Déconfinement : les questions de Roselyne Bachelot (et des réponses qui s'imposent)
La nomination de cette figure politique et médiatique comme troisième Ministre de la Culture du quinquennat Macron lors du remaniement le 6 juillet dernier (c’était il y a seulement 42 jours… c’était il y a déjà 42 jours !) a suscité énormément de commentaires et d'espoirs parmi le public et le monde artistique. Plus hauts sont les espoirs, plus grande peut être la désillusion, puis la colère si des décisions ne sont pas prises rapidement : en temps de crise, le temps est un luxe dont le secteur de la culture ne dispose plus et la poursuite de l'inaction serait une faute.
C'est dire si cette interview radio-télévisée de ce matin sur RMC-BFM TV était donc attendue. D’autant plus que le compte Twitter (désormais outil privilégié de communication pour beaucoup de responsables politiques) de Roselyne Bachelot propose presque exclusivement depuis le 25 juillet dernier des éloges funèbres, ce qui est bien évidemment attendu d'une Ministre de la Culture mais à condition qu'elle agisse aussi pour les (arts) vivants, y compris en période de congés estivaux. Du côté du compte du Ministère de la Culture, les publications sont soit liées à des événements historiques passés avec le tag [#CeJourLà], soit elles servent à mettre en avant des initiatives actuelles [#culturecheznous] mais pas encore tournées vers l'avenir.
Ce matin donc, les questions attendues sur la situation actuelle et la reprise lui ont bien été posées, mais Mme Bachelot a répondu pour l'instant par d'autres questions et interrogations.
Le pop-corn de la discorde
La question évidente et de bon sens au point qu'elle en est universelle, consiste à (se) demander pourquoi il est autorisé de s'asseoir côte-à-côte dans les transports et pas dans un théâtre ?
La réponse de Roselyne Bachelot est liée aux pop-corn. En effet, selon la ministre, "le monde du cinéma tient au fait de pouvoir retirer son masque pendant les séances [car] la confiserie représente une source de revenus importante."
Une réponse qui laisse perplexe. Un article du même média publié en janvier dernier, explique certes que les ventes de confiseries et boissons représentent 15% du chiffre d'affaires des cinémas français (contre 40% aux États-Unis) et que la part des confiseries dans le chiffre d'affaires des cinémas a triplé entre 1996 et 2014 (source: INSEE, CNC, rapport de Pierre Kopp / BFM TV), sachant que la marge sur ces produits est considérable et bien plus stable en proportion que les entrées (très volatiles selon le film). Cela étant, il paraît peu logique qu'une baisse substantielle de la jauge soit préférable afin que les spectateurs restants puissent manger des pop-corn : cela ne serait logique que dans le cas où la confiserie rapporterait beaucoup plus que les ventes de billets.
Enfin et surtout, dans ce cas, l'évidence et le bon sens voudraient que le gouvernement acte des mesures différenciées selon les lieux. Il est désormais possible d'imposer ou non le masque selon une ville, un quartier et même une rue, il doit donc être possible d'imposer le masque dans les théâtres (sans distanciation donc, comme dans les transports) et d'imposer la distanciation dans les cinémas sans port du masque obligatoire durant la séance. Même, dans l'esprit de décentralisation, de subsidiarité et de respect des décideurs locaux "qui connaissent le mieux et au plus près les situations" (comme le répètent les membres du gouvernement), pourquoi ne pas laisser chaque salle et lieu proposer et choisir la modalité qui respecte les consignes établies tout en permettant la meilleure viabilité selon sa situation propre ? Réponse de Roselyne Bachelot sur l'idée d'avoir (ne serait-ce que) deux législations différentes : "il faut y travailler". La Ministre recevra cette semaine, 42 jours après sa prise de fonction donc, "les organisations professionnelles des secteurs les plus impactés" (sic).
Dans l'hypothèse d'une réouverture des théâtres, la ministre pose comme première difficulté potentielle l'obligation de faire respecter le port du masque durant la représentation : "il faut s'assurer que le port du masque reste fiable une fois l'obscurité obtenue. Si vous allez au spectacle avec une personne fragile de votre entourage, et que la personne à côté profite de l'obscurité pour enlever son masque, comment fait-on ?"
