Patrice Caurier et Moshe Leiser : « Rendre visible notre travail musical »
Après Don Giovanni en 2016 et Les Noces de Figaro la saison dernière, vous vous attaquez au Couronnement de Poppée (lire ici notre compte-rendu), pourquoi pas Cosi fan tutte ?
Patrice Caurier : D’abord, l’Opéra de Nantes l'a déjà fait il y a 5 ou 6 saisons. Par ailleurs, pour notre dernier spectacle avec Jean-Paul Davois [qui quitte la direction d'Angers Nantes Opéra fin 2017, ndlr], on avait envie de reprendre cette partition que nous avons déjà mise en scène il y a 31 ans, parce qu'elle est fondatrice du genre et de notre travail. Elle permet d'avoir un rapport absolument profond avec la musique.
Moshe Leiser : C'est en effet fondateur de notre travail dans la mesure où on se bat depuis plus de 30 ans pour replacer le texte au centre de la démarche artistique. L'opéra, ce n'est pas le lieu des vanités sonores, mais un lieu où le sens doit primer. Le sens passe évidemment par les mots : chaque compositeur sauf exceptions dispose du livret avant de commencer à écrire la musique. Monteverdi apporte cela à l’opéra : Le Couronnement de Poppée a beau être son dernier opéra, c'est un nouveau coup d'essai dramatique et un coup de maître, avec ce livret qui est le plus beau du monde, le plus fort, le plus immoral, le plus cynique, le plus érotique, le plus libre, le plus politique. Il invente cette musique rhétorique qui est la synthèse de ses recherches sur les madrigaux. Chaque mot est chanté en fonction de ce qu'il représente, et ce sont tous ces petits blocs de mots qui font ensemble le sens d'une phrase. Lully a fait pareil sur les textes de Philippe Quinault, Debussy sur celui de Maurice Maeterlinck, Gluck sur ses livrets. Ce sont tous des compositeurs qui ont de vrais rêves de théâtre et qui portent donc le mot. Le sens même du lyrique est de porter le mot, pas la musique. A l'opéra le metteur en scène doit faire la musique et le chef d'orchestre doit faire du théâtre : il doit y avoir dans la fosse une production de sens théâtral, tandis que le metteur en scène doit mettre en scène les articulations qu'il y a dans la musique.
Quels messages avez-vous voulu faire passer avec votre
mise en scène ?
Moshe Leiser : Il n'y a pas de message. Nous cherchons à travailler les personnages, leur rendre véritablement leur humanité, leurs contradictions, et faire en sorte que chacun d'entre nous puisse s'identifier à eux et les comprendre. Nous voulons que le spectateur se rende compte que le désir est une arme de destruction massive, qui cause ici la mort de nombreuses personnes et fait s’écrouler une démocratie. L'articulation entre l’instinct et la raison, qui est au cœur de l’œuvre, était intéressante il y a 450 ans et le reste aujourd'hui. C'est une œuvre-monde : elle parle de tous les âges et de toutes les conditions sociales. Busenello [le librettiste de l'œuvre, ndlr] faisait partie de l'Académie des Incogniti, qui était une association de libertins philosophant et très probablement pratiquant aussi, et qui étaient en rupture avec le message moralisateur des puissants et de l’Église. Son livret est d'une amoralité merveilleuse, d’une audace sexuelle incroyable. Si dans ses paroles sont décrits les actes d'amour, y compris les orgasmes, Monteverdi, à 80 ans, a également réussi à mettre en musique les rapports charnels d'une manière qui ne connaît pas d'équivalent : il devait avoir de beaux souvenirs !
Vous avez les yeux qui brillent quand vous parlez de l'immoralité du livret, est-ce quelque chose que vous aimez mettre en scène ?
