La Nonne sanglante sauvée à Saint-Etienne, maison des secondes chances
Secondes chances d’un opéra
Dès sa création en 1854, La Nonne sanglante devait être la seconde chance de Gounod, dont le premier opéra, Sapho avait connu neuf représentations en 1851. Hélas en passant de l’Antiquité au Moyen Âge (comme source d’inspiration de ces deux opéras), Gounod ne fit pas beaucoup mieux en termes de succès public : avec seulement 11 représentations, La Nonne sanglante entraîna même le départ de Nestor Roqueplan, remplacé à la Direction de l'Opéra de Paris par François-Louis Crosnier qui s'empressa de déprogrammer l'œuvre.
Cet opéra était pourtant lui-même l’occasion de donner une seconde et même une troisième chance à une adaptation lyrique du roman gothique anglais Le Moine (The Monk) publié par Matthew Gregory Lewis en 1796, et qui connut un grand succès des deux côtés de la manche et sur les planches de théâtre : de quoi attiser l’intérêt de nuls autres que Verdi et Berlioz, mais sans aboutir. D’où l’intérêt de replonger dans des époques elles-mêmes fascinées par d’autres (le XIXe siècle replongeant dans le gothique pour forger un romantisme fascinant), d’où l’intérêt évidemment aussi donner de secondes chances et même davantage à des compositeurs tels que Gounod, qui produira avec son Faust un opéra rivalisant pour le titre d’œuvre la plus représentée au monde sur les théâtres lyriques.
La Nonne sanglante en personne, Marie Gautrot qui revient incarner ce personnage de revenante à Saint-Étienne mêle ainsi, en pensant à toute cette histoire, le plaisir aux regrets de ce qui aurait pu être : “La Nonne sanglante de Gounod est une œuvre passionnante, dans la lignée du Freischütz de Weber, du Vampire de Marschner ou de La Dame blanche de Boieldieu. Pour l’anecdote, j’ai d’ailleurs reçu mon contrat de La Nonne sanglante avec une petite carte de mon agent “Contrat pour La Dame blanche”. On ouvre la porte du fantastique vu par le gothique flamboyant du romantisme et Gounod s’y montre brillant, notamment avec une orchestration magnifique. Je crois que je resterai quand même frustrée à jamais que la version de Berlioz, compositeur si cher à mon cœur, n’ait pas vu le jour.”
À l’impossible nul n’étant tenu, l’Opéra de Saint-Étienne n’a pas (encore ?) pu offrir une seconde chance à un opéra de Berlioz qui n’a pas été composé, mais à défaut de miracle, la maison accomplit l’exploit d’offrir une seconde seconde chance à cet opéra “maudit” de Gounod, mais aussi à sa nouvelle production maison qui avait dû être annulée en temps de Covid. Nous lui avions alors consacré un article Requiem pour vous présenter ce que vous ne pouviez voir. L’Opéra de Saint-Étienne offre en effet ainsi une seconde chance, à l’œuvre, à ce spectacle, à ces artistes de présenter et même creuser encore leur travail sur ces personnages, eux aussi en quête d’une seconde chance dans cette histoire fantastique.
Les secondes chances sont la marque de fabrique de l’Opéra de Saint-Étienne qui vient ainsi, rien que de mémoire récente, de ressusciter Andromaque de Grétry, Lancelot de Joncières, Cendrillon d’Isouard, Dante de Godard outre bien entendu entre autres perles du héros local : La Vierge, et Don Quichotte de Massenet. Et La Nonne sanglante résonne tout particulièrement avec cette thématique, l'intrigue étant une succession de secondes chances pour tous les personnages : seconde chance tout d’abord pour réconcilier deux clans avec un mariage arrangé, mariage forcé contre lequel luttent Rodolphe et Agnès pour donner une seconde chance à leur union, le tout avec le spectre de La Nonne sanglante qui revient chercher une seconde chance de repos : en punissant le Comte Luddorf qui avait causé sa mort et qui décroche sa seconde chance, celle du pardon, en se sacrifiant.
