Les Trompettes d'Aïda résonnent de nouveau au cinéma
Les retransmissions d'opéra au cinéma ont leur public de fidèles, qui ont ainsi accès à l'art lyrique partout où le grand écran a remplacé les planches (a fortiori dans les trop nombreuses zones blanches lyriques, villes et hameaux éloignés de tout théâtre ou salle de concert). Mais même dans la capitale parisienne, les mélomanes sont nombreux à se rendre dans les salles obscures pour les retransmissions des plus grandes salles lyriques du monde... même pour assister dans un cinéma de Paris à un spectacle de l'Opéra de Paris. Les théâtres (lyriques) ont d'ailleurs pu -et dû- constater ce fait et s'inspirer des qualités d'accueil et de praticité offertes par le cinéma, lançant à leur tour des séries de travaux pour améliorer le confort (qualité des sièges, climatisation), les services ou offres de billetterie afin de rappeler que rien ne pourra jamais remplacer le contact charnel avec la matière sonore vibrante dans une salle d'opéra. C'est ce qu'a rappelé le confinement en nous privant d'opéra, mais c'est donc une fois encore le cinéma qui tire son épingle du jeu (davantage mobilisé que le théâtre ou la musique pour faire valoir ses droits et ses besoins auprès des autorités) : le 7ème art a repris tandis que l'opéra (dont on peut considérer, comme Wagner, qu'il réunit les 6 autres) reste fermé. Paradoxe donc : pas d'opéra à l'opéra, mais de l'opéra au cinéma.
Pas de quoi bouder son plaisir toutefois pour le public, qui ne rechigne pas à venir masqué d'autant que le masque peut être ôté durant la retransmission, une fois à sa place. L'occasion d'admirer des voix lyriques superlatives tout en mangeant (aussi silencieusement que possible) du pop-corn. Car le grand spectacle de cette production repose sur la distribution vocale, bien plus que sur la mise en scène qui reste loin de toute splendeur Hollywoodienne (à laquelle Aida se prête pourtant remarquablement).
La mise en scène est confiée à Shirin Neshat, "cinéaste" et surtout 'plasticienne" qui propose des tableaux fixes, s'enchaînant par des transitions lumineuses limpides passant de l'or éblouissant à la nuit noire (éclairages de Reinhard Traub) et par des mouvements stricts de cohortes menant les différentes castes de personnage à se placer comme dans une grille de couleurs. Chaque soliste a son armée déguisée exactement comme elle ou lui : prêtres, soldats, suivantes (costumes de Tatyana van Walsum).
Les images rendues impressionnent, notamment la clarté solaire, la beauté de reflets or et ocre à la Klimt, le tout dans un esprit néo-égyptien (avec décors de Christian Schmidt) conservant les formes exotiques en épurant leurs lignes, qu'il s'agisse des architectures aussi bien que des hiéroglyphes. La production rend ainsi limpides (au risque d'en accentuer un caractère simple) les symboles et les passions, les amours et enjeux politiques croisés, d'autant que la réalisation enchaîne zooms et plans larges.
Le spectacle a été capté pour immortaliser les débuts d'Anna Netrebko en Aida qui entre dans la pyramide comme elle graverait aux hiéroglyphes son nom parmi les remarquables interprètes de ce rôle. La soprano russe reçoit un triomphe qui trouve même des échos dans la salle de cinéma parisienne trois ans après l'enregistrement de ce spectacle. Elle offre au personnage un caractère aussi sombre, profond et dessiné que le teint mat et le maquillage égyptien renforce son image cinématographique. La voix grave, ténébreuse au besoin rend la souffrance de l'esclave, dans une obscure clarté qui annonce déjà la pyramide se refermant sur son amour solaire. D'autant qu'Anna Netrebko s'élève aussi immédiatement et constamment vers des aigus radieux.
Francesco Meli pose l'amant Radamès d'emblée sur une voix ample et au large vibrato, mais ses nombreux appuis en cours de phrases trahissent un léger stress vocal qui se confirme par des lignes changeantes en cours de souffle. Il sait toutefois adoucir progressivement l'ensemble de la tessiture. S'il demeure un peu tendu, la voix va crescendo portée par l'orchestre et assise sur des graves bien poitrinés.
Amneris la rivale est incarnée par Ekaterina Semenchuk tout en couleurs. La princesse égyptienne enchaîne les riches parures colorées (contrastant avec les teintes sombres de son esclave de rivale Aida) de ses robes comme de ses timbres, en grands crescendi tenus, soufflés, nourris, prolongés. Le grave est toutefois très affirmé, au point que le médium paraît parfois en retrait.
Luca Salsi domine le plateau vocal en roi d'Éthiopie Amonasro avec une voix large comme une pyramide, aux lignes tout en fermeté granitique mais aux contours de finesse. La voix et l'incarnation passent de la tendresse au martial pour convaincre sa fille Aïda de trahir son amour en sauvant sa patrie.
Les voix graves du Roi et du Grand prêtre égyptien se mesurent et se complètent dans des basses vrombissantes, dont la couverture permet des médiums puissants mais aussi une souplesse dans les aigus. Roberto Tagliavini enrichit le duo par une acuité d'articulation et une urgence du personnage menacé, Dmitry Belosselskiy par une pompe hautaine et protocolaire non sans rappeler son Grand Inquisiteur.
Riccardo Muti à la direction de l'Orchestre Philharmonique de Vienne est également porté en triomphe, pour sa marche triomphale autant que la délicatesse affirmée de tous ses pupitres, timbres, couleurs, phrasés verdiens riches en eux-mêmes et pleinement bel cantistes pour dialoguer avec les solistes. Le Chœur de l'Opéra d'État de Vienne reste lyrique et dramatique comme il sied durant toute cette œuvre, qu'il s'agisse de chanter la gloire des vainqueurs ou les blessures des vaincus. Ils posent nettement toutes leurs nuances et caractères, suivant simplement les dispositions de la scénographie : bien campés d'un côté de la pyramide, qu'ils franchissent pour changer de peuple (passant même dans le royaume des ombres par des vidéos projetées).
Entre ici, Anna en Aïda, avec ce peuple d'ombres, avec ton terrible cortège et ton terrible triomphe.