Moshe Leiser : Les livrets qui ont suivi n'étaient plus aussi francs. Prenez Mozart : quand il écrit les Noces de Figaro, il ne peut déjà plus dire ce que Beaumarchais avait mis dans sa pièce. Toute référence politique sur les puissants a dû être gommée. Plus on avance dans le XIXe siècle et moins l'opéra peut véritablement parler des choses qui importent, c'est à dire la politique, l'âge, le sexe, la violence, le pouvoir, etc. Il faut attendre le XXe siècle pour que ces thèmes resurgissent. Si on aime mettre en scène l'immoralité, ce n'est pas pour la joie de faire des choses immorales, c'est simplement qu'il y a là une liberté de parole. Tout n'est pas fleur bleue : ce n'est pas toujours les gens qui ont raison qui ont le pouvoir, c'est souvent le contraire. Ce n'est pas toujours ceux qui ont les mains les plus propres qui accèdent aux commandes de l’État, ce sont souvent des gens qui sont prêts à tuer, physiquement ou politiquement. Le fait de raconter le monde de cette manière-là est shakespearienne : on parle des choses ouvertement et on mélange le tragique et le comique pour pouvoir justement raconter le monde dans sa globalité, en ne flattant pas l'oreille mais en obligeant les gens à écouter des sons qui parfois sont laids et parfois beaux.
Elmar Gilbertsson et Mark van Arsdale dans Le Couronnement de Poppée (© Jean-Marie Jagu)
Les spectateurs sont parfois très divisés quant à la modernité des mises en scènes : pourriez-vous expliquer votre démarche ?
Patrice Caurier : Nous sommes des interprètes de notre époque qui questionnons les œuvres que nous mettons en scène. Si l’on veut que cet art reste vivant, il faut le renouveler et ne pas en faire un musée ! Ce n'est pas qu'on soit contre les costumes d'époque, mais en l'occurrence dans Le Couronnement de Poppée, ça n'a aucun intérêt. Il faut d’ailleurs se poser la question de savoir ce qu'est la modernité : certains spectacles ont des « looks » modernes mais des propos totalement conventionnels !
Moshe Leiser : Ce qui nous intéresse, c’est de parler du fond, regarder si l’œuvre a été travaillée dans sa profondeur. Le propos sur les costumes est forcément superficiel. Certains voudraient que Carmen ait forcément une rose rouge dans la bouche, alors que ça n'est même pas dans le livret ! Il y a un atavisme dans l'opéra où certaines personnes viennent retrouver une œuvre, au lieu de la trouver. Bien sûr, si on change la couleur du parasol sur la plage où je retourne tous les étés, je suis troublé. Mais ce que nous proposons, c’est d’explorer, de voyager et de découvrir le monde, pas de retourner sur la même plage en espérant retrouver le même parasol. Il faut faire confiance aux maisons d'opéra, aux visions des metteurs en scènes et des chefs d'orchestre, et y aller pour les découvrir. L'opéra n'est pas là pour rassurer mais pour bouleverser, sinon ça n'a absolument aucun sens. Déjà qu’on tourne autour des 30 mêmes œuvres sur les milliers qui ont été écrites !
Patrice Caurier : Si les gens aiment l'opéra, ils doivent faire le voyage avec les artistes. Je suis un grand amateur d'opéra, depuis l'enfance, et j'ai adoré les chanteurs d’alors. Mais il faut respecter ceux qui sont sur scène aujourd'hui : ce sont eux qui font vivre l'art. Il y a malgré tout une tendance à écouter ceux qui ont vécu avant, ceux qui ont fait les souvenirs que l'on a. C'est beau mais il y a dans cette attitude proustienne quelque chose de mortifère. C'est un genre vivant ! Si on aime ça, il faut venir soutenir ceux qui le font actuellement.
Moshe Leiser : À la défense des spectateurs qui émettent ces critiques, il y a parfois des propositions de mises en scène, qui par leur vacuité, proposent une imagerie soi-disant moderne mais qui est tout aussi vide que la pire des mises en scène traditionnelles. Mon regret c'est qu'il y ait une confusion : on croit qu'il y a une ligne de partage entre costumes modernes et anciens. Mais elle n'est pas là : c'est travail ou pas travail. Moi je n'ai aucun problème à voir un Néron en paillettes ou en toge ! Ça m'est égal tant que le propos général est cohérent, rigoureux, et me raconte quelque chose sur le monde.
Quel a été le processus de réflexion sur cette mise en scène ?
Moshe Leiser : Le cheminement part du prologue, qui est très fort sur cet ouvrage. Comme toujours, on essaie de bien lire ce qui est écrit dans la musique et dans le texte. C'était intéressant de voir que la Fortune (c'est-à-dire les puissants) chasse la Vertu, tandis que la Vertu prétend être la seule à mener les gens vers l'Olympe. Et puis arrive ce petit Amour qui dit « je vous abattrai ». Très souvent on voit des choses qui ne sont pas écrites (un Néron fou, une Poppée intrigante, un Sénèque pompeux) alors que le combat entre ces trois puissances est passionnant et bien écrit : cette œuvre montre comment le désir peut faire basculer le monde.
