Enthousiasmant livre-disque d'Ascanio de Saint-Saëns
Alors
que la plupart des maisons d'opéra continuent de ne retenir de
Camille Saint-Saëns (1835-1921) que son drame biblique
Samson et Dalila,
des institutions, des chercheurs ou des musiciens passionnés œuvrent
avec persévérance à la réhabilitation de ses douze autres
ouvrages lyriques. Le Timbre d'argent,
Proserpine
et Les
Barbares
ont ainsi récemment trouvé le retour en grâce que leur valeur
musicale justifie, et à la fin du siècle dernier,
les Grands Opéras Henry VIII
ou Étienne
Marcel –
en rien inférieurs – ont pu connaître, de Montpellier à
Compiègne, un regain de gloire, malheureusement trop éphémère.
Cette embellie doit aussi beaucoup au chef d'orchestre français Guillaume Tourniaire, dont les enregistrements Melba Records de la stupéfiante Hélène, de la Nuit Persane, ainsi que de superbes musiques de ballet (Henry VIII, Étienne Marcel, Les Barbares et déjà Ascanio) lui ont en quelque sorte valu un brevet de spécialiste du compositeur. Loin de se satisfaire de ces lauriers, le maestro s'est attelé à un projet autrement ambitieux : redonner vie à un autre Grand Opéra totalement oublié, Ascanio (1890). Par les soins du jeune label hexagonal B Records, la captation de ces versions de concert de novembre 2017 est désormais disponible sous la forme d'un livre-disque.
Ambitieux, parce que Tourniaire a dû patiemment reconstituer en bibliothèque le manuscrit autographe, amplement mutilé à la création en l'absence de Saint-Saëns, mais aussi parce qu'il lui a fallu faire preuve de persuasion et de ténacité auprès des décideurs du Grand Théâtre de Genève, allant jusqu'à créer une association spécifique pour lever des fonds. Enfin, parce que l'ouvrage est littéralement énorme : en proportions (cinq actes, sept tableaux, un immense ballet à douze numéros, plus de trois heures de musique), en effectif orchestral (entre autres cinq trompettes, autant de trombones, maintes percussions et un orgue), en parties chantées enfin, avec deux chœurs et six chanteurs de premier plan auxquels s'ajoutent six rôles plus secondaires.
Le livret de Louis Gallet est tiré d'une pièce de Paul Meurice, elle-même adaptée d'un roman d'Alexandre Dumas, d'après les mémoires du sculpteur et orfèvre florentin Benvenuto Cellini. Il s'agit donc d'un sujet proche de celui qu'illustra Hector Berlioz un demi-siècle auparavant. Le contexte est néanmoins différent : le héros séjourne à Paris, avec son modèle la jalouse Scozzone, et ses apprentis Ascanio et Pagolo. Autour de François Ier et de sa redoutable maîtresse la Duchesse d'Étampes, d'autres protagonistes typés voire picaresques (le prévôt d'Estourville, sa fille Colombe, Charles Quint en personne, un étrange mendiant) forment un cortège trépidant. Ce fond historique chamarré – obligatoire dans un Grand Opéra – n'est pourtant pas seul à séduire, les interférences affectives de trois couples offrant matière à prodige en termes de caractérisation, de psychologie et de sensualité.
Saint-Saëns a cinquante-deux ans et six opéras (dont Samson) derrière lui lorsqu'il s'attelle à l'écriture d'Ascanio. Il a aussi à son actif les trois grandes symphonies, quatre des cinq concertos pour piano, le Carnaval des Animaux et la Danse Macabre. Depuis quelques années, il siège à l'Académie : il est au faîte de son art. Face à une trame aux rebondissements « hugoliens », avec des scènes de genre mais aussi une pléiade de tableaux intimistes si ce n'est impressionnistes, il met sa science de l'orchestre au service d'une variété inouïe d'affects, traduits par autant de dynamiques, de rythmes, de jeux sur les timbres (jusqu'aux enclumes de la forge de Cellini). Son travail sur les ressources chorales et les ensembles vocaux, toujours brefs, dégage force et équilibre, à l'image du « nonette » [ensemble à neuf parties] concluant l'acte III. Historien et poète autant que philologue, il introduit dans le flot intarissable de son inspiration des souvenirs de la Renaissance : ainsi le délicieux menuet associé par deux fois à la personne du Roi de France, ou les exquises danceries, délibérément archaïsantes, insérées dans le monumental divertissement (ballet).
En outre Saint-Saëns, bien que loin d'idolâtrer la mélodie pour elle-même, dispose d'une veine mélodique hors pair, qu'illustrent de mémorables envolées ou apartés, davantage que des airs proprement dits : « Pardonnez-moi, mademoiselle » et « À l'ombre des noires tours » d'Ascanio, « Ô douce Hébé / Brûle-moi, flamme du génie » de Benvenuto, la chanson florentine de Scozzone (jadis enregistrée par Régine Crespin), l'effrayant soliloque « Trois jours ! Tout est fini ! » de la Duchesse d'Étampes – sans omettre le madrigal susurré à l'oreille de cette dernière par François Ier « Adieu, beauté, ma mie, ma vie ».
