Chantons, faisons tapage à l'Opéra Comique
Le chef d'orchestre Laurent Campellone et le metteur en scène Thomas Jolly ont ainsi repris des parties du Fantasio d'Offenbach, aussi bien des morceaux musicaux que des éléments scénographiques. Toutefois, Fantasio n'est que de très peu l'opus le plus représenté au programme de cette soirée, avec trois extraits pour une émission d'une heure et demie (de fait la participation scénographique de Thomas Jolly semble se limiter à l'emploi de quelques planches, lumières et dispositions de chanteurs pour un format récital distancié). Le fil rouge du programme est en fait situé ailleurs, et pas simplement dans le fait que presque tous les opus choisis ont été créé à l'Opéra Comique (hormis Hamlet d'Ambroise Thomas -qui y a été donné récemment-, deux œuvres d'Offenbach sur les quatre au programme et naturellement les deux extraits pour chœurs a cappella). Ces extraits offrent surtout autant d'allusions à la situation actuelle, à la tristesse et aux souvenirs joyeux des personnages résonnant avec la fermeture des théâtres et la tragédie culturelle (plusieurs fois d'une manière aussi confondante qu'apparemment littérale). Des allusions qui sont fortement soulignées avec de grandes lettrines de texte ajoutées par la réalisation. Lettrines qui reproduisent toutefois l'esprit de la mise en scène de Thomas Jolly (le nom de Fantasio gravé en grand, comme le metteur en scène aime le faire régulièrement pour ses pièces de théâtre). Les grandes lettres numériques blanches répondent aux lettres métalliques noires dans un contraste (et un enchaînement sans transition des contraires) qui correspond à l'esthétique diverse de tout ce spectacle.
La soirée commence ainsi dans le noir des costumes, des masques, du plateau (les praticables permettant aux musiciens de s'installer espacés sur la scène et la fosse couverte). Ce climat endeuillé répond (comme tout ce projet) à la situation des théâtres, rappelant combien est triste la vue d'une salle vide, les échos muets à la fin des airs privés d'applaudissements. Tout commence dans le mystère musical avec le Chœur du troisième acte de Carmen ("Écoute, écoute, compagnon, écoute, La fortune est là-bas, là-bas, Mais prends garde pendant la route, Prends garde de faire un faux pas[...]. Notre métier est bon, mais pour le faire il faut Avoir une âme forte, Et le péril, le péril est en haut, Il est en bas, il est en haut, Il est partout qu'importe! Nous allons devant nous, sans souci du torrent, Sans souci de l'orage").
L'ambiance se poursuit avec l'air le plus fameux de l'opus initialement programmé : la Ballade à la lune de Fantasio, faisant résonner lune et brune. Marianne Crebassa reprend ainsi son rôle (en costume et maquillage) avec sa voix assombrie mais sonnant ample et riche dans le médium, vers des clartés d'aigus (courtes et appuyées). La mezzo qui met plus tard ses qualités au service de la Habanera (Carmen de Bizet) avec toutefois le même caractère que Fantasio (laissant donc la lumière de scène rouge représenter toute la sensualité du personnage).
Le baryton Philippe Estèphe revient lui aussi à cet opus qu'il chantait à Paris et à Rouen. Il emmène la "Chanson des Fous" de son abattage, investissement et sérieux dans les phrasés, donnant le caractère et l'entrain d'un esprit de carnaval (lyrique).
Quand les grandes lettres de Fantasio gravées par Thomas Jolly descendent décidément, la soirée s'anime, les chorégraphies et les couleurs s'imposent progressivement sur la scène et dans les balcons. "Moi, je voudrais voir les théâtres" s'exclame le Baron dans La Vie parisienne. Franck Leguérinel y est ainsi tout émoustillé, Yoann Le Lan se fait entremetteur d'une voix à la fois appuyée et claironnante. Jodie Devos est très à l'aise dans son personnage de Baronne et dans sa voix, avec une douceur qui ne l'empêche nullement de lancer ses fameux aigus colorés. D'autant qu'elle déploie plus tard ses phrasés nourris, riches et agiles dans "Voilà toute la ville en fête" de Fantasio.
Sans transition, Cinq-Mars de Gounod ("De vos traits mon âme est navrée"), délaisse tout épanchement tragique pour privilégier une intériorité, qui ramène à l'ambiance sombre du début de concert, contraste fortement avec la richesse des timbres solistes à l'orchestre et surtout qui corsette Anna Reinhold. La mezzo offre une version très contenue et intense mais refermée. Sans transition, cette fois concernant l'interprétation, Jean-Sébastien Bou chante l'air éploré d'Hamlet (Ambroise Thomas) pour Ophélie : « Comme une pâle fleur éclose au souffle de la tombe, sous le coups du malheur ton cœur brisé tremble et succombe». Il creuse ses graves sombres comme la tombe, au service de la richesse du timbre avec des accents très énergiques.
Dans tous ces enchaînements étonnants, certains résonnent toutefois ensemble (comme le passage de l'Ouverture du Zampa composé par Ferdinand Hérold, suivi de "Voilà toute la ville en fête" du Fantasio d'Offenbach). Viennent ensuite deux sommets très différents du Roméo et Juliette de Gounod. Virgile Frannais se lance dans la Ballade de la Reine Mab avec intensité et élans mais sans les maîtriser pleinement dans le soutien vocal et l'ancrage des montées. Idem pour Flannan Obé ("Jour et nuit, je me mets en quatre" des Contes d'Hoffmann) qui s'épanouit dans des grimaces et mimiques cocasses, une prosodie très accentuée et même des mouvements de danse mais des aigus qui hésitent entre soutenus soulevés (donc surtout engorgés).
François Rougier et Jodie Devos interprètent ensuite le duo amoureux "Ange adorable" (toujours Roméo et Juliette de Gounod) avec un lyrisme aussi touchant que travaillé. Le ténor conserve une articulation modèle et sait intensifier son propos amoureux sans tension. La soprano met sa fraîcheur vocale au service de la pureté éclatante de ce personnage.
Quentin Desgeorges participe en garçon d'honneur, assuré et posé, au Trio patriotique de La belle Hélène d'Offenbach, conservant sa contenance et une certaine douceur vocale alors pourtant que Jean-Sébastien Bou et Franck Leguérinel lui intiment de s'immoler.
L'Orchestre de chambre de Paris et le Chœur Aedes offrent les qualités aussi indispensables que délicates dans ce type de concert patchwork : l'assurance et la souplesse de leurs justesses, couleurs et caractères (du murmure et feulement d'archet aux grands éclats d'une énergie enivrante, enchantant et faisant tapage). Certaines transitions sont pourtant très abruptes, avec un fondu noir et des flocons de neige (et ne correspondent d'ailleurs pas à l'ordre annoncé), comme si les séquences enregistrées avait été chamboulées plusieurs fois telle une boule à neige (en particulier les transitions d'Offenbach orchestral à Saint-Saëns choral a capella alors dirigé par Matthieu Romano).
Juste avant le Final des Contes d'Hoffmann et du programme, la soirée se referme avec un bis traditionnel entre tous : le Duo des fleurs de Lakmé, entre Marianne Crebassa et Jodie Devos. Un moment au lyrisme hors du temps, à l'image de nos théâtres en ce moment, eux qui savent pourtant Enchanter et Faire un si beau Tapage.