D'autre part, je dois à Philippe Herreweghe, avec qui on a fait Armide de Lully "il y a cinq siècles", de nous avoir fait découvrir ce qu'était la musique rhétorique : ça m'a ouvert une porte extraordinaire sur la richesse de cette musique-là, par rapport à l'image que j'en avais. C'est une manière de regarder la musique qui change tout. Notre oreille est habituée à la musique romantique, au beau chant où le legato prime : on entend souvent Le Couronnement de Poppée sans les caractéristiques du baroque. Le point de départ de ce projet, c'était de faire véritablement un travail sur la musique rhétorique. Ça implique de réunir une distribution qui ait envie de le faire et un temps de répétitions exceptionnel parce que c'est un travail d'interprétation avec les chanteurs, mais aussi un travail de réécriture de tout le continuo (pour ajouter à la basse continue et à la ligne de chant écrites par Monteverdi). Notre point de départ a été de travailler avec le continuo en répétition pendant cinq semaines, pour explorer quel mot confier à quel instrument. Nous voulions avoir un accompagnement de continuistes qui puisse absolument coller, non seulement aux mots, mais en plus au spectacle qui est en train de se faire. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à ce que les chanteurs parlent italien : il fallait qu’ils s’intéressent au sens de chaque mot. C'est un travail long mais passionnant, puisqu'il s'agit d'écrire quelque chose qui fasse sens. Il y a avec les dix instruments une palette de sonorités inouïe permettant de trouver les couleurs justes au mot près. Ce travail n'est jamais fait par manque de temps. Le rubato (liberté rythmique laissée à l’interprète) y est fondamental. Cette fusion entre ce qu'on voit et ce qu'on entend permet de cerner les émotions humaines de la manière la plus juste.
Comment avez-vous choisi les tessitures associées à chaque personnage ?
Le choix des chanteurs, c'est la moitié de la réussite de la production.
Moshe Leiser : L'idée principale était de respecter le sexe des chanteurs pour tous ceux impliqués dans des scènes sexuelles. En ce qui concerne Néron et Poppée : si ce sont deux femmes, je n'y crois pas. Même si c'était un contre-ténor, il n'y a pas le même rapport érotique qu’entre un ténor et une soprano. Théâtralement, avoir un homme avec une voix d'homme et une femme avec une voix de femme est plus crédible. La seule exception, ce sont évidemment les nourrices qui sont jouées par des hommes, puisque ce sont des personnages « comiques » et âgés, qui ne font pas partie de cette sexualité. La seule voix de haute-contre, c'est celle d'Amour, pour qu'elle ne semble pas humaine. Nous avons choisi Renato Dolcini dans le rôle d’Othon parce que nous l'avions entendu et trouvé qu'il avait la force et l'art de dire, ce qui est parfait pour le rôle d'Othon qui est le plus long. Pour ces monologues, il faut avoir une maîtrise du mot fondamentale, le fait qu’il soit italien était donc un plus. Nous avons eu la chance de pouvoir faire cette sélection avec Jean-Paul Davois : on sent vraiment la différence lorsqu’un spectacle est distribué en fonction du projet. Le choix des chanteurs, c'est la moitié de la réussite de la production.
Moshe Leiser et Gianluca Capuano en répétition (© Jef Rabillon)
Le fait de vous placer dans la fosse vous est-il rapidement apparu nécessaire ?
Les gens ne savent pas que c'est le metteur en scène qui fait 80% du travail musical
Moshe Leiser : Je voulais montrer que le metteur en scène n'est pas seulement responsable de ce que l'on voit et le chef de ce que l'on entend, c'est le contraire ! À l'opéra, le metteur en scène a une influence sur le chant, comme au théâtre il a une influence sur la manière de dire le texte. Nous travaillons ainsi sur toutes nos productions : ce sont des heures passées au piano sur chaque note, sur chaque articulation. Les gens ne savent pas que c'est le metteur en scène qui fait 80% du travail musical. Sur Le Couronnement, je voulais que ce travail soit visible.
Vous ne choisissez pas forcément les chefs d'orchestre avec qui vous allez travailler, tombez-vous parfois sur des chefs qui n'ont rien à dire ?