Le résultat est par conséquent fort composite, d'autant plus que des influences italianisantes se perçoivent – par exemple dans des vocalises tranchantes dévolues à la Duchesse – pour ne rien dire des évidents stigmates wagnériens. Les cellules récurrentes, plutôt que des leitmotive, disposées avec une très vive subtilité, la puissance parfois cuivrée d'un orchestre aux couleurs « tristaniennes », et surtout le chœur des forgerons « Frappe ! Cogne ! » ouvrant l'Acte II dans une ambiance de Nibelheim de L'Or du Rhin : tout cela est sans doute redevable, peu ou prou, au démiurge de Bayreuth que Saint-Saëns admirait. Mais bien plus qu'une imitation, c'est une appropriation, coulée dans un idiome nouveau, modèle de clarté et d'élégance française. Cela est d'autant plus spectaculaire que le drame est véritablement continu, nulle césure ne venant dénoter un quelconque tâtonnement ou un laborieux collage.
À l'assaut d'un tel Everest, Genève n'a pas fait les choses à moitié (nous vous en rendions compte ici). Benvenuto Cellini est un rôle écrasant : des sept tableaux que compte l'opéra, il n'est absent que du quatrième, et s'active dans la quasi totalité des six autres. Timbre chaud, souffle long, phrasé extraordinaire, multiples nuances, et bien sûr endurance de marathonien : rien ne manque au baryton Jean-François Lapointe. En Ascanio, Bernard Richter, à peine moins exposé, jouit d'un timbre lumineux, d'une intonation douce et d'un legato distingué au point d'être presque instrumental, la tessiture assez centrale pour un ténor à la française l'aidant à briller sans effort audible dans les ensembles. Le François Ier de Jean Teitgen dépeint la bonhomie du monarque protecteur des arts, qui cède en un tournemain la place à la tendre veulerie de l'amant soumis, ou à l'onction intéressée du roi cajolant un empereur. Son matériau bien vibré, enveloppant pour ne pas dire hypnotique, et son articulation altière, avec ce qu'il faut de détachement pour convenir à son rang, sont autant d'atouts.
La pulpe de la voix de Karina Gauvin aurait pu être un handicap pour un caractère aussi démoniaque que la Duchesse d'Étampes, mais l'artiste parvient tout au long de sa prestation (sauf bien sûr au court instant où elle se croit aimée d'Ascanio) à lui conférer ce qu'il faut de vénéneux pour une véritable incarnation. Sa technique éprouvée ne fait qu'une bouchée des quelques vocalises précitées. Ève-Maud Hubeaux, au pedigree aussi fulgurant qu'éclectique, revêt les atours de Scozzone, l'amante jalouse, repentie puis sacrifiée. Saint-Saëns voulait ici un authentique contralto, tel que Dalila, ce qu'elle ne revendique sans doute pas, toutefois le bas de la tessiture est suffisamment timbré, rond et prenant.
Clémence Tilquin, déjà remarquée dans Proserpine à l'Opéra Royal de Versailles en 2016, trouve ici une matière plus généreuse, et partant, plus à même de la faire étinceler. L'ingénue Colombe, au cœur des convoitises et donc du drame, sied en effet comme un gant à ce soprano lyrique souple, au timbre juvénile et charmeur. Les apparitions plus épisodiques n'appellent également que des éloges, avec une mention spéciale pour Mohammed Haidar et Joé Bertili. Le premier régale dans l'unique scène du mendiant, en début de deuxième tableau, la splendeur du trio qu'il forme avec Ascanio et Colombe devant beaucoup à sa ligne impeccable, à ses inflexions tendres et débonnaires. Le second campe ce Pagolo qui finit par livrer son âme au diable (c'est à dire à la Duchesse) par jalousie envers Ascanio. De son timbre troublant, il distille son venin avec classe, préférant l'ambiguïté à la caricature. Autre félicité, les douze chanteurs partagent une faculté capitale : leur prononciation du français est largement intelligible. Qu'ils soient tous francophones ne minore en rien ce trop rare exploit.
L'Orchestre et le Chœur de la Haute École de Musique de Genève – rejoints par le Chœur du Grand Théâtre - agrègent des étudiants en fin de cursus. Leur chef a la passion communicative : tombé amoureux de cette partition, il la sert avec une fougue inépuisable et un enthousiasme manifeste. Techniquement, la complexe architecture édifiée par le compositeur ne le prend jamais en défaut. Si les multiples plans sonores, pourtant fort mobiles, de cette conversation en musique sont ouvragés avec une précision joaillière et un don du coloris des plus sensuels, l'attention portée aux solistes n'en pâtit nullement, bien au contraire.
Enfin, l'éditeur B Records propose un objet fini plaisant à feuilleter, riche de contenu, joliment illustré, avec son livret exhaustif très lisible. Toujours ardus à fixer, ces live sont une gageure dont tous ne se sortent pas avec autant d'honneurs : sans aucune matité, la profondeur de champ est parfaitement rendue, en particulier les pupitres de voix solistes et d'instruments à vent, d'une présence et d'une vérité ciselées. Les tutti ne saturent jamais, même dans le fortissimo. A l'inverse, le plus infime pizzicato demeure perceptible.