Charles Berling : « Le monde de la culture ne doit pas accepter »
Charles Berling, comment vous êtes-vous retrouvé porte-parole du secteur du spectacle, à la suite des annonces de Jean Castex ce 10 décembre ?
Un peu par hasard. J’ai entendu comme tout le monde les annonces du Premier ministre. Nous avions écrit une tribune avec l’Association des Scènes nationales pour dire, ce qui est la vérité, que le secteur culturel avait été très responsable depuis le début de la crise. Je m’étais donc mobilisé, pour essayer de comprendre le pourquoi et le comment, afin de décider comment agir. On m’a demandé mon avis sur une radio, je l’ai donné, d’autres médias m’ont appelé et cela s’est enchaîné.
Avec quelques jours de recul, comment analysez-vous ces décisions du gouvernement ?
Toujours de la même façon. Il y a une méconnaissance du tissu culturel du pays, un désintérêt. Ils ont le sentiment que la culture est du domaine du loisir, de quelque chose de léger qui permet de se divertir quand on a fait des choses très importantes. C’est notre devoir de rappeler que par le passé, d’autres dirigeants ont adopté des positions très différentes : il faut voir plus loin que ce qui est une politique à la petite semaine. Il faut comprendre qu’on est confrontés, et ma génération l’a vu s’installer, à une perte énorme : les GAFA ont besoin de contenus, et de contenus culturels en particulier. Ils abîment tout, méthodiquement, et notamment la démocratie et l’exception culturelle française. On a besoin des réseaux culturels qui ont été voulus par des gens avisés comme Malraux ou de Gaulle. Je trouve terrible cette méconnaissance profonde des libéraux qui nous gouvernent. Ils réduisent l’humain à un tube digestif et un conducteur de voiture : ça me déprime. Nous avons la chance d’avoir une couverture sociale, mais nous perdons de grands artistes internationaux. Il y a une déconsidération et une infantilisation des artistes, même des plus grands. On décrète que ce n’est qu’un amusement : il n’y a pas de pensée là-dedans.
Avez-vous eu un contact avec le gouvernement depuis jeudi ?
Oui, j’ai eu Roselyne Bachelot dimanche, puis elle nous a reçus le lendemain, avec d’autres représentants du secteur. J’ai le sentiment que malgré sa bonne volonté, elle est comme nous face à des politiques qui ne comprennent pas vraiment les enjeux fondamentaux, profonds, de la culture, ou qui les comprennent mais ne veulent pas les soutenir politiquement. C’est ce que laissent penser les dynamiques, les résonnements, les logiques financières. Le monde de la culture ne doit pas accepter cela, car c’est une lente érosion de quelque chose qui fonde nos démocraties : la diversité culturelle, l’art comme espace politique et critique de la société doit exister.
Quelles perspectives la Ministre de la culture vous a-t-elle données ?
Ce n’est pas très clair. Elle nous a assuré qu’elle ferait tout ce qu’elle peut. J’aime à la croire, je l’espère. Mais nous allons chercher nos perspectives ailleurs : il y a une justice, un Conseil d’État. Très pratiquement, un certain nombre d’associations du secteur culturel ont déposé un référé-liberté au Conseil d’État, ce que les Cultes ont fait avec succès. Bien sûr, le droit du culte est inscrit dans la Constitution, mais le droit du culturel devrait l’être aussi : Macron et Castex disent qu’ils défendent la laïcité, mais la défendre, c’est aussi faire attention à ce que le secteur culturel, extrêmement vivant en France et totalement laïc, puisse être sauvé et soutenu. Ils le soutiennent financièrement, mais pas sémantiquement. C’est ce que le secteur de la culture, et moi avec, a ressenti. C’est ce qui l’a accablé, révolté selon les moments : on se prépare une société qui réduit l’être humain à des masses de consommateurs. Il faut défendre ce que nos ancêtres ont construit patiemment.
Comment ce recours s’est-il décidé ?
