Orgue du sultan : le fabuleux voyage de Londres à Constantinople passe par Royaumont
1599, Élisabeth Ire d'Angleterre décide d'offrir un orgue comme cadeau diplomatique au Sultan ottoman Mehmed III. Thomas Dollan a pour mission de construire un orgue horloge et de l'accompagner durant le périple de 6 mois en bateau qui sépare l'Angleterre de Constantinople. Le facteur navigateur se munit alors de ses outils, il emporte également les nouvelles partitions publiées à Londres, ainsi qu'une foule d'ustensiles, denrées et vêtements divers et variés qu'il note scrupuleusement dans son carnet de bord.
Le concert donné 5 siècles plus tard dans le Réfectoire des convers de Royaumont retrace donc ce voyage et cette rencontre entre Orient et Occident, s'appuyant sur un récit passionnant. Les deux heures du programme sont un voyage-rencontre entre les instruments occidentaux anciens de L’Achéron à Jardin (dessus de viole, consort bass, flûte, hautbois, clavecin, orgue) et l’Ensemble Sultan Veled à Cour (ney, qanûn, oud, lavta, percussion). Les musiques s'observent, puis dialoguent et enfin se mêlent. Les ornements baroques concluant les phrases ont un allant et des couleurs orientales (empruntant aux intervalles plus petits que le demi-ton classique).
Profitez de ce voyage en intégralité, lors de son passage au Festival de Sablé 2017 :
L'arrivée à Constantinople au son des instruments réunis rejoue la procession diplomatique protocolaire durant laquelle l'orgue fut mis en place. Le quatuor Élisabethain se pimente du quatuor ottoman, autant qu'il accompagne sa noble assise. Tous les registres se combinent, entre joie et tristesse. Les déplorations britanniques composées par Anthony Holborne (1545-1602) vont à la rencontre des chatoyantes couleurs orientales, rebondissant sur les percussions. Les deux styles musicaux partagent une nostalgie toujours présente sous les accents vitalistes. Ainsi débarquée, la procession pénètre le Sérail au son de Gazi Giray Han II, en octuor.
La soprano Amel Brahim-Djelloul chante ces musiques les yeux fermés, laissant percer un regard d'autant plus profond lorsqu'elle ouvre les paupières. Les broderies dorées de sa robe turquoise répondent aux ornements de sa voix, baroques comme islamiques. Elle frappe la mesure de son soulier d'or et d'un tambourin, dodelinant de la tête pour les ornements, vibrant des lèvres et accompagnant d'un sourire l'accelerando crescendo.
La viole prend ensuite le dessus, entonnant une antienne à laquelle répond le souffle boisé du ney. Le clavecin offre alors pour présent royal la musique la plus élisabéthaine qui soit : les Songs de John Dowland (1563-1626, le grand luthiste de la cour royale d'Angleterre). L'articulation de la soprano est délicate, ses trilles sont souples, ses crescendi homogènes et son souffle diffus est porté par les violes.
Arrivé à bon port et assistant à une telle rencontre des musiques et des cultures, le public peut alors se laisser porter par la beauté des sons, mais aussi réfléchir au projet qui lui est présenté, expliqué par les artistes au début du concert et dans le programme. Le but annoncé est de faire perdre ses repères à l'auditoire, qui ne doit plus distinguer et même mélanger les traditions. Pour des raisons tout simplement physiques, ce défi n'est pas relevé, tant les identités musicales sont puissantes et uniques. Amel Brahim-Djelloul doit changer de voix entre les deux répertoires. la technique n'est pas la même, les placements, résonances, l’articulation, le soutien, le souffle même diffèrent. Mais si les transitions sont forcées, il reste toutefois à l'auditeur deux univers musicaux admirables. Le plaid british est chaud, bien qu'on en voie les coutures. Les styles ne se fondent pas mais, lorsque les musiciens navigateurs gardent leurs boussoles et choisissent un style, l'autre tradition peut parfaitement venir ponctuer, donner un point de fuite, un timbre, un rythme, une couleur.
Si la scène du Bal permet aux différentes musiques de danser ensemble, faire entrer Dowland dans Le Harem est franchement grotesque (d'ailleurs la voix y perd alors soutien et couleur). Cependant, le simple fait de voir les musiciens orientaux fermer les yeux, inspirés par la musique anglaise, puis leurs comparses remuer la tête sur les rythmes ottomans, tout cela souligne l'intérêt du projet chaleureusement applaudi par le public.
Ainsi s'achève ce voyage touristique, culturel et musical qui marque en outre le dernier jour du Festival de Royaumont 2017.