Rôle premier de premier plan
Le héros de cet opéra pris dans ce faisceau de secondes chances et de rédemptions est un rôle à ce point intense qu’il en vient à faire aussi peur à ses interprètes que La Nonne sanglante effraie le plateau. “Rodolphe est le personnage principal de cet opéra. Il en est le pilier, la pierre angulaire et celui par qui le drame arrive et qu’il sera le seul à pouvoir conjurer” explique celui qui devait l’incarner et qui l’incarnera à Saint-Étienne : Florian Laconi. “C’est un jeune homme fougueux profondément amoureux d’Agnès, princesse d’un clan rival, dont il découvre qu’elle est promise à son frère. Et, c’est en tentant de s’échapper avec sa promise, qu’il tombe sous la malédiction de La Nonne sanglante.
Comme j’ai toujours essayé de le faire avec les jeunes premiers, je voudrais particulièrement lui trouver un caractère fort, aller creuser dans les complexités du personnage. C’est un jeune homme empli de dualité, entre la peur et le courage, entre la maturité et la jeunesse, entre la tendresse et la violence.
Le rôle est très beau, car on y retrouve beaucoup de choses typiques de Gounod, tout en étant relativement aux antipodes de beaucoup de choses que nous connaissons. La difficulté majeure est la longueur du rôle : Rodolphe chante plus des trois quarts de la partition. Et c’est un rôle extrêmement aigu qui ne compte pas moins de 106 La, 14 Si Bémol, 3 Si, 3 Contre-Ut et 1 Contre-Ré (je trouvais cela tellement étonnant que je me suis amusé à compter) ! Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas parce que ce rôle est aigu que c’est un rôle léger. Au contraire, il s’agit d’un véritable ténor lirico spinto, car par son ambitus, la tessiture du rôle est relativement large.”
Tout cela donne son sens à la résurrection de ce rôle et de cet opéra, donnant une image plus complète d’un catalogue, d’une époque, d’un style comme en témoigne le ténor, heureux de promouvoir ainsi “le style français et ce répertoire que j’affectionne particulièrement depuis tant d’années. Et puis, le rôle permet de montrer une large palette vocale allant de la vaillance à la tendresse de la voix.
Ayant eu la chance de chanter Roméo et Juliette, Faust et Mireille à de nombreuses reprises, avec toujours une grande émotion, je suis ravi de retrouver mon vieil ami Gounod dans un ouvrage méconnu mais où il glisse de nombreuses références à ses trois grands chefs d’œuvres, et cela me touche beaucoup.
Cela permet également au public d’aller à l'Opéra sans avoir l’impression d’être en terrain conquis, pour découvrir une œuvre de notre répertoire et de notre patrimoine musical. Le pousser à être curieux. C’est presque un devoir de notre mémoire et je remercie l’Opéra de Saint-Étienne d’offrir depuis tant d’années la chance de découvrir ou redécouvrir des opéras oubliés.”
Espoirs féminins
La promise de Rodolphe, Agnès, est à nouveau confiée à Erminie Blondel (la promise de cet opéra, pour ce rôle qui lui fut promis et qui lui sera offert, l’Opéra de Saint-Étienne tenant la promesse de cette production et de ses engagements envers les artistes). Celle-ci s'enthousiasme également et même de cette “triple résurrection" ! Le personnage de la Nonne, l'opéra de Gounod qui revit depuis la production de 2018 à l'Opéra Comique, et cette production elle-même ! Comme nous, artistes, avons cru mourir quand les théâtres ont été fermés, nous revivons aujourd'hui.”
