William Christie et la Forêt morale Florissante de Versailles
William Christie n'a pas peur du torticolis : il passe du clavecin à l'orgue, deux claviers disposés en angle droit qui l'obligent souvent à tordre sa tête pour suivre la partition posée alternativement sur l'un ou l'autre. Mais ces torsions sont étrangères au son qu'il produit en tricotant des doigts et surtout qu'il fait produire à son orchestre : Les Arts Florissants, une famille musicale dont les membres se suivent et se guident d'un regard, d'un geste de la tête. Les deux merveilleux violons savent nourrir d'accents, même en effleurant les cordes par des archets aux mouvements complémentaires. Le continuo lit littéralement les intentions dans le dos de son chef. Monteverdi et Les Arts Florissants étonnent encore, notamment dans le duo entre le théorbe de Thomas Dunford et la harpe de Nanja Breedijk aux accents celtiques.
Cette communion s'élargit aux chanteurs solistes, des habitués, des protégés. Or, la beauté de cette Selva, qui signifie "forêt", surgit justement lorsque l'auditeur peut se perdre dans la beauté foisonnante de lignes harmonieuses. Les instruments et la voix se fondent en faisant de chaque identité mélodique la partie d'un tout.
Les mélomanes habitués de ce répertoire, des lieux et les lecteurs d'Ôlyrix reconnaîtront toutefois des visages familiers et des voix déjà admirées. Le contre-ténor Carlo Vistoli file son timbre épuré, très à l'aise dans les trilles. Le ténor Reinoud Van Mechelen est audible sans effort, grâce à son souffle continu. Son semblable en tessiture, Cyril Auvity, a la voix toujours aussi rayonnante et en même temps ancrée dans l'émotion, avec un phrasé qui rend hommage à la langue latine.
Cyril Costanzo déploie une basse râpeuse, disposant de toutes les notes et harmoniques idoines à ce registre, avec une énergie intense. L'autre véritable basse John Taylor Ward domine l'effectif d'une bonne tête mais conserve une retenue vocale dans les ensembles et ses interventions en contrepoint. Enfin, l'auditeur s'étonne à chaque fois de voir Marc Mauillon rangé parmi les barytons. Le spectateur se frotte ici les yeux en le voyant qualifié de "basse" dans le programme, lui dont la légèreté du placement a tout du ténor à la française.
Bien que sopranos, les deux femmes parmi les huit solistes vocaux offrent une transition naturelle vers les pupitres aigus, sachant harmoniser leurs voix avec les résonances graves des hommes et surtout avec le placement vocal du contre-ténor (sans le couvrir en volume). Lucía Martín Cartón emporte simplement ses vocalises (pêchant toutefois par la justesse sur les notes intermédiaires). Emmanuelle De Negri offre une émotion mesurée, seyant parfaitement à cet étonnant morceau qu'est le Pianto della Madonna. En effet, pour le composer, Monteverdi a tout simplement repris son célèbre Lamento d'Ariane et lui a plaqué un texte en latin : les pleurs d'Ariane abandonnée par Thésée devenant les pleurs de Marie aux pieds de son fils Jésus crucifié.
Le directeur des lieux, Laurent Brunner, ayant rappelé au début du concert combien William Christie a horreur des sonneries intempestives mais également des applaudissements au milieu d'un cycle musical, le public n'ose plus manifester son bonheur, même à la fin des morceaux, ce qui permet toutefois d'apprécier les résonances de la Chapelle, avant de redoubler en bravi à la fin du concert. Après le rappel, William Christie regarde ostensiblement sa montre d'un sourire entendu, invitant le public à quitter les lieux.