Saison 2024 du Teatro Colón : le pouvoir en temps de crise
Après deux mois d’impatience et parfois d’exaspération manifestées par le public sur les réseaux sociaux, la célèbre maison d’opéra de Buenos Aires comble une attente qui fut longue et, pour beaucoup de mélomanes, anxiogène, quoique compréhensible au regard de la situation politique et économique du pays.
Crises politique, budgétaire et institutionnelle
Dans la période récente, le contexte a été marqué par deux événements politiques majeurs. D’une part, l’élection de l’ultra-libéral Javier Milei, nouveau Président de la République argentine, a précipité, conformément à sa doctrine, des coupes sombres dans les dépenses publiques à coup de tronçonneuse (symbole de sa campagne). D’autre part, au niveau municipal, l’émergence d’une nouvelle équipe à la tête de la capitale argentine, dont dépend administrativement le Teatro Colón, a nécessairement impliqué des tractations avec les autorités du théâtre, son Directeur Général ayant été confirmé dans ses fonctions. Ces deux mois n’ont pas été de trop pour remodeler la saison à venir, dans un contexte budgétaire où la monnaie nationale a subi dans ce laps de temps une très brutale dévaluation face au Dollar (la valeur du Peso a été divisée par 4), avec les répercussions que cela suppose pour des contrats signés avec des engagements à l’international. De surcroît, le chef d’orchestre Jan Latham-Koenig, Directeur musical du Teatro Colón, a été arrêté en janvier dernier à Londres et accusé d’abus sexuel sur des personnes mineures. Libéré sous caution, il est présumé innocent. Cette affaire judiciaire a néanmoins entraîné de facto la non reconduction de son contrat, initié pour la saison 2023. Son poste, à ce jour, n’a pas encore été pourvu.
La saison lyrique 2024, qui puise généreusement, mais non exclusivement, dans les ressources vocales argentines, maintient une certaine forme d’ambition, même si sur les 7 titres d’opéras présentés (plus un opéra de chambre, contre 8 opéras plus trois opéras de chambre en 2023), 3 sont des repositionnements de productions locales passées. C’est, de l’aveu de Jorge Telerman, et en présence de Gabriela Ricardes, nouvelle Ministre de la Culture de la Ville de Buenos Aires, sous l’angle du ou des pouvoirs que se tisse un fil conducteur à travers les choix des œuvres et des mises en scènes retenues pour cette nouvelle saison.
Imaginaire du pouvoir
Deux de ces 3 repositionnements ouvrent la saison, laissant des marges financières pour la liquidation de certains contrats de la saison 2023 encore impayés et la suite de la saison 2024. C’est justement du pouvoir de l’argent, comme le rappelle Jorge Telerman, dont il est question dans la reprise, en avril, d’Ariane à Naxos de Richard Strauss mis en scène par Marcelo Lombardero en 2019 (notre compte-rendu). En fosse, l’Autrichien Günter Neuhold dirigera la Orquesta Estable du Teatro Colón. Sur scène, Carla Filipcic Holm et la Japonaise Eiko Senda chanteront (toutes deux en alternance) Ariane et la Prima Donna. Bachus et le Ténor seront interprétés par Sergio Escobar et Fermin Prieto, Zerbinetta par la soprano russe Ekaterina Lekhina ou sa collègue argentine Constanza Díaz Falú, le Compositeur par Tamara Gura / Laura Grecka, le Maître de musique par Alejandro Spies et Leonardo Estévez, le Maître de ballet et Scaramouche par, alternativement, Pablo Urban et Sergio Spina, Arlequin par Felipe Carelli ou Sebastián Angulegui, Brighella par Santiago Martínez et Andrés Cofré, Truffaldin par Iván García et Walter Schwarz, la Naïade par Oriana Favaro, la Dryade par Florencia Machado et Rocío Arbizu, l’Écho par Florencia Burgardt et Rocío Giordano, le Majordome enfin par Carlos Kaspar.
