Les Super-Stars lyriques migrent vers l'Espagne
C'est visiblement un immense soulagement et plaisir pour les artistes que d'avoir encore un Eldorado dans cet univers de désolation culturel (dans ce monde où les théâtres sont fermés sans que la preuve de leur dangerosité n'ait été apporté, c'est même plutôt le contraire). D'autant que le Teatro Real de Madrid a frappé un grand coup dans le monde musical mondial engourdi : l'institution lyrique espagnole n'a pas seulement maintenu son programme mais organisé des événements supplémentaires et même un Festival de Estrellas en El Real (Festival d'Étoiles au Real, ou en Réel, ou en Vrai avec un petit anglicisme). Trois super-stars lyriques (parmi les plus renommées au monde actuellement) invitées pour trois récitals en trois jours : Joyce DiDonato le 13 janvier, Jonas Kaufmann le 14 et Javier Camarena le 15 ! Trois artistes venus en conférence de presse, paraissant radieux derrière leur masques, et pouvant même montrer leurs visages, une fois installés (les distanciations étant respectées).
Si les trois super-stars donnent trois récitals distincts, se retrouver ainsi est l'occasion de montrer combien leurs discours et leurs esprits sont en parfaite consonnance. Joyce DiDonato détaille le plaisir de se retrouver ainsi, si longtemps après, dans une pièce avec des collègues et avec un public (ce qui est bien mieux que d'être seule devant son téléphone en visio) : retrouver la famille théâtrale en somme. Même si les salles ne sont qu'à moitié pleine, la puissance de l'audience semble plus forte que jamais (dans l'échange des énergies entre artiste et public). "We need this in our lives" (nous avons besoin de cela dans nos vies).
Jonas Kaufmann concorde, expliquant qu'il est beau de voir comment la situation avance dans ce pays espagnol, alors que la situation dans le monde est si triste. Le chanteur le répète : la différence est inimaginable. Le virtuel n'est pas pareil du tout, il ne permet pas à l'artiste de sentir comment calibrer sa performance, transporter les émotions pour et selon le public (alors que c'est "la seule raison pour laquelle nous faisons de la musique"). Revoir un public fait monter les larmes aux yeux. Le ténor allemand superstar, dans sa modestie caractéristique et conservée (qui le mène d'ailleurs à expliquer qu'il se sent comme un "privilégié", appelé en premier alors qu'il veut aussi penser à tous les autres artistes), explique aussi ce que cette crise a changé son opinion sur les retours du public durant le spectacle. Il rejetait avant les idées reçues et les dictons des vieux acteurs selon lesquels les applaudissements sont le pain des artistes, pensant que les artistes font de la musique pour eux (et si le public est heureux, c'est un supplément bienvenu). Mais cette égocentrisme "est tellement faux" explique-t-il désormais, après avoir chanté devant des caméras et salles vides. Sans public, le problème pour l'artiste est aussi de ne pas savoir sortir de la performance, sans le protocole établi des saluts : "Je m'excuse donc auprès du public : nous avons besoin de vous, plus que jamais !"
Javier Camarena complétant le trio d'artistes et de belles paroles, remercie également le Teatro Real, Madrid, l'Espagne, pour ce cadeau si précieux en ces temps d'introspection. D'autant que la musique nous accompagne durant toute cette période. Les applaudissements renforcent alors sa force et le maintien du lien vivant. Le monde a besoin de musique, d'art, de sensibilité et d'humanité. Ce sur quoi Jonas Kaufmann rebondit en rappelant que la musique n'a jamais été tue ainsi (même, et notamment en temps de crise). Joyce DiDonato souligne que la musique peut apporter ce dont le monde a un besoin absolu (maintenant et toujours) : l'espoir.
Dans un second tour de cette parole libératoire, Joyce DiDonato insiste sur le fait que "toute note compte" pour la communauté musicale. "Nous sommes une famille en train d'être évidée, dans une banqueroute culturelle, alors justement que notre art enseigne l'empathie." Jonas Kaufmann semble à la fois impatient et inquiet de retrouver le paysage culturel, après avoir traversé cette crise. Javier Camarena rappelle combien la musique est un bien nécessaire pour notre société, comme les médecins, ingénieur, architectes. "Nous apportons aussi une nourriture indispensable, pour l'âme, et nous en aurons toujours besoin."
Plus tard, à l'issue de son récital, Jonas Kaufmann poursuivra son propos avec avec sensibilité et franchise, confiant même qu'il a appris un certain nombre de suicides parmi la famille des musiciens, dans cette période terrible en l'absence de perspectives.
Que cet air de Werther qu'il chante de manière sublime, soit aussi leur Requiem :