La Traviata au temps d'Instagram avec Pretty Yende et Juan Diego Flórez en direct de Vienne
Après sa première en 2019 au Palais Garnier, la mise en scène de Simon Stone arrive à Vienne. Le cadre du drame est transposé dans "le langage, les réalités et les sensibilités d'aujourd'hui" (pour reprendre les propos du Directeur Bogdan Roščić) : Violetta Valéry n'est pas une courtisane, mais une influenceuse qui se régale des fêtes parisiennes et de voyages, promouvant de temps en temps son régime au jus de céleri. Ici, le refus de la famille Germont ne relève pas tant de son métier (contrairement donc au texte originel), mais plus précisément de la différence de classes sociales : "On peut bien le comparer à la relation entre Meghan Markle et le Prince Harry", constate Simon Stone.
Le metteur en scène se positionne en conteur et offre le drame vu de ses yeux, avec comme cadre notre monde actuel. Les décors de Bob Cousins sont placés sur un plateau tournant partagé en quarts, dont les fonctions sont multiples : tantôt une présentation des vidéos à la manière du partage d'écran en visioconférence (pour cette mise en scène consciente et presciente de son temps et du nôtre), tantôt des photos et des vidéos des réseaux sociaux de Violetta, tantôt un écran blanc sur lequel se projettent les couleurs vives de l'éclairage de James Farncombe. Dans une ambiance enjouée, suite aux scènes orgiaques à la lumière des enseignes au néon, les costumes festifs d'Alice Babidge surgissent de l'arrière-plan dégagé et renforcent à la fois la modernité mais également un monde à part, étrange et familier.
Pretty Yende incarne Violetta Valéry avec compréhension et cœur, sensible de bout en bout au développement psychologique du personnage. Le timbre est doté d'une brillance qui se fait remarquer surtout dans le caractère cristallin et velouté du registre haut. Le chant est précis et soigné, assurant des transitions bien maîtrisées entre les registres. Son jeu d'actrice montre une grande empathie pour le personnage, qu'elle fait sien mais sans tomber dans la naïveté. Son interprétation correspond bien à la remarque du chef d'orchestre Giacomo Sagripanti sur l'exigence du rôle de Violetta : "Ici l'on demande que le jeu de la cantatrice parle non seulement sur la musique, mais aussi avec la musique."
Juan Diego Flórez est convaincu dans le rôle d'Alfredo Germont. Le caractère velouté du timbre se manifeste dans toutes les nuances de la voix : à la fois dense et brillante dans le registre haut, épaisse et mélodieuse dans le registre médian. Les notes longues et les vibrati sont bien maîtrisés, ce qui s'avère très avantageux pour l'attrait scénique et dramatique du personnage. L'Alfredo de Flórez montre aussi un certain détachement du personnage par rapport aux façades des conventions sociales desquelles il tente de sortir, à l'aide de son amour pour Violetta. En somme, il est à parts égales un homme de société bon-vivant et un amant naïf, comme le montre son "Libiamo" (chant à boire) aussi impressionnant que la fontaine de champagne sur scène au premier acte, puis la colère aveugle dans le deuxième acte. C'est toutefois dans le troisième acte qu'il porte au sommet l'expression des passions via ses échanges avec Pretty Yende, témoignant beaucoup de respect et d'entente sur les plans vocal, scénique et dramatique.
Igor Golovatenko offre un tour de force dans le rôle du père, Giorgio Germont. Son timbre, dense et sombre, se manifeste bien dans la gravité vocale et l'articulation remarquée. Le chant sied entièrement au personnage sec et singulier qui regarde le monde avec un détachement blasé et qui pourtant se regarde et s'inspecte constamment à travers le regard de la société. Ses échanges avec Violetta et Alfredo sont encourageants et vivants, ce qui permet de saisir la tension dramatique non seulement dans le cadre scénique, mais avec son humanité.
Dans les rôles secondaires, Donna Ellen (Annina) fournit un contrepoids considérable à Violetta grâce au contraste agréable entre leurs timbres, d'une part, et de l'autre, par son jeu investi et empathique. Plus qu'une camériste, elle est une amie. Margaret Plummer (Flora Bervoix) présente le personnage motivé par sa joie de vivre dans la plénitude. Encadrée par le chœur dans la scène de la fête, elle prend les attraits d'une star pin-up : maline, badine et totalement décomplexée dans sa quête de plaisir. Erik van Heyningen (Marquis d'Obigny, amant de Flora), récemment intégré à la formation de jeune chanteur à l'Opernstudio, est tout à fait prometteur. Enfin, les dynamiques de la scène doivent leur enthousiasme aux contributions investies d'Attila Mokus (Baron Douphol, protecteur de Violetta), Robert Bartneck (Gaston) et dans le troisième acte, Ilja Kazakov (le Docteur Grenvil). Le chœur apporte un bon soutien vocal et dramatique dans l'épisode de la fête de Flora et y exploite avec réussite la multiplicité d'ambiances que recouvre la soirée dionysiaque jusqu'à l'accusation virulente d'Alfredo, point de chute le plus sombre dans le drame.
La direction musicale de Giacomo Sagripanti est attentive et attentionnée, dans un unique et clair objectif : assurer la continuité et l'unité des éléments dramatiques. Les détails et les couleurs sonores sont ainsi bien retransmises, à la fois au profit de l'exploration et de l'exploitation des dynamiques sur scène, résonant avec son propos : "La notion du Gesamtkunstwerk [œuvre d'art totale, traditionnellement rattachée à Wagner] vient à mon esprit. Ici se réunissent la musique, la scène, le texte vers un moment particulier plus puissant que le théâtre."