Diana Damrau donne ses lettres majuscules au Grand Opéra de Meyerbeer
L'album s'ouvre par le rythme pointé allant de l'orchestre, sur le cœur de Berthe qui s'élance et palpite à l'idée de revoir son Prophète. Très vibrée, la voix est aussi puissante qu'agile, passant souplement du parlé au suraigu. Les nombreuses échelles des lignes vocales bien tenues amoindrissent l'intelligibilité d'une prononciation correcte du français, qui ira toutefois s'améliorant au fil de l'album. La langue française domine ainsi le disque, comme le Grand Opéra de l'hexagone brillait sur la culture européenne au temps de Meyerbeer. Autre belle constante de l'album, l'air finit en une cadence (improvisation virtuose balayant le registre et les ornements) a cappella suspendant le temps aux moyens de la diva.
Le doux duo de la harpe et du cor anglais introduit alors "Robert, toi que j'aime" (Robert le diable). Isabelle promet "à genoux" les "serments les plus doux" grâce à Damrau, sa maîtrise des suraigus forte, mais aussi des pianissimi subito. Elle sait même les alterner à l'envi, rendant l'emportement de sa supplique douce ou puissante. Les suraigus terribles descendent en colorant la ligne jusqu'à la voix de poitrine, menant vers une dernière note à la mesure de ce grand répertoire et de cet orchestre, qu'elle dépasse même en largeur et en longueur.
La troisième piste est un événement, puisqu'il s'agit de la première version jamais enregistrée en studio de "Nur in der Dämm'rung Stille", air d'Irene dans Alimelek, oder die beiden Kalifen. Revenant à sa langue allemande maternelle, Damrau passe au parlé et à une ligne sautillante dans le caractère mais toujours aussi lyrique. L'air a beau être une création discographique, Damrau est déjà très à l'aise avec cette ligne vocale dont elle assouplit les rythmes pour accentuer le naturel de la prononciation. Complétant le chant, les interludes musicaux sont empreints de nostalgie puis allègrement cuivrés, les basses présentes n'ayant pas besoin d'être exagérément renforcées (une manipulation répandue de nos jours dans les studios d'enregistrement).
Complétant un riche catalogue orchestral des duos entre la voix et les instruments, c'est avec la flûte que dialogue Damrau pour L'Étoile du Nord : "Ah, mon Dieu !... C'est bien l'air que chaque matin", d'abord dans un beau français parlé puis chanté. La soprano n'a rien à envier à l'agilité, au souffle et couleurs du syrinx. "L'écho se tait ; quel silence !..." : cet air de Catherine laisse l'interprète hagarde. Abordant L'Africaine, "Là-bas, sous l'arbre noir... Fleurs nouvelles", Inès secoue sa torpeur hallucinée. Elle revient à la vie exhalant un chant pur, sous un ciel d'azur et un bosquet en fleur. Les trilles d'effroi deviennent plaisir. L'âme exilée et la voix montent en une gamme vers un fin suraigu et redescendent par chromatisme sur le reflux orchestral.
"D'una madre disperata... Con qual gioia", air de Palmide dans Il Crociato in Egitto (Le Croisé en Égypte), est l'axe de symétrie, en plein milieu de l'album. Ce sixième morceau déploie un univers de 9 minutes 20 qui associe les précédentes merveilles et annonce celles à venir : longue tenue débordant l'orchestre en longueur ou épaisseur, rythmes pointés bondissant sur les consonnes italiennes, pureté des voyelles vocalisantes, douce déploration nostalgique et accents légers (soutenus par un chœur frémissant), ainsi qu'un duo avec l'ample basse de Laurent Naouri, le tout couronné d'un grand crescendo en batteries de double-croches aux cordes (violons et cordes vocales).
L'interprète prend sa plus belle voix de conteuse pour ouvrir tel un livre la deuxième partie du voyage musical, narrant Le Pardon de Ploërmel, et "Comme cette nuit est lente à se dissiper !" L'écho de sa voix et même la douce harpe qui ponctue son propos transforment le disque en une cassette audio avec des histoires pour petits enfants. Une candeur vocale radieuse qu'elle conservera pour chanter l'Ombre légère et ses lalala dansant la valse.
Outre "Sulla rupe triste, sola... Ah questo bacio " d'Emma di Resburgo (sommet de tristesse pendu aux cordes de la harpe), l'album se conclut avec des invités internationaux. La mezzo-soprano américaine Kate Aldrich partage ainsi deux duos avec son hôtesse : "Oh Schwester, find' ich dich!... Lebe wohl, geliebte Schwester" dans Ein Feldlager in Schlesien, et pour refermer l'album, de nouveau L'Africaine avec "Anna, qu'entends-je ?... Adieu, mon doux rivage". Celui-là reprend le rythme de valse (mais toujours mâtiné d'une sehnsucht, nostalgie allemande), celui-ci est écrit sur des mesures à quatre temps, mais dont le quatrième temps est tellement allégé avec des rythmes ternaires, qu'il rappelle la douce valse. L'album culmine avec sa pénultième piste, un air de presque 13 minutes et en quatuor féminin : "Ô beau pays de la Touraine" des Huguenots en compagnie de la soprano chinoise Pei Min Yu (interprétant Urbain), la française Pascale Obrecht (Coryphée) et la mezzo Joanna Curelaru (Dame d'honneur). Damrau en Marguerite semble y donner une master-classe d'illustration vocale, représentant la foudre du texte comme ses rêves éthérés parmi les riants jardins et vertes fontaines. Formant un ensemble très homogène, les trois invitées composent un chœur de chambre amoureux, stimulant l'extase de Marguerite et Diana (qui lâche même un petit aigu crié).
Ainsi se referme ce voyage à travers les styles, les émotions et les langues. Les prochaines étapes mèneront lady Diana Damrau aux quatre coins du monde pour des récitals, y compris à la Philharmonie de Paris avec Jonas Kaufmann.