Le Syndeac [Syndicat des entreprises artistiques et culturelles, ndlr] et la SACD [Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, ndlr] ont choisi de déposer des recours. Il faut pour cela bien choisir ses avocats, ses arguments, car l’argumentation est essentielle dans un référé-liberté, le juge ne pouvant statuer que sur ce qui est exposé. Tout cela est complexe. Je me suis exprimé là-dessus et j’ai donc été considéré comme le porte-parole : on m’appelle depuis pour savoir comment faire pour s’y associer. J’ai expliqué qu’un référé n’est pas une pétition et que les recours partiront donc de toute façon. Mais ce n’est pas moi qui suis aux manettes directement.
Quels seront les arguments mis en avant ?
La liberté d’expression, l’iniquité que cela représente, et la disproportion de la fermeture des lieux culturels par rapport à l’objectif de la lutte contre le Covid, qui est flagrante. En mars, les artistes ont fait comme tout le monde et ont évidemment joué le jeu. Mais aujourd’hui, les gens peuvent sortir de chez eux, il y a des embouteillages monstres, des trains bourrés : on ne peut pas demander aux artistes d’être les seuls à rester fermés.
Les restaurateurs et les stations de ski ont également fait des référés-liberté, qui n’ont pas abouti : croyez-vous pouvoir gagner le vôtre ?
Je regrette pour les restaurateurs et les stations de ski qu’ils n’aient pas obtenu gain de cause, mais nous ne sommes pas face au même problème. La fermeture de la restauration se rapporte à des problèmes spécifiques, notamment le fait d’enlever les masques. D’ailleurs, nous fermons aussi la restauration de nos théâtres, ce qui est très dommageable. Mais je vais faire dimanche du Beethoven dans une église, et nous pourrions aussi mettre un acteur à la place du commissaire priseur pour jouer dans des salles de vente qui sont ouvertes alors que la configuration est exactement la même : ces exemples montrent qu’il y a un problème évident et probant. Nous argumenterons que cette mesure est non seulement disproportionnée, mais en plus inefficace car nous ouvrons les salles avec beaucoup de responsabilité.
Si cela ne marchait pas, si les salles restaient fermées le 7 janvier, quelles seraient les étapes suivantes de ce combat ?
D’abord, j’enverrais Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell à Jean Castex. J’espère que le gouvernement va se rendre compte que cette décision est disproportionnée, et décidera au moins de rouvrir début janvier sans condition, sachant qu’on a proposé à Roselyne Bachelot d’aller encore plus loin dans les mesures sanitaires pour pouvoir rouvrir. On peut aussi imaginer de ne pas traiter tous les lieux de la même façon : à Châteauvallon [scène nationale toulonnaise qu’il dirige, ndlr], je n’ai que peu de flux, il y a donc très peu de risques. Il ne faut pas conditionner la réouverture à un niveau de contamination : c’est ridicule car le nombre de cas positifs va augmenter puisque tout le monde est dehors, alors qu'il est prouvé que les lieux de spectacle ne sont pas des lieux très contaminants. Il est prouvé également que la diversité culturelle française crée un lien social dont on a cruellement besoin en ce moment. C’est aussi un espace de pensée, de critique, et tout simplement de joie.
Vous étiez à la manifestation organisée le 15 décembre : qu’avez-vous ressenti ?
J’ai ressenti de la colère, mais aussi le manque d’organisation de nos métiers. Le simple fait que j’en sois aujourd’hui le porte-parole en dit long : j’aimerais entendre un peu plus les hommes et les femmes de talent qui dirigent les grands théâtres. J’ai ressenti que nous étions en même temps nombreux et un peu seuls.
Est-ce dû au fait que ce sont des métiers où les nominations et les subventions sont décidées au Ministère ?
Ce n’est pas moi qui l’aurai dit ! Je sens qu’il y a de la peur, qui est amplifiée par la grande précarité de ce secteur. Bien sûr, le gouvernement joue sur cette peur.