La première Bohème d'Angélique Boudeville captée par l'Opéra de Marseille
L'Opéra de Marseille rejoint ces maisons qui ont sauvé leurs spectacles malgré tous les obstacles sanitaires et gouvernementaux mis en travers du chemin. Après La Chauve-Souris à l'Odéon (vidéo intégrale et compte-rendu) réhabilitant ce pauvre animal, cette Bohème (elle aussi programmée bien avant la pandémie) offre un autre clin d'œil à la situation : dans cet opus une femme tombe malade après avoir touché la main de son voisin inconnu -sans se désinfecter. Plus généralement, les bohémiens que sont les artistes récupèrent de leur honneur en pouvant ainsi monter sur scène, afin de montrer leurs talents et combien ils sont essentiels.
La maison lyrique phocéenne avait confié la mise en scène à Leo Nucci mais les mesures sanitaires ne lui permettant d'assurer l'intégrité artistique de sa vision, Louis Désiré (assisté de Tristan Gouaillier) en a repris le flambeau et sauve le spectacle avec un travail qui transforme les contraintes en pertinence scénographique (costumes et décors de Diego Méndez Casariego). La mise en espace sobre et sombre traduit le froid des mansardes et révèle d'autant mieux les quelques lumières (un petit feu dans la mansarde, un projecteur tel le clair de lune abritant la rencontre des amoureux, ou le spotlight pour le show cabaret de Musetta, des personnages en ombres chinoises colorées sur le mur du fond ou bien une grande roue, tandis qu'un rai de lumière suffit à dessiner la ligne d'un défilé et l'ouverture d'un café, quelques ampoules descendant du plafond devenant une nuit étoilée, etc.). Comme ces lumières (signées Patrick Méeüs), quelques accessoires essentiels ont d'autant plus de sens qu'ils sont peu nombreux et employés avec efficacité poétique. La Barrière d'Enfer est une pile de chaises sur laquelle trône Musetta telle une icone et au pied de laquelle le lit d'amour et de mort de Mimi est toujours là (l'héroïne y tousse et pleure encore et déjà).
Le Chœur maison (préparé par Emmanuel Trenque) apparaît en fond de scène, comme la société bourgeoise menaçant les pauvres artistes de Bohème. De même que leur distanciation n'entame pas l'homogénéité musicale, leurs chapeaux et masques (aussi bien ceux sur les yeux que sur la bouche et le nez) noirs font leur menaçant effet, sans trop étouffer des voix en place et bien différenciées selon les tessitures. Malheureusement, l'impossibilité de faire venir un chœur d'enfant pour les joyeux accents du Quartier latin oblige les femmes (adultes) du chœur à assumer ces lignes trop légères et bondissantes. Pour le défilé (rendu également impossible par le Covid), la mise en scène utilise la solution déjà éprouvée par d'autres : les personnages sur le plateau pointent du doigt en suivant un cortège imaginaire que le public est censé rêver.
L'entrée du chef bien-nommé Paolo Arrivabeni (assisté dans le travail par Clelia Cafiero) dans la fosse montre des musiciens distanciés, pourtant le son dans la retransmission ne sonne ni épars ni pauvre. Certes, les instrumentistes prennent un peu de temps pour bien trouver la complète coordination rythmique (et les cuivres demeurent bouchés), mais l'accompagnement offre une agilité symphonique constante.
La prise du rôle de Mimi par Angélique Boudeville (qui fait également ses débuts dans la maison marseillaise) est d'une puissante évidence. Scéniquement, le rôle qu'elle chante pour la première fois bénéficie de cette découverte, de cette apparente fébrilité face à l'inconnu de ce plateau sombre, de l'amour, de la maladie. Vocalement, c'est l'exact inverse (ce qui correspond pleinement au puissant paradoxe de cette œuvre et de l'opéra où les fébrilités physiques des personnages les poussent à des sommets sonores). La soprano nourrit chaque son et compose ses phrasés avec ampleur et longueur, rajoutant constamment à la précision de son articulation et à la richesse de ses résonnances depuis le grave où elle sonne fort à l'aise jusques et y compris aux aigus. Musetta aussi sollicite beaucoup les aigus de Lucrezia Drei. Lorsqu'ils sont courts, elle les rend avec tension mais ils se déploient davantage aux sommets des grands phrasés et lorsqu'elle a pu installer ses graves. Son animation vocale (accents appuyés, alacrité d'articulation et déploiement vocaux dans le cœur des phrases) s'intensifie au mieux au pied du lit mortuaire de Mimi.
Les interprètes masculins pleurent la fin de La Bohème comme ils auront célébré le miracle de cette production sauvée avec un enthousiasme scénique mis au service de leur camaraderie, animant tout le plateau. Enea Scala dans sa prise du rôle de Rodolfo domine le quatuor d'artistes avec ses divers aigus et son aisance italianisante. C'est toutefois auprès de Mimi que son timbre se pare des plus vives couleurs, qu'il s'incarne et s'ancre pour se déployer en nuances plus sûres et plus douces à la fois. L'ensemble de la tessiture peut sinon sonner acéré, et ce de plus en plus vers l'aigu, jusqu'à être très pincé (hormis les suraigus passés avec bravoure), mais toujours avec un lyrisme bel cantiste dans le soutien et l'appui.
Alexandre Duhamel campant Marcello déploie d'emblée et constamment son volume vocal, le piano devenant forte reste doux mais les nuances plus fortes encore saturent à la captation et perdent leur ancrage pour devenir éclats vocaux difractés vers le grave et l'aigu. La prononciation de l'italien est à l'avenant, avec des consonnes très marquées, comme certaines articulations (parfois avec excès) et déformant certaines voyelles dans la puissance.
Pour Schaunard, la voix de Régis Mengus est un peu courte en longueur et en hauteur : il anticipe les fins de phrases par des accents, et il écrête les résonances dans les montées vers les aigus ainsi que l'assise dans les graves (d'autant que le vibrato a tendance à se distendre). Cela ne l'interdit pas de varier les nuances et le ton (même en cours de phrase) offrant sans transitions des forte bel cantistes, un médium placé très doux et les imitations d'accents divers.
Alessandro Spina apporte dès le début du drame sa voix et son attitude grave et tendre de philosophe, atténuant avec délices les aspérités de ses camarades. Son timbre chaud, ses appuis larges qu'il tient et nourrit au long de phrasés tirés dès les quelques interventions initiales augurent du meilleur pour son fameux solo du dernier tableau : et en effet, le Requiem pour son manteau a la tendre douceur bouleversante qui prépare, par ce don sublime et futile, à pleurer encore, la mort de Mimi.
Antoine Garcin insiste sur le caractère benêt de Benoit (le propriétaire), au point qu'il avance en écarquillant constamment les yeux et qu'il en oublie de chanter (il projette une parole sur des notes droites, hormis quelques exclamations et vibrations). Alcindoro (Jean-Luc Épitalon) est essoufflé par les lignes de la partition et le comportement de Musetta (hormis lorsque lui aussi transforme sa ligne en paroles avec notes droites, et un accent français marqué). Jean-Vital Petit s'emballe dans ses accents de Parpignol et semble lui-même surpris de son lyrisme (autant qu'inquiet de déraper). Tomasz Hajok est un douanier à la voix discrète mais ronde, sombre et sobre. Son sergent a la voix ferme (de Jean-Pierre Revest) qui traverse son masque.