Moshe Leiser : En effet, parfois ils veulent nous entendre parler de la mise en scène mais certains se désintéressent et ne viennent pas aux répétitions. Certains chefs ne supportent pas qu'un metteur en scène ait quoi que soit à dire sur la musique : ils se sentent alors terriblement fragilisés parce qu'ils sont face à des gens qui connaissent la partition mieux qu'eux. C’est vrai qu’il est difficile pour un metteur en scène de travailler parfois deux ans sur un projet et six semaines avec les chanteurs et de voir un chef arriver quelques jours avant, prendre le volant et mener la voiture dans une autre direction et s'y embourber. C'est le manque de communication et surtout d'intérêt qui crée ce genre de situation. Les directeurs d'opéra sont souvent plus attentifs aux noms qui vont remplir la salle, qu'à créer de vraies équipes qui vont s'entendre sur la vision de l’œuvre.
Qu'est-ce que cela change pour vous d'être dans la fosse ?
Moshe Leiser : C'est une expérience extraordinaire ! C'est vrai qu'il n'y a rien de plus inutile qu'un metteur en scène une fois la Générale passée. D'habitude on n’assiste d’ailleurs pas à la Première parce qu'on ne peut plus rien faire, on ne peut pas arrêter et travailler. Là c'est très différent. Je continue mon travail sur la musique dans la fosse avec Gianluca Capuano : je peux même pendant la représentation agir sur les rythmes ou sur les respirations entre les scènes, relancer un chanteur, demander à un instrumentiste d'être plus parlant. Bien évidemment, il n'y a pas deux chefs d'orchestre. Il ne s'agit pas de diriger les instrumentistes. C'est notre façon de rendre visible notre habituel travail sur la musique.
Pensez-vous retenter un jour l'expérience de la direction musicale ?
Moshe Leiser : Je n'ai aucune intention de démarrer une carrière de chef d'orchestre. Le travail d'interprétation avec les chanteurs se fera comme on le fait depuis toujours. Mais par exemple, sur Le Trouvère ça n'aurait pas de sens que je sois dans la fosse avec le chef. Il prendra le relais et j'espère qu’il traduira notre travail avec l'orchestre. Sur le Couronnement, c'est la logique du projet qui a voulu ça.
Qu'avez-vous pensé de la représentation d'hier ?
Moshe Leiser : C'était l’aboutissement d'un travail et j'étais profondément heureux qu'il puisse mener à une représentation de cette qualité. Au-delà du talent, on a vu qu’il y avait beaucoup de travail. Je ressens une grande satisfaction à voir que des gens d'horizons divers peuvent sur deux mois de collaboration se mettre au service d'un projet et construire une homogénéité de jeu, mais aussi à constater la qualité du continuo, les respirations, toutes ces choses importantes qu'on a pu réaliser. Sentir l'attention du public pendant trois heures, c'est la plus belle chose qu'on puisse ressentir, parce que ce qui leur est proposé est le résultat d'un travail d'orfèvre. Les chanteurs ont trouvé le naturel dans la liberté organisée, car travaillée, que nous leur avons laissée. J'ai trouvé que c'était une représentation très calme dans la tête de chacun, il n'y avait aucune manifestation de nervosité. Ça nous fait plaisir aussi de voir un public si jeune. Un certain nombre de gens qui ne sont jamais venus à l'opéra ont écouté une œuvre datant de 450 ans : que demander de plus ? Ça a du sens. Je crois que l'opéra est un art vivant, fait par des jeunes (dans la distribution et le public). Et contrairement à Salzbourg, les places ne sont pas à 450 € mais à 60 € : ça fait venir d’autres publics.
Le Couronnement de Poppée par Caurier et Leiser (© Jef Rabillon)
Pourquoi et comment travaillez-vous en binôme ?
Patrice Caurier : On a du mal à en parler parce qu'on le vit quotidiennement depuis plus de 40 ans ! On était jeunes et assistants tous les deux, et on a décidé de travailler ensemble. L'opéra est quelque chose de tellement vaste, il y a tellement de choses à maîtriser que c'est plus facile à deux. C'est aussi par essence un travail d'équipe : s'il n'y a pas un accord entre le chef d'orchestre et le metteur en scène on ne peut pas diriger les chanteurs. On peut discuter ou se disputer avant, mais une fois qu'on y est, il faut conduire dans la même direction.
Comment tranchez-vous vos désaccords ?