D’abord, plusieurs salles ont organisé des concerts durant l’été, certes avec jauge réduite mais en faisant effectivement respecter le port du masque pendant le spectacle : chaque fois que cette consigne a été donnée, nos correspondants ont pu constater qu’elle était respectée. Il serait donc injuste que le monde de la culture, qui a démontré son sérieux et sa capacité à gérer ces situations, reste fermé dans sa totalité, parce que les règles sanitaires sont peu ou mal respectées dans d’autres secteurs. Le civisme, auquel le gouvernement fait confiance dans les bars ou dans les transports, n’a aucune raison de ne pas être encouragé au spectacle. Comme le rappelait Laurent Brunner, Directeur de Château de Versailles Spectacles, la gestion des spectateurs fait partie du métier des salles de spectacle. Leurs personnels sont par exemple déjà formés à faire respecter l’interdiction de prendre des photographies ou vidéos durant le spectacle, ce qu’ils parviennent globalement à faire respecter.
La Ministre de la Culture évoque toutefois des cas extrêmes avec des réactions violentes contre l’obligation de porter le masque : "on a vu des choses très graves se passer, même jusqu'à un meurtre". En rendant hommage à Philippe Monguillot et en présentant toutes nos condoléances aux proches de ce chauffeur de bus à Bayonne décédé pour avoir voulu faire respecter la loi et le civisme, il convient de rappeler que cette tragédie n’a pas entraîné une suppression des transports en bus, et ne doit pas davantage provoquer un recul des autorités publiques ou une fermeture des théâtres. Si les lieux de spectacles doivent rouvrir c'est aussi, justement, parce que la culture est le meilleur moyen de lutter contre “l’ensauvagement” de la société dénoncé par le Ministre de l’Intérieur.
Encore et toujours, il est urgent d'agir et de prendre des décisions, la Ministre de la Culture en a bien conscience, rappelant elle-même que les mesures de distanciation ne permettent d'espérer qu'un remplissage à 70% au maximum alors que les seuils de rentabilité sont souvent à 80% au minimum. "Il faut gagner les pourcentages que permettraient le port du masque obligatoire et la suppression de la distanciation physique entre les spectateurs ou groupes de spectateurs", conclut la Ministre en rappelant également que la Culture “c’est 650.000 personnes qui en vivent, c’est 80.000 entreprises. La valeur ajoutée de la Culture c’est 7 fois l'industrie automobile.”
Dont acte, en attendant les actes.
À noter également que tout le début de cet entretien a été consacré à la polémique du Puy-du-fou : fondé par Philippe de Villiers avec lequel le Président de la République a affiché sa proximité, c'est le seul lieu à avoir obtenu (de la préfecture) une dérogation pour accueillir plus de 5000 personnes. L'explication de Roselyne Bachelot : les autres organisateurs de spectacles assis (condition sine qua non pour obtenir une autorisation) n'ont pas demandé cette dérogation, et d’assurer qu’ils l’obtiendraient s'ils la demandaient en respectant les mesures sanitaires. De fait, les autres dérogations demandées pour des rencontres sportives dans les stades de Ligue 1 n'ont pas été accordées. Pour ce qui concerne l'art lyrique, les Chorégies d'Orange ont préféré faire leur "Nuit Magique" à huis clos et la Carmen au Stade de France a été repoussée en 2022. Espérons que les Chorégies maintiendront donc le grand rendez-vous traditionnel Musiques en fête (reporté à la rentrée) en demandant la dérogation et que d'autres lieux d'opéra en feront de même (le Directeur de l'Opéra de Paris en partance a bien réussi à monter des spectacles pour sa prochaine maison napolitaine et les villes d'opéra en région ont pour beaucoup déjà proposé par le passé des spectacles dans des arènes, stades, zénith).
La Ministre de la Culture a également profité de cette interview pour rappeler les actions déjà mises en place pour le monde de la culture : citant à nouveau une aide de 5 milliards d'euros et une prolongation d'un an des droits des intermittents (deux annonces qui demandent toutefois un sérieux décryptage : nous l'avons fait ici et là).
Enfin, avec en l'occurrence un peu de légèreté dans le ton (ce qui fait souvent l'intérêt du propos de Roselyne Bachelot s'éloignant de la langue de bois mais qui à force d'être employée dans chaque communication devient de plus en plus difficile à apprécier en temps de crise), la Ministre retourne la question à l'intervieweur Nicolas Poincaré en lui demandant s'il sait ce qu'il va se passer avec le Coronavirus à l'automne (auquel elle serait "extrêmement reconnaissante" qu'il le lui apprenne).
Précisément c'est face à l'incertitude que tous les scénarios doivent être étudiés et que les mesures doivent être annoncées et prises : c'est précisément ce qui a manqué depuis le début de l'épidémie. Car une chose est certaine : le virus n’aura pas disparu à l’automne.