta incarnée par Ricarda Merbeth), mais ils peuvent passer inaperçus par contraste avec ses exaltations et ses implorations envers le destin, franches et hardies, d'une empathie presque extrême. Volle appartient sans doute au rang des meilleurs interprètes de ce rôle.
Ricarda Merbeth offre une Senta qui n'est aucunement une demoiselle en détresse à la recherche d'un sauveur. Elle est plutôt une victime silencieuse de son éducation et des circonstances. L'imaginaire est son dernier ressort et elle choisit une fin à la Brünnhilde en s'immolant. Le jeu d'actrice souligne le personnage toujours en transe, toujours détaché du reste de la scène et ne voyant que des fantômes. La brillance du timbre, d'un caractère velouté, ne défie aucunement le détachement du personnage mais augmente son intensité dramatique via l'angoisse qu'elle suscite. La maîtrise de la voix met sa dignité en valeur, comme le démontrent la douleur bouillonnante et les cris perçants dans la ballade. Dans ses échanges avec le Hollandais, elle est presque intimidante, ce qui produit une dynamique scénique s'avérant même parfois désavantageuse pour lui. Néanmoins, la plupart des interactions du couple témoigne d’un équilibre dans la force dramatique.
Hans-Peter König représente Daland sans l'édulcorer : grossier, rusé, avide, au matérialisme rappelant celui d'un Veit Pogner (dans Les Maîtres chanteurs), il est prêt à tout vendre, même sa propre fille, pour une part de fortune. Il est un père détaché qui ne voit pas Senta comme une personne, mais une propriété. Le rapport entre le père et la fille est presque inexistant, mais est tout de même marqué de tension. Sur le plan vocal, le poids et la couleur sombre et froide du timbre sied parfaitement à son jeu d'acteur. Il n'hésite pas à s'imposer pendant ses échanges avec le Hollandais, comme pour susciter entre eux un rapport de domination.
Dans les rôles secondaires, Carole Wilson (Mary) fournit un contrepoids considérable pour Senta et souligne les contrastes avec cette dernière au moyen des antithèses vocales et dramatiques. Son timbre, plus sombre que celui de Senta, fait que les notes aiguës de celle-ci ressortent plus pointues et plus angoissantes encore. Son jeu d'actrice démontre de manière explicite son incompréhension et son bouleversement face à sa maîtresse délirante.
Herbert Lippert (Erik) n'est pas en pleine forme dans le rôle d'Erik. Le chant manque parfois de précision et de puissance, le rendant constamment effacé dans ses échanges avec Senta. Thomas Ebenstein (le Timonier) mérite toute l'attention de la retransmission en raison de son excellence vocale. Le chant profite d'une bonne diction et ressort constamment clair, puissant et surtout précis à la fois dans ses nuances et ses intonations vocales.
Les chœurs sous la direction de Thomas Lang font preuve d'une superbe coordination ainsi que de beaucoup d'énergie et d'expressivité : en tant qu'intérêt central sur scène et cadre des protagonistes principaux. Le chœur de femmes établit une dynamique vive avec Senta et Mary avant la ballade vocalement comme scéniquement. Le chœur des hommes offre de légères variations d'intonations à la fin du deuxième acte et montre avec réussite le côté organique du chant collectif, ce qui empêche leur réduction au rang de figures et figurants accessoires.
La direction musicale de Peter Schneider démontre un grand soin des textures et des ampleurs de la masse sonore. La couleur de chaque instrument est utilisée au profit de l'intention dramatique, et cela va de pair avec une exécution claire et soignée des motifs musicaux. La couleur sombre est privilégiée dans les graves, manifestant le profond océan au cœur de la légende du Hollandais, et les cuivres puisent dans leur résonance pour produire un son d'un caractère prémonitoire, voire apocalyptique quand ils signalent la présence du Hollandais et de son équipage. Un décrochage subtil du tempo se laisse parfois remarquer dans l'accompagnement du chœur, mais il est contrebalancé par une volonté acharnée de maintenir la tension dramatique de telle sorte que les moments clés de la collectivité ne s'effondrent pas.