L'Ardente Flamme de Gaëlle Arquez
L'ardente flamme qui donne son titre et compose le cœur de cet album est puisée à l'air sublime "D'amour l'ardente flamme", sommet de La Damnation de Faust par Berlioz. À elle seule, cette phrase dresse le portrait de ce récital discographique et des qualités vocales de la mezzo, depuis le grave de "flamme" jusqu'à l'aigu de "consume".
L'ardente flamme est ainsi présente dès la première phrase de la première piste : "Dieux puissants que j'atteste, non je ne souffrirai pas..." : la terrible imprécation de Clytemnestre qui voit sa fille Iphigénie menée au sacrifice en Aulide. Dès la dernière partie de cette phrase musicale composée par Gluck, "Ah ! je succombe à ma douleur mortelle", la voix passe à feu doux mais d'une flamme toujours aussi brûlante, appelant littéralement la foudre de Jupiter pour embraser les vaisseaux grecs. La flamme de la mère protectrice se mute en l'exact opposé : celle de Médée par Cherubini, de la mère sorcière immolant ses enfants et le Temple. Gaëlle Arquez interprète Néris, la servante de Médée qui tente d'apaiser sa folie avec le feu doux au basson de braise (qu'il passera à son collègue hautboïste sur la piste suivante). L'instrument et le chant s'invitent à dialoguer en voix égales sur une ample ligne, jusqu'aux graves de velours, avant de se faire la courte échelle vers les aigus.
"Comment as-tu changé ma colère en langueur ?" demande l'Armide de Gluck à Renaud : la même question que se pose l'auditeur admiratif devant la qualité de ce chant à travers ses différents affects, lui qui peut donner de la douceur à la sombre phrase : "Le désir de ta mort fut ma plus chère envie", un haut-fait. D'ailleurs, ce seul mot "envie" est l'une des nombreuses occasions d'admirer la prononciation de la chanteuse soutenant l'émotion. Elle accorde l'infinie délicatesse à cette diérèse (articulation des deux voyelles successives, comme par exemple envi-e). Le détail va jusqu'à différencier le son é plus ou moins ouvert distinguant le conditionnel et le futur (un niveau de précision qui a notamment fait le triomphe récent de Ludovic Tézier sur Don Carlos). Même les mots espagnols de Carmen sont admirables (le l délicieusement mouillé de Séguedille, la ceta de manzanilla, la langue sur les alvéoles dentaires supérieures). Il ne manque plus à la chanteuse qu'à affermir encore les nasales dans le suraigu pour graver des versions de référence.
Un feu de bois enveloppe cette Carmen et la douceur des remparts de Séville. La chanteuse a rencontré un grand succès dans ce rôle, l'été dernier au spectaculaire Festival de Brégence en plein air. L'album permet donc d'apprécier une version plus intime de la sensuelle gitane. Ses volutes vocales sont portées par un Orchestre National Bordeaux Aquitaine (direction Paul Daniel) d'une implication haletante. Rappelant que Carmen est un opéra-comique, Arquez laisse une belle place au naturel de la parole dans son air. Les graves sont ainsi doucement voisés bien qu'assurés et les aigus sont en résonance naturelle des lignes musicales et du propos séducteur. Si le rythme dansant invite cette Carmen à projeter sa voix vers les graves et les aigus, la piste suivante donne immédiatement à sa Marguerite (La Damnation de Faust par Berlioz) l'occasion de déployer les frontières de sa tessiture sur une ample ligne.
Très émouvante en Sapho (Gounod) sur les délicats arpèges de la harpe et la houle des cordes, elle couve une tempête finale dont le sommet vocal est un gouffre grave sur la "douleur" espérant revoir les feux de l'aurore. Le gros temps se lève immédiatement sur l'éclaircie de "Connais-tu le pays" (Mignon d'Ambroise Thomas), "éternel printemps sous un ciel toujours bleu". La voix, en grande adéquation avec l'orchestre, porte par sa douceur vers la Cléopatre de Massenet, "J'ai versé le poison dans cette coupe d'or" avec notamment cette "caresse", feuille morte à la voix avant ce long soupir final dans les aigus. Le feu reste brûlant et les flammes gagnent en volume, nourries par "Qui m’aurait dit la place… Je vous écris de ma petite chambre" de Charlotte et son Werther de Massenet. Elle y parcourt l'ambitus comme son album balaye les styles, de la "fragilité" assurée d'un aigu à une ouverture boisée, jazzy même au grand orchestre symphonique.
Les oiseaux à l'aurore s'envolent alors en nuée et chantent dans les bois. Clytemnestre ouvrait l'album, elle le referme par la cantate d'André Wormser et dix secondes de silence.