Patrice Caurier : Au couteau ! (rires) C'est l'occasion de grandes discussions. Nous devons de toute façon prendre en compte la réalité de ce que sont certains interprètes. On arrive avec nos idées puis on les adapte en fonction des personnes que l'on a devant nous. Que l'interprète soit bon ou mauvais, notre travail c'est de faire en sorte qu'il soit le mieux possible, quels que soient les problèmes rencontrés.
John Chest disait dans l’interview qu’il nous a accordée que l'un (Moshe Leiser) était sur scène pour travailler les détails, tandis que l'autre (Patrice Caurier) était dans la salle pour apporter une vision d'ensemble : êtes-vous d’accord ?
Moshe Leiser : C'est vrai ! Patrice est plus calme et dit aux chanteurs en quatre mots ce que je mettrais cinq minutes à expliquer avec des digressions !
Souhaitez-vous nous parler de vos projets ?
Moshe Leiser : Nous avons deux productions cette année : le Théâtre Aalto d'Essen nous a demandé de faire un Trouvère. C'est un théâtre que nous ne connaissons pas. Nous avons trouvé intéressant le défi de monter un spectacle avec 50 000 € de budget. Ça nous oblige à trouver des solutions qui ne seront pas conventionnelles, puisqu’on ne peut même pas faire construire un décor. Notre deuxième production est l’Italienne à Alger à Salzbourg avec Cecilia Bartoli et Peter Kalman [interprète de Sénèque dans Le Couronnement de Poppée, ndlr].
Patrice Caurier et Moshe Leiser (© DR)
Vous travaillez beaucoup à Londres, qu'est-ce qui vous lie à cette maison ?
Patrice Caurier : On a d'abord beaucoup travaillé à l'Opéra national du pays de Galles, qui est un exemple de ce que doit être l'expérience de l'opéra. C'est une compagnie itinérante et le niveau de l'orchestre et du chœur est incroyable. Je me souviens d'une fois où la chanteuse qui incarnait Madame Butterfly était aphone : c'est une choriste qui l'a remplacée et c’était magnifique ! On a aussi travaillé à l'Opéra d'Ecosse et à Londres à Covent Garden. C'est un théâtre formidable : ce qu'il s'y passe garde un sens. Ils ont réussi à éviter que ça devienne une usine. Il y a un travail toujours sérieux et des gens profondément engagés dans leur théâtre. Ça nous touche, on s'y sent accueillis.
Moshe Leiser : C’est assez rare parmi les grandes maisons. Au Met par exemple, personne n'est au courant qu'il y a un spectacle. Le metteur en scène est absolument seul : chacun est sur son petit coin de pouvoir. C'est une maison abominable, un cimetière ! Les décisions ne sont pas artistiques mais business. Ce n'est malheureusement pas dans ces grandes maisons que l'opéra est servi le mieux. Mais au Covent Garden, oui. C'est l'esprit anglais : tout le monde est là pour aider à monter le spectacle et sait comment le faire. C'est également parce qu'à sa tête se trouve Antonio Pappano, un vrai chef d'orchestre, extrêmement exigeant artistiquement parlant. Ce rapport fait que toute la maison fonctionne sur cette exigence-là.
Patrice Caurier : De même, à Vienne, nous n'avons fait qu'un spectacle : on n’y a pas été heureux parce qu'on n’a pas pu faire notre travail. Les grands noms du chant se rencontrent sur le plateau : on leur donne quelques repères en s’appuyant sur les productions qu’ils ont déjà faites. Ensuite, il s’agit pour eux de sauver leur peau, et ils chantent souvent magnifiquement, mais sans véritable travail sur le sens.
Moshe Leiser : Par exemple, lors d'une scène avec un chœur, on répète et on convient d’un certain nombre de choses. Le lendemain, on se prépare à poursuivre ce travail, mais ce ne sont plus les mêmes chanteurs. Les choristes tournent d’une répétition à l’autre : c'est absurde !
Pourquoi n'avoir pas encore travaillé à l'Opéra de Paris ?
Patrice Caurier : Ils nous ont demandé il y a quelques années de faire Carmen, mais la Bastille ne nous semblait pas être le théâtre pour faire ça. Nous avons également été proches de faire Attila, mais là encore, les conditions n’étaient pas réunies. On ne nous a plus rien proposé depuis, mais cela se produira peut-être dans le futur !