La Fille de Madame Angot combat l'angoisse : 3ème enregistrement Bru Zane en 3 semaines
V’lan dans l’œil d'Hervé ("le père de l'opérette") a été capté à l’Opéra National de Bordeaux le 2 février (notre compte-rendu), puis La Princesse jaune de Saint-Saëns -en cette année commémorant son centenaire- à la Halle aux Grains de Toulouse les 11 et 12 (compte-rendu), suivis donc par une semaine d'enregistrement, la troisième, toujours en ce mois de février, à La Seine Musicale avec La Fille de Madame Angot (Charles Lecocq).
Ce triptyque n'est d'ailleurs qu'un échantillon -en l'espace de trois semaines- de tout ce que le Palazzetto Bru Zane permet de sauver en ces temps de crise (il faut dire que cette institution a justement été fondée pour sauver de l'oubli le répertoire romantique français). Le Palazzetto Bru Zane a ainsi également métamorphosé son enregistrement intégral de la Psyché d’Ambroise Thomas en un disque de mélodies orchestrales de Massenet (moyen là encore et toujours de maintenir des engagements et cachets pour les artistes prévus), Déjanire de Saint-Saëns est devenu Passionnément de Messager, le programme d'un disque de Véronique Gens a changé du tout au tout, un nouveau disque de Jodie Devos (consacré à la soprano belge Marie Cabel) a eu lieu malgré les restrictions et même un accident, sans oublier la co-production avec le Centre Français de Promotion Lyrique du Voyage dans la Lune d'Offenbach en décembre dernier (notre dossier) et qui donnera également lieu à un enregistrement. Enfin, en décembre toujours un enregistrement de piano à quatre mains, et en janvier une semaine d'enregistrement avec l'Orchestre national de Metz dirigé par David Reiland autour de Holmès, Chaminade et Farrenc pour un projet "encore confidentiel" autour des compositrices romantiques.
Les équipes de Bru Zane sont donc visiblement affûtées et cet enregistrement de La Fille de Madame Angot dans l'Auditorium de La Seine Musicale est une nouvelle fois l'occasion de le constater. L'organisation est aussi impressionnante que rôdée, a fortiori ici avec le dispositif de captation. Une enceinte trône, tournée vers le plateau, et diffuse la voix démiurgique du directeur artistique Alexandre Dratwicki qui offre ainsi ses conseils et consignes depuis la cabine d'enregistrement. S'appuyant sur le fait qu'il entend le premier, au plus près du ruisseau sonore, la première huile du résultat musical, et s'appuyant surtout sur sa connaissance infaillible du morceau et du style recherché (avec l'appui d'une oreille affûtée pour la justesse comme pour les paroles), le directeur artistique distille la manne céleste, mais tel un Dieu le plus bienveillant qui soit. Chacune de ses recommandations est donnée avec clarté, correspond précisément aux besoins de l'œuvre lorsqu'un point doit être amélioré tout en étant contextualisé d'après le style. Alexandre Dratwicki montre combien il connaît et apprécie ce répertoire ainsi que les interprètes engagés pour le défendre, ce qui s'inscrit dans la philosophie du Palazzetto Bru Zane consistant à nouer des compagnonnages avec des artistes sur le long cours, pour justement défendre de la même manière le répertoire du grand XIXe siècle romantique français. Il sait donc s'adapter aux besoins et natures de chaque interprète et s'appuyer sur le lien privilégié qu'il entretient avec tous, traitant Véronique Gens comme la grande dame du chant qu'elle est tout en pouvant lui prodiguer tous les conseils (qu'elle attend de lui, le considérant visiblement comme son oreille extérieure), piquant plus au vif mais avec autant de bienveillance Anne-Catherine Gillet qui n'en bondit que plus entre les prises (énergie ensuite investie et canalisée dans l'agilité de sa voix, le mordant de son caractère musical, ses trilles et mélismes appuyés et ouverts, s'amplifiant à la mesure du rôle et de l'emploi sonore). Véronique Gens complémente pleinement le caractère du personnage et l'ambiance de l'enregistrement déployant sa voix en crescendi articulant avec finesse la prononciation autant que les jeux de mots et d'esprit.