En mai, le retour d’un grand classique, Turandot de Puccini, avec la non moins classique conception scénique de Roberto Oswald (créée en 1993, sa dernière reprise in loco datant de 2019 : notre compte-rendu), verra l’Autrichienne Martina Serafin, la Sud-ossète Veronika Dzhioeva et l’Argentine Mónica Ferracani se frotter alternativement aux pouvoirs despotiques du rôle-titre. Le public trouvera à leurs côtés Marcelo Puente et Jorge Puerta (Calaf), Jaquelina Livieri, Marina Silva, Florencia Burgardt (Liú), Lucas Debevec Mayer, Christian Peregrino et Leonardo López Linares (Timur). Les 3 compères Ping (Omar Carrión et Sebastián Angulegui), Pang (Darío Schmunck et Iván Maier), Pong (Carlos Ullán et Sergio Spina) complèteront la distribution. Les baguettes, argentine de Carlos Vieu et italienne de Beatrice Venezi, opèreront en fosse.
En juillet, c’est le redoutable pouvoir de séduction de la Carmen de Bizet dans la retentissante version du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, récemment (re-)mise en scène à Paris et à Barcelone, qui viendra, certainement, faire polémique à Buenos Aires autour des pouvoirs des grands metteurs en scène actuels. Le Géorgien Kakhi Solomnishvili conduira l’orchestre maison, tandis que la mezzo italienne Francesca Di Sauro et deux de ses collègues, Maria Luisa Merino Ronda (Chili) et Florencia Machado (Argentine), auront la lourde tâche d’interpréter Carmen. Gustavo López Manzitti (Don José), Jaquelina Livieri et Marina Silva (Micaëla), Christian Peregrino enfin (Escamillo) compléteront le plateau vocal.
Le troisième repositionnement en août sera celui du Consul de Menotti, très applaudi à l’occasion de sa mise en scène par Rubén Szuchmacher en 2022 (notre compte-rendu). Mais cette fois-ci, Marcelo Ayub en assurera la direction musicale. Sebastián Angulegui interprètera John Sorel tandis que Carla Filipcic Holm retrouvera le rôle de Magda Sorel, des époux confrontés aux pouvoirs glaçants d’une bureaucratie sourde et inhumaine. Adriana Mastrángelo (la Secrétaire), Virginia Correa Dupuy (Mère de John), Héctor Guedes (l’Agent secret), Pablo Urban (Nikita Magadoff), Alejandro Spies (M. Kofner), Marisú Pavón (la Femme étrangère), Marina Silva (Anna Gomez), Rocío Arbizu (Vera Boronel), Sebastián Sorarrain (Assan) tenteront eux aussi de s’accaparer les faveurs du public argentin.
Le mois de septembre sera l’occasion d’une nouvelle Aurora d’Héctor Panizza (en version espagnole) qui présente de nombreuses résonances autour du pouvoir politique lié à l’indépendance de l’Argentine (1810-1816). Détail curieux et troublant : l’œuvre, inaugurée en 1908, n’a pas été jouée au Colón depuis un quart de siècle (1999), à une époque où les années Menem et les autorités politiques, imposant une parité Peso/Dollar qui se retrouve aujourd’hui en plein dans l’actualité argentine, avaient fait imploser le pays. Daniela Tabernig (Aurora), Fermín Prieto (Mariano), Hernán Iturralde (Don Ignacio), Alejandro Spies (Raimondo), Santiago Martínez (Bonifacio), Cristian Maldonado (Don Lucas) se chargeront de faire revivre ce pan de l’histoire nationale, guidés sur le plan scénique par Betty Gambartes (le chef d’orchestre n’est pas mentionné à ce jour).
Orphée aux Enfers d’Offenbach sera par la suite monté en novembre, mis en scène par Pablo Maritano et exécuté en fosse par Christian Baldini. Satire du pouvoir impérial de Napoléon III, elle sera chantée par Carlos Natale (Orphée), Mercedes Arcuri (Eurydice), Santiago Martinez (Aristée / Pluton), Ricardo Seguel (Jupiter), Victor Torres (John Styx), Maria Castillo De Lima (Diane), Daniela Prado (Cupidon) et Carolina Gómez (Vénus).
