Pelléas et Mélisande (et Golaud), conte amoureux cosmogonique à Genève
L’unique Opéra de Debussy se trouve transformé en un conte mythologique d’autres temps par un triumvirat de choc : Marina Abramović à la scénographie accompagnée du duo belge Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui à la mise en scène et chorégraphie, mais aussi, des costumes organiques signés par la créatrice Néerlandaise Iris van Herpen, et les vidéos de l’artiste Marco Bramilla.
"Dozing Consciousness" de l'installation Spirit House (1997) et du Video Portrait Gallery conçu par Abramovic se retrouve dans cette production comme inspiration
Transposé dans un futur effaçant les dernières traces du réel, un voyage intérieur et ésotérique s’opère, ponctué des signes symbolistes bien chers au compositeur, entre histoire tragique de château médiéval et vide cosmique absolu. Certains avaient peut-être eu la chance de découvrir cette production en 2018 à l'Opéra de Flandre et au Luxembourg sous la direction musicale d’Alejo Pérez, ici c’est guidée par Jonathan Nott qu’elle renaît avec un casting sur mesure.
« Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut-être plus que n’importe quel art, n’étant pas bornée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses entre la Nature et l’Imagination » — Pourquoi j’ai écrit Pelléas, de Claude Debussy
Cet espace d’Imagination voulu par le compositeur semble avoir été entendu. La scénographie de Marina Abramović résonne avec les efforts créatifs des premiers peintres abstraits et leur tendance pour les idées les plus occultes, comme la théosophie et le spiritualisme. La plasticienne cherche à peindre ici l’essence d’un réel en refusant toute représentation directe d'imitation ou même de perspective matérielle. Dans ce vide absolu, dans ce silence visuel glacial viennent perler certains symboles solitaires qui ne sauraient échapper au spectateur : ce grand anneau de lumière qui fait office de carcasse spatiale, l’eau guérisseuse des miraculés, les sept macro-minéraux cabalistiques et le fétichisme mystique des objets énergétiques, des fils qui lient chaque personnage et puis surtout des corps. Beaucoup de corps qui cernent les chanteurs, comme des ombres, comme les traces d’un mouvement diffracté, à la façon d’un Nu descendant l’escalier de Duchamp. La chorégraphie de Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui vient donc représenter l’indicible et combler le vide du silence.
Au mitan d’un monde médiéval aux inspirations préraphaélites et d’un futur dystopique, l’espace est distordu, déformé par une action qui se répète encore et encore à la façon d’un Leitmotiv, bien cher au compositeur. Si la scène peut fournir un peu trop de mouvements dans cette quête du "monde caché" , la musique en revanche s’offre d’une clairvoyance redoutable.
« La musique est une mathématique mystérieuse dont les éléments participent de l’infini. Elle est responsable du jeu des courbes que décrivent les brises changeantes : rien n’est plus musical qu’un coucher de soleil. Pour celui qui sait regarder avec émotion, c’est la plus belle leçon de développement écrite dans ce livre pas assez fréquenté par les musiciens » — Claude Debussy
En effet, la part du silence dans la musique de Debussy déroute ici encore, véritable dynamique écrasante de cette direction. Jonathan Nott le confirme : dans les temps que nous vivons où tout semble distant et flou malgré toutes ces connexions, un nouveau rapport émotionnel s’est établi parmi tout ce vide. Une « conscience communautaire » semble s’être nouée, et espère-t-il, l’expérience du streaming réussit-elle à faire sentir le pouvoir musical de Debussy. Entouré (littéralement, et distancié à travers la fosse et les premiers rangs) de l’Orchestre de la Suisse Romande, Jonathan Nott réussit à placer la musique dans un espace d’entre-deux-mondes, opposant une vision froide, glaciale et puissante de la partition, tout en taisant les émotions les plus classiques de l’opéra. Ici, c’est dans un espace intérieur que se situe la musique, naturelle presque comme une voix intime, phrasée sans affectation, directe et abrupte, qui ne s’arrête jamais.
« La parole est du temps, le silence de l’éternité. Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres (…) Dès que nous avons vraiment des choses à nous dire, nous sommes obligés de nous taire ». — Maurice Maeterlinck, extrait du trésor des humbles « Le silence » 1896
Afin de rendre l’invisible visible et figurer tous les non-dits de Mélisande, la soprano norvégienne Mari Eriksmoen dessine son personnage avec une complexité déroutante. Figure de l’obsession des hommes, véritable déesse qui n’arrive pas à comprendre ses penchants humains, la chanteuse reprend cette production et s'offre dans son rôle, tourmentée, précise, puissante et pourtant glaciale. L’amour ne semble exister ni en geste, ni en en voix, et ne résider que dans l’expressivité de la partition d’orchestre.
Bien incarné dans son rôle lui aussi, Leigh Melrose réussit à rendre au personnage de Golaud une présence douloureuse, gênée et difficile. La voix du baryton anglais s’en trouve serrée, les gestes saccadés, comme coincé dans un monde qui n’est plus le sien.
Pelléas trouve en Jacques Imbrailo plus de légèreté, plus de jeunesse à la mesure de son rôle. La voix du baryton, placée plus haut que nécessaire vient tirer quelques notes et briser parfois la ligne de son chant. L'interprète s’offre une présence remarquée mais d'une extrême sensibilité, entachée aussi par certains défauts de français qui viennent ternir la compréhension du livret.
Matthew Best marque son rôle d’Arkel d’un timbre abyssal et sombre. Royal, sévère et paternel, le chanteur grondant d’un trop plein de pouvoir se hisse à un niveau menaçant. Les aigus enveloppés, élégants, viennent aussi trahir une complexe interprétation.
Geneviève en revanche trouve en Yvonne Naef une puissance vocale à la mesure de son absence de visage musical. Debussy, qui a composé un motif personnel pour chaque personnage, ne laisse à cette Geneviève que certains fragments et spasmes mélodiques. « Dans l’atmosphère patriarcale d’Allemonde, il y a peu de place pour l’épanouissement personnel et certainement pas pour les femmes, dont on attend gratitude et service » explique ainsi Piet de Volder (à la dramaturgie musicale). Le jeune Yniold, interprété par la soprano suisse Marie Lys, découvre néanmoins dans la fraîcheur du personnage une justesse de chant noble baroque et très naturelle.
Force est de constater que malgré la distance et la nostalgie des fauteuils rouges, certains opéras et certaines productions réussissent à partager une nouvelle expérience lyrique, plus proche certainement des chanteurs (même s'ils renforcent les regrets de l'absence et de la distance, notamment avec un orchestre, toujours plus impalpable).