Bondissant au micro comme il a bondi pour rejoindre ces projets du Palazzetto Bru Zane, avec intensité, spontanéité et une immense énergie, Mathias Vidal est aussi à l'image de ce projet et de l'ambiance régnant au plateau. Une ambiance d'extrême sérieux, d'application et d'implication lorsque les microphones sont allumés (gravant pour l'éternité, comme le rappelle Alexandre Dratwicki, cette version inéditée en ce qu'elle revient à la lettre de la partition avant toutes ses ré-interprétations, avec orchestration d'origine et même des morceaux inconnus), mais le tout par un sérieux préparé, concocté dans une ambiance de détente et de camaraderie : la force tranquille qu'incarne Mathias Vidal, les mains (mais pas la voix) dans les poches.
Flannan Obé campe Trenitz en maître de ballet aux manières pincées (comme sa voix jusqu'au nasal), se délectant de mimiques pour passer du rire aux larmes, avec un caractère et une prononciation très prononcés, au point de délaisser certaines syllabes pour se concentrer sur d'autres, par investissement dans le caractère. Le Louchard d'Antoine Philippot déploie un noble tempérament suranné et présent, nasal dans le forte pour des répliques de caractère.
Le Chœur est un personnage à part entière de ce projet, pour la place qu'il tient dans l'œuvre, du fait qu'il s'agit du Concert Spirituel d'Hervé Niquet historiquement lié au Palazzetto Bru Zane et parce que les interprètes offrent un chant juste, clair et précis alors pourtant qu'ils chantent masqués, ce que l'auditeur serait bien en peine de deviner au disque comme le confirme et les en félicite Alexandre Dratwicki. Le Directeur artistique ne tarit pas d'éloge mais pas davantage de précisions de dictions et de métaphores pour stimuler l'imagination et donc le caractère (et de fait la concentration continue) de l'esprit et de la prosodie : encourageant et taquinant affectueusement leur "chevauchée furieuse dans la pampa" ou "troupeau de dindons mais très beaux" (rappelant aussi l'esprit parodique du genre).
Les musiciens de l'Orchestre de Chambre de Paris (tous masqués hormis les vents) abordent ainsi cette partition par le biais des paroles, via cette riche éloquence résonnant avec celle des solistes et des choristes. La prosodie des chanteurs est à ce point travaillée et guide le style qu'elle articule aussi tous les pupitres instrumentaux. Les cordes et les vents chantent cette partition très vocale, où se marient le lyrisme et la chanson. Les percussions ne sont pas en reste avec des rythmes allants, balayant les caractères d'une grande valse comme d'un chant partisan (la fameuse chanson politique "C'était pas la peine, assurément De changer de gouvernement !" dont les couplets sont variés de l'un à l'autre et surtout par rapport aux interprétations précédemment gravées, traditionnellement plus lentes et entrecoupées). Le chef d'orchestre Sébastien Rouland, toujours avançant et jamais au bout de sa peine, démultiplie l'énergie immense et constante soulevant et nourrissant ces immenses et précis mouvements orchestraux. Expliquant clairement ses intentions et ses envies musicales, par le geste et par la parole entre les prises, il encourage les artistes comme il s'encourage lui-même avec Alexandre Dratwicki à (faire) suivre une intention artistique quitte à faire pour refaire (d'autant que toutes les prises sont doublées et même triplées : enregistrées deux fois et répétées avant cela). La fin d'une première prise est ponctuée par la voix d'Alexandre Dratwicki d'un "c'était superbe, on y est presque" suivi d'une liste vertigineuse de détails précis (fondés sur la rhétorique et prosodie française) que les musiciens améliorent assurément, guidés en entraînés par le maestro.
La Seine Musicale redevient ainsi le temps d'une semaine un grand navire lyrique et, comme le rappellent les lois maritimes, les maîtres à bord sont le capitaine et Dieu, incarnés en l'occurrence par le chef d'orchestre et le Directeur artistique, toujours en dialogue et en confiance, s'entendant et se complétant naturellement dans leurs commandements. D'autant qu'un canot disposant de tous les outils de sauvetage ou ravitaillement musical vogue à quelques encablures à peine : sur une table au bord de la scène, le responsable scientifique des éditions musicales Sébastien Troester suit sur papier et sur deux ordinateurs tout le travail inédit de gravure effectué, bondissant vers le micro, le chef ou un pupitre pour préciser et clarifier la moindre hésitation sur un infime détail de nuance, d'articulation, d'attaque.
C'était bien la peine assurément de sauver cet enregistrement !
(tout en espérant que le public pourra venir voir la version de concert au Théâtre des Champs-Élysées le 30 juin prochain)