Lulu mise sous verre par Tcherniakov à Munich
La mise en scène et les décors signés Dmitri Tcherniakov font du plateau une immense cage de verre, composant à la fois un de ces labyrinthes de foire desquels il faut sortir sans se cogner (comme dans la vie) et une ménagerie de glace : cette cage de verre compose autant de lamelles de verre permettant d'abord au public d'observer les personnages comme dans les laboratoires, sous microscope. La société bariolée juxtapose les tenues de soirée, de ville et de carnaval. Derrière les murs de verre, les bourgeois de tous âges et de toutes corpulences dansent, s'enlacent, s'embrassent et se caressent en un ballet moderne, en se riant de Lulu.
Mais les panneaux translucides, sont également réfléchissants, suivant les habiles jeux de lumière qui démultiplient les personnages et devaient aussi réfléchir l'image des spectateurs. L'expérience de transparence et de reflet fonctionne en vidéo (assurément mieux que dans la salle, où les lumières produisent des effets très différents selon la place parmi l"assistance) ce qui témoigne de la qualité de captation et de post-production.
Lulu sort du lot, sort de la cage de verre, brise le mur de glace d'une société bourgeoise en arrivant à l'avant-scène, femme libre. Mais bientôt la perspective s'inverse, c'est Lulu qui semble enfermée dans une cage de verre, observée par une foule qui la condamne.
L'Orchestre d'État de Bavière, clair sans être clinique, prouve par son immense qualité que cet opéra moderne est beau, sensuel, déployant ses lignes accentuées et bâtissant les mouvements en imitation. Dirigée par Kirill Petrenko, la phalange instrumentale a une beauté post-wagnérienne, depuis la merveilleuse subtilité des Intermèdes instrumentaux, jusqu'au bouillonnement des cuivres graves et percussions, en passant par l'amplitude des cordes vibrées, justes jusque dans l'aigu, portant de légères flûtes. Cette captation rend remarquablement l'association opérée par les musiciens entre l'ensemble et le détail, les pointillismes sonores et les lignes unies, comme ils savent enchaîner les tableaux. La musique s'émancipe certes de la tonalité mais elle déploie de belles phrases lyriques. La fosse sait notamment porter les chanteurs dans les passages où ils ont la même ligne (procédé de doublure typique rendant hommage à la tradition du bel canto).
L'orchestre construit aussi des liens symboliques avec le drame, grâce à des jeux pertinents : un violon à nu, légèrement et volontairement ténu et faux pour figurer l'âme isolée, les bois séduisants, les cordes fougueuses, le piano savamment intégré à l'orchestre en instrument de percussion, jusqu'à l'apothéose finale du drame où les archets deviennent autant de poignards tandis que Lulu se jette sur le couteau de Jack l'éventreur dans un tonnerre de cuivres et de percussions, dans les lumières aveuglantes réfléchies par la cage de verre.
Lulu est une Marlis Petersen pure, vêtue de blanc (puis d'un noir tout aussi ascétique et immaculé), se poudrant de blanc. Sa tenue est sage, même en déshabillé. Seule sa chevelure est de feu. Appliquée à enchaîner les mouvements exigés par la mise en scène, son jeu de séductrice et de tentatrice est peu convaincant. Plus chatte que féline, elle lèche les blessures des hommes et les enrobe d'une voix sage, récitée et chantée avec application. La couverture est arrondie, le vibrato modéré, les aigus ont des harmoniques graves, mais, musicienne assurée, elle traverse aisément les registres et estompe les frontières entre parlé et chanté.
L'ensemble du casting vocal qui entoure, étreint et violente Lulu tout à la fois, présente des voix de troupe, de métier, de caractère. Le dresseur ouvre parfaitement l'opéra et cette mise en scène. La voix lyrique de Martin Winkler (qui interprète également l'athlète) est bien ancrée, très à l'aise dans le parlé-chanté qui le rend à la fois conteur supérieurement articulé et joué. Il présente ainsi la ménagerie avec pour clou du spectacle le plus dangereux des animaux, le serpent (du péché originel) : Lulu.
Rainer Trost résonne bien en aigus, mais ce peintre ténor manque de couleurs vocales. Sa déploration sur le corps du mari trompé est toutefois émouvante car bien portée. Le peintre doit réaliser un portrait de Lulu : dans cette production, il dessine sur le plexiglas une silhouette blanche comme celles marquant l'emplacement du cadavre dans les scènes de crime.
La présence et la voix bien campées, rondes et presque rebondies de Pavlo Hunka dans le rôle de Schigolch, sait mimer et chanter l'essoufflement du désir, malgré un masque de plongée sur le front. Matthias Klink incarne le compositeur Alwa de son ténor timbré, un peu froncé mais avec souplesse dans la ligne. Tenant le rôle de son père, le Dr Ludwig Schön est tenu par le baryton danois Bo Skovhus, fort tonique, énergisant la ligne par la richesse de son souffle et de ses accents, magnifiant ainsi le caractère de cet homme qui aime davantage posséder Lulu qu'il n'aime cette femme pour elle-même. Par-dessus tout, il incarne un époustouflant Jack l’éventreur. L'intensité dans son regard et sa voix lui permet d'accomplir ce tour de force : donner à voir un criminel séduisant, volontairement effaré et hypnotique avec en outre une voix ample et harmonieusement vibrée. Cette remarquable performance explique le renversement final opéré par la mise en scène, qui prend le livret à contre-pied : ce n'est pas Jack l'éventreur qui tue Lulu, c'est elle qui lui dérobe son poignard pour se faire Hara-Kiri.
La Comtesse Geschwitz de Daniela Sindram accompagne jusqu'à sa fin tragique le destin inexorable de Lulu par une épaisse voix de déploration. La lumière s'éteint et le drame se referme alors qu'elle tente encore de redresser le cadavre de Lulu, dans un râle vocal.