Quand le diable frappe à la porte de l'Athénée
Deux histoires de mariages presque aussi problématiques que le mariage de ces deux œuvres entre elles, au moins apparemment. Tout ou presque semble en effet opposer les amants de ces deux histoires (entre eux et les uns les autres) et les deux compositeurs : Offenbach le représentant de l'opéra-bouffe du XIXe siècle et Arnold Schoenberg celui de la modernité du XXe siècle. Deux œuvres que tout semble opposer mais qui sont ici réunies par leurs interprétations scéniques et musicales, et qui se rejoignent par leurs morales : tout est tout de même bien qui finit bien pour chacun des deux couples éprouvés, le premier par la jalousie et le second par la fidélité. Les paysans sont mis à l'épreuve pas un amant diabolique (qui doit ravir trois baisers à la rurale ingénue), tandis qu'à l'inverse, le couple moderne de la seconde histoire fait semblant de prendre plaisir à l'infidélité, pour finalement se rendre compte que leur vie est meilleure à deux (et pas davantage).
Si la pandémie a empêché de présenter ce spectacle en public, l'univers du directeur artistique Takénori Némoto savait déjà avant les contraintes sanitaires, pour des raisons esthétiques, déployer l'expression lyrique dans un format chambriste, par la poésie des contrastes et du détail (comme c'était le cas la dernière fois à l'Athénée avec le Pierrot lunaire, mariant déjà marionnettes et Schoenberg). Le spectacle s'offre ainsi dans la mise en scène d'Alma Terrasse par des moyens épurés, tristement éloquents pour ce théâtre vide, les ombres chinoises au plateau et les amants cachés derrière les rideaux translucides -plutôt que dans des placards de boulevard- résonant avec le public absent. L'ensemble correspond certes aux temps de pandémie, mais ne semble le faire qu'incidemment et être motivé avant tout par l'expression esthétique : celle de l'épure. Un tapis, un tabouret et un rouet suffisent à traduire le conte paysan de la première pièce, un lit (version futon), un plateau à liqueur et un téléphone meublent seuls la seconde pièce. Deux éléments font le lien entre ces deux opus (l'ancien conte populaire et le drame moderne bourgeois) : l'enfant pantin principalement inanimé soulignant le désœuvrement des couples, et la malle aux trésors (richesses de contes de fées et richesses de la société capitaliste unies en une même illusion et dévoilant dans les deux cas le secret de l'intrigue).
L'Ensemble Musica Nigella fait le diable à cinq : un de plus que dans l'expression "faire le diable à quatre" qui signifie faire beaucoup de bruit, alors qu'ici tout est musique, y compris les rythmes folkloriques chez Offenbach et les bruitages domestiques chez Schoenberg. Si les deux œuvres se rejoignent par le diptyque dans la dramaturgie, les partitions restent toutefois extrêmement différentes. Sauf que là encore, le directeur musical Takénori Némoto, ayant signé des transcriptions, offre un fil rouge musical et le renforce par sa direction aussi précise qu'élégante. La subtilité et la richesse chambriste sont donc tout autant musicales, sinon davantage encore, s'appuyant principalement sur les phrasés, dynamiques et dans une forme de sonate en trio (amoureux) avec piano, violon et violoncelle échangeant avec flûte et clarinette.
Jouant comme un beau diable, Antoine Philippot incarne l'ensorcelé Gaspard (pour Offenbach) puis le mari (pour Schoenberg) avec une intensité, dynamique puis élégante menant de la campagne à l'appartement en ville. La voix parlée est naturellement celle d'un baryton sonore et projeté, paradoxalement plus mélodieuse que son chant serré et court aux bouts de l'ambitus. À l'inverse de ce jeu chantant, le ténor Benoît Rameau emporte le chant dans le jeu, ses accents marqués et son placement pincé nourrissant l'intensité et des élans projetés.
Jeanne puis la femme sont incarnées par Mélanie Boisvert, dont la voix se distend entre le médium et les aigus pour les phrasés de la première partie. Mais paradoxalement, la partition de Schoenberg lui demandant justement des écarts mélodiques, elle se recentre alors sur les notes et fait elle aussi (comme le mari) une démonstration de travail et de maîtrise solfégique pour cette partition complexe.
Odile Heimburger offre une double prestation, doublement remarquable pour ce diptyque : elle joue d'abord Georges le violoneux, rappelant qu'elle a étudié cet instrument au point de le maîtriser en professionnelle (qualité exceptionnelle pour cette œuvre, puisqu'elle peut ainsi dialoguer avec le violoniste dans la fosse) et chante ensuite l'amie avec des élans aigus maîtrisés.
Encore un couple que ce diable (de virus) n'aura pas abattu, le spectacle sera retransmis en intégralité sur cette page dans le courant du mois d'avril.