Alceste de Lully capté par les Talens Lyriques
Alceste revêt une importance historique en tant que premier chef-d'œuvre éclatant (suscitant même une violente polémique en son temps) se donnant pour mission de ressusciter la tragédie antique, avec musique, chant et chœur, le tout selon le Génie français.
Dès 1672, Lully récupère le privilège royal sur l'opéra, monopole du spectacle chanté. L'Académie Royale de musique remplace ainsi L'Académie d'opéra fondée seulement trois années plus tôt. Dès avril 1673, Jean-Baptiste Lully et le librettiste Philippe Quinault réalisent la tragi-comédie Cadmus et Hermione, un an avant leur premier grand Opéra en tragédie lyrique : Alceste ou le Triomphe d'Alcide.
Les premières mesures de cet enregistrement montrent d'emblée combien les Talens Lyriques, le clavecin et la direction de Christophe Rousset mesurent et maîtrisent ces enjeux historiques et esthétiques. Le ton et la qualité de l'album sont donnés et constants : aussi somptueux dans la pompe nourrie des grands accords qu'immédiatement allégé et bondissant. Dans un ensemble harmonieux, les pupitres sont très identifiables et invitent à la réécoute pour suivre les différentes lignes. Les archets bien tirés ou sautillants savent caresser le crin ou faire claquer le bois. Le clavecin égrené pose un soutien assuré, discret pilier des ensembles, délicat contrepoint de récitatifs très chantants (c'est là une immense qualité, indispensable pour cette musique dont les récits s'étirent en longueur, à la mesure des pièces de théâtre antiques). Mais la phalange instrumentale peut aussi se déchaîner, portée par une machine à vent, tout en conservant son exactitude rythmique constante et un art assuré pour retrouver la souplesse des lignes.
L'ensemble du plateau vocal est soutenu par un Chœur de Chambre de Namur très en place, qualité cardinale tant les ensembles sont des piliers pour les tragédies antiques. Le traditionnel Prologue à la gloire du roi introduit tout en douceur ses Nymphes et Naïades, voix délicatement placées et vibrées sur un souffle mesuré avec quelques notes accrochées, le tout soulevé par un timbre flûté, enfantin.
Les solistes sont ainsi en harmonie, à la fois de ces qualités, de l'esprit de l'opus, mais également des passions contrastées de leurs personnages. Le rôle-titre est tenu avec subtilité et une délicatesse assurée par Judith Van Wanroij, très à l'aise pour mêler chant et récit, en donnant l'intensité d'élans lyriques à son sacrifice. Son promis, Admète, roi de Thessalie, est interprété par le ténor Emiliano Gonzalez Toro d'une voix un peu nasale mais très impliquée, vibrante, riche en souffle (tant dans la longueur que l'intensité). Adouci, jusques et y compris lorsqu'il reçoit l'annonce du trépas d'Alceste, il prolonge le moment sublime dans sa complainte, pétrifié et réduit à répéter "Alceste est morte". Sa douceur et la délicatesse de sa voix arrondie savent s'appuyer en descendant jusqu'au grave, même dans le désespoir et la pulsion suicidaire lorsque la voix s'agite de tremblements.
Alcide (Hercule), ami d'Admète, est pourtant amoureux de la promise de celui-ci, Alceste. Le héros est interprété par Edwin Crossley-Mercer, d'une voix rondement menée et articulée, cérémonielle par sa recherche de résonances dans le bas de sa gorge. Il sait ainsi conserver la noblesse et la distance vocale du tragédien, même dans les accents de la souffrance qui l'accable. Lycomède, roi de Scyros, est également amoureux d'Alceste, mais exempt de toute noblesse, il enlève la princesse d'Iolcos sur son île. La voix de Douglas Williams, un peu empressée et tremblante, sait rendre toutefois une certaine noirceur dans le timbre, adouci en voulant séduire.
Les amours croisées et inassouvies des rois sont parallèles avec celles des confidents. Céphise, confidente d'Alceste est prisonnière avec elle. La voix accrochée et appuyée en largeur sur le medium de la mezzo Ambroisine Bré permet au personnage de se défendre des avances de Straton, mais aussi en défendant la volatilité féminine avec ses paroles datées : "Est-ce un sujet d'étonnement De voir une fille qui change ?"
Straton (confident de Lycomède) déploie la voix d'Étienne Bazola, baryton au chant et au parlé graves sans gravité. Leur duo est ainsi très caractérisé, les paroles et les voix s'opposant dans une harmonie de la dualité. L'autre soupirant de Céphise est Lychas (confident d'Alcide) : le ténor Enguerrand de Hys a cette voix en légèreté de l'école française, charmante, un peu serrée notamment dans l'aigu, par un empressement dû à l'implication.
Tout à l'inverse, le Charon de Douglas Williams mène vers la fin de l'opus avec son accélération conclusive, en introduisant un soulagement presque comique, qui ressemble même à une parodie signée Offenbach dans Orphée aux Enfers. Buttant sur le texte et une voix vrombissante inintelligible, l'effet est parachevé lorsque lui répondent des voix de nymphes, rappelant les enfants de La Flûte enchantée. Alcide vainc Cerbère et le Dieu des Enfers, il récupère Alceste qui s'était sacrifiée pour Admète. Celui-ci lui rend son sacrifice : le roi se retire et laisse le héros épouser son aimée. Pendant ce temps, Céphise proclame son refus du mariage. Transition pastorale : Triomphez, triomphez, aimez....