Un Ballo in maschera, qui voit les luttes de pouvoir s’immiscer dans la puissance du drame verdien, viendra enfin refermer ce bal lyrique et scénique 2024, avec une mise en scène de Rita Cosentino. Deux inconnus restent pour le moment masqués pour cette production : le nom du chef d’orchestre et celui du ténor de la première distribution qui incarnera le rôle de Riccardo (Gastón Oliveira s’en chargera pour le cast B). Alessandra Di Giorgio (soprano italienne) et Maria Belén Rivarola interpréteront Amelia. Fabián Veloz et Leonardo López Linares (Renato), Oriana Favaro et Constanza Díaz Falú (Oscar), Guadalupe Barrientos et Maria Luján Mirabelli (Ulrica) sont annoncés pour les autres rôles.
Pouvoir de l’imaginaire
D’autres sections du programme 2024 font la part belle au chant de façon plus originale pour un opéra. Dès le mois de mars, Carmina Burana de Orff sera porté par le Chœur Permanent du Colón (direction Miguel Martínez) et celui des enfants de cette même maison (dirigé par César Bustamante), présenté dans une version chorégraphiée par Mauricio Wainrot et dansée par le Ballet permanent du théâtre.
L’Orchestre Académique du Teatro Colón, son Chœur d’enfants ainsi que l’Académie Chorale de l'Institut Supérieur d’Art du théâtre, sous la direction de César Bustamante, offriront en juillet la cantate Herz und Mund und Tat und Leben (Cœur et bouche et action et vie) de Bach.
Du côté des concerts de l’Orchestre Permanent du Colón, la Messa a quattro voci (Messa di Gloria) de Puccini sera donnée en avril sous la direction de José María Moreno, avec le ténor Gastón Oliveira, le baryton Omar Carrión et le Chœur permanent du Colón. En décembre, c’est Keri-Lynn Wilson qui interprétera avec ces mêmes musiciens maison la Symphonie nº9 de Beethoven aux côtés de Montserrat Maldonado, Alejandra Malvino, Santiago Ballerini et Fernando Radó.
L’opéra de chambre Kassandr(x) de Pablo Ortiz, avec la soprano transgenre María Castillo De Lima dans le rôle de Cassandra, sera donné fin août-début septembre. D’autres pièces viendront compléter le cycle Contemporain : la repositionnement d'Einstein on the Beach de Philip Glass en avril avec la même équipe qu’en 2023 ainsi que Gurrelieder de Schönberg (septembre), avec Gustavo López Manzitti (Waldemar), Carla Filipcic Holm (Tove), María Luisa Merino Ronda (Waldtaube), Hernán Iturralde (Bauer), Pablo Urban (Klaus Narr) et Marcelo Lombardero (Narrateur).
Concernant les récitals de chanteurs internationaux solistes, deux événements sont à retenir, même si le programme de ces soirées n’est pas encore détaillé : la venue de la soprano coréenne Hera Hyesang Park en avril et le retour en août de Joyce DiDonato pour son spectacle Eden, toujours dans le cadre du Mozarteum Argentino après ses participations en 2019 et 2021 à ce programme d’excellence.
Le vaste cycle de concerts donnés au Salon Dorado, situé au 1er étage du théâtre, offrira également nombre de récitals de chanteurs argentins renommés : les sopranos Maria Belén Rivarola (mars), Paula Almerares (août), Carla Filipcic Holm (novembre) et Oriana Favaro en décembre (cette dernière étant accompagné par le ténor Darío Schmunck), le ténor Santiago Martínez (juin), les barytons Sebastián Sorarrain (avril) et Victor Torres (septembre), la basse Lucas Debevec Mayer enfin (octobre). Ce luxueux salon verra parallèlement plusieurs chœurs et ensembles vocaux se produire : Le Chœur d’enfants de Bâle (avril), le Chœur de l’Université d’État du Missouri (mai), l’Ensamble Vocal Cámara XXI (juin), Eudokia Ensamble (juillet), le Chœur d’enfants du Teatro Colón (août), la Compañía Coral de Santa Fe (septembre), la compagnie Tous Ensemble (novembre).
Face à cette diversité vocale dans les genres, les époques et les formations, la permanence de la voix pour cette saison 2024, qui commémore le centenaire de la mort de Puccini et célèbre les 150 ans de la naissance de Schönberg, aidera sans doute à faire oublier, le temps d’un air lyrique, la crise malheureusement omniprésente dans l’air du temps.