Parsifal gravé par Tcherniakov : une usine à désenchantement
S'il était encore nécessaire de prouver que Wagner est aussi infiniment subtil qu'il peut être tonitruant (par une chevauchée de Walkyries au napalm), il suffirait d'écouter le Prélude de Parsifal interprété par la Staatskapelle Berlin sous la baguette ductile de Daniel Barenboim. L'orchestre invite à tendre l'oreille, courber la nuque (comme devant le Graal) et monter le volume pour apprécier la gamme sonore partant du picotement de harpes avant qu'il ne croisse en sons éclatants aux cuivres.
Le génie d'un choix artistique se reconnaît notamment à sa capacité à conserver sa pertinence lorsqu'elle est confrontée à une autre vision et même à tracer des passerelles nouvelles. Ce Parsifal en est un cas symptomatique, aussi bien concernant la direction musicale, la mise en scène que leurs rapports (sans oublier l'intégration des chanteurs et des chœurs au projet). La fosse est tendrement enchanteresse, le plateau froidement désenchanté, désaffecté (souterrain d'usine, qui remplace le temple), paré de vestes militaires, pulls à cols roulés, vestes de costumes, bonnets tricotés ou chapkas aux longues oreilles fourrées. L'histoire du Graal est racontée avec un PowerPoint comme lors d'un séminaire d'entreprise. Parsifal est un randonneur (pratique pour un interprète que d'avoir un si grand sac à dos, avec ses différentes tenues et accessoires). Mais l'esprit divin et la quête du Graal sont partout, y compris et jusque dans ce plateau inondé de lumière en même temps que plongé dans les ombres du propos et des personnages.
En harmonie avec l'orchestre souple infusé d'une marée orchestrale, les chanteurs sont captés de très loin. D'autant que leurs voix se perdent dans les longs échos acoustiques de cette usine désaffectée. Dès lors, seules passent les voix des six solistes. La blessure initiale de Parsifal, la séparation œdipienne d'avec sa mère est montrée comme en flash-back, avec une scène en parallèle sur la scène, dans laquelle le jeune adolescent est surpris et giflé par sa génitrice, alors qu'il caressait une jeune poitrine. Cette blessure, Andreas Schager sait la porter avec puissance dans sa voix de ténor au registre barytonnant fort utile sachant la largesse du rôle dans le grave. Ce Parsifal éberlué, dont l'arc est un fusil-arbalète moderne en fibre de carbone, n'assume nullement son statut héroïque, la voix s'en charge (au moins à l'enregistrement), certes un peu tendue mais longue, métallique et piquante (comme sa lance).
Les grands accents d'Anja Kampe en Kundry (dont elle nous parlait en détail dans notre interview) passent puissamment. Cette Kundry a toutes les notes même les plus graves du rôle, ce qui charpente la tentation sexuelle qu'elle propose (véritable Marie-Madeleine lavant les pieds de son héros avec humilité et même ses cheveux), dans cet univers aspergé de sang rouge comme du ketchup hollywoodien.
Suant sous le sweat à capuche et la veste militaire de Gurnemanz, René Pape se campe dans une stature hiératique d'aîné des Chevaliers du Graal qui sied en principe au rituel, mais tend vers un jeu d'acteur rigide hélas assez partagé par les autres interprètes. Toutefois, René Pape porte parfaitement son nom, souverain pontife jamais poussif du registre basse vrombissant.
Klingsor, tenu par Tómas Tómasson est un vieux myope dégarni mais à la voix intense. Son acte (le deuxième) métamorphose le plateau dans son domaine aux murs bleus, glaciaux, que ne réchauffent pas même les voix perçantes ni les robes à fleurs de ses filles-fleurs, tant elles dégagent une très savante impression de gêne. De tous âges, les plus jeunes serrent bien fort des poupées presque de leur taille, provoquant un glaçant sentiment de malaise à imaginer leurs mauvais traitements par Klingsor.
Intensément vibré et couvert, Wolfgang Koch a la voix forte et blessée, comme la lance qui a meurtri son personnage Amfortas, errant en caleçon avec son pansement sanglant sur le côté (le Graal est rempli par le sang sortant de sa plaie purulente, avant que les fidèles ne se pressent pour le boire : le Sang du Christ). Étonnamment, c'est son père Titurel, dont la voix doit être un lointain écho a cappella, qui paraît le plus présent (avec le chant de Matthias Hölle).
Le voyage mystique et initiatique pour réenchanter le quotidien se poursuit jusqu'à ce que René Pape revienne avec une grosse barbe hirsute, de retour dans l'usine et suite à la révélation mystique devant la lance. Tel un vampire, Titurel est sorti de son cercueil, Kundry ne meurt pas aux pieds de Parsifal mais plonge dans une puissante étreinte avec Amfortas guéri, qui semble donc échapper lui aussi à un destin tragique. Sauf que Gurnemanz se venge en poignardant Kundry sur le côté (baiser de Judas pour ce Christ féminin) mais avec un petit couteau.
Tous finissent béats, à genoux, mains vers le ciel.
Le public resté silencieux comme il est de coutume après le premier acte, mais également ici après le second, éclate en triomphe plus sonore encore (à l'enregistrement) que les sommets de l'orchestre.