Et pour présenter son personnage, c’est aussi une inspiration et un univers qui se ravivent dans son propos et cette production : “Comme Le Moine de Lewis dont elle s'inspire, La Nonne sanglante est une œuvre de jeunesse qui ne respecte pas les codes, c'est ce qui fait son intérêt et aussi ce qui peut expliquer qu'elle ait disparu des scènes pendant si longtemps : un rôle écrasant pour le ténor, proche de Meyerbeer, mais assez peu développé pour les deux personnages féminins principaux qui n'ont pas d'air. Pour le public, il faut voir La Nonne sanglante pour les nombreuses fulgurances musicales qui préfigurent les œuvres de maturité de Gounod, notamment Roméo et Juliette. L'esthétique musicale gothique, l'utilisation de gammes chromatiques, des couleurs foisonnantes à l'orchestre et en particulier aux bois, une ambiance clair-obscur, l'expressionnisme de certaines pages du chœur, les grands ensembles, etc.
Pour Agnès, on peut presque parler de deux voix, deux facettes d'une même femme, une rencontre entre passé et présent, comme les trois personnages féminins des Contes d'Hoffmann. Depuis 2020, j'ai retravaillé la partition en imaginant une transmigration d'Agnès (qui serait la Nonne) en Agnès (la Fiancée). À cette lumière, l'innocence et la pureté de l'amour d'Agnès sont d'autant plus touchantes à l'acte I, et sa rage prend une dimension supplémentaire dans le duo de l'acte V quand elle supplie Rodolphe de venger la Nonne.”
La résurrection de cette production annulée en temps de Covid permet ainsi non seulement de poursuivre la résurrection de cet ouvrage, mais elle a aussi permis aux interprètes de creuser, méditer, approfondir, renouveler, confirmer voire infirmer en certains aspects la vision de leur personnage. Erminie Blondel poursuit ainsi : “D'un point de vue technique, ma première approche en 2020 était à fleur de peau, avec une rage de chanter, dans le contexte très anxiogène de la pandémie. J'essaie aujourd'hui d'avoir un peu plus de distance pour rester souveraine techniquement sans me laisser déborder par les émotions, et garder quoi qu'il arrive la ligne du chant sur le souffle. En quelque sorte, une approche plus belcantiste et moins vériste [réaliste] du rôle, en gardant l'homogénéité sur toute la tessiture. Une tournée de 16 représentations de Traviata a aussi contribué à cette évolution !”
Un temps supplémentaire et précieux avec les personnages, qui aura également bénéficié, au premier titre au rôle-titre, comme nous le confie Marie Gautrot : “Je reprends le rôle-titre puisque l'Opéra de Saint-Étienne a eu la bonne idée de reprogrammer l’œuvre pour cette saison. Il est toujours très riche de retrouver un rôle pour lui donner plus de densité, plus de strates et éventuellement plus de confort technique. La situation est inhabituelle ici puisque nous avons été coupés dans notre élan à la générale piano. Je continue donc le chemin vers ce personnage et sa vocalité particulière. Le report m’a donné l’occasion de lire Le Moine de Matthew Lewis. Le rôle de la Nonne est peu développé, alors que le rôle du ténor est écrasant, mais elle est puissante par son absence et la façon dont elle apparaît. Ses interventions offrent une distorsion des registres qui demande une tessiture particulièrement large, une puissance lyrique qui donne beaucoup d’impact notamment aux duos avec Rodolphe. Il faut se replonger techniquement dans ces grands écarts vocaux et j’attends avec impatiente de retravailler avec le metteur en scène Julien Ostini ce fantôme, ce personnage de femme morte qui a tant de pouvoir sur le vivant. Un travail sur la malédiction et sur la réparation qui est l’histoire du livret mais peut-être aussi celle de l’œuvre même.“
Plonger dans les lectures et dans des œuvres complémentaires, tel fut aussi précisément le programme de Thomas Dear qui campe Pierre l’Ermite (figure historique initiateur des Croisades et que Verdi retrouvait d’ailleurs onze ans plus tôt dans I Lombardi alla prima crociata) : “Depuis la date initialement prévue pour cette production, je me suis intéressé à cette période de l’histoire, aux rapports entre religion et politique, au pouvoir du mariage entre deux familles importantes pour agrandir leurs territoires, et apaiser des tensions (sujet que traite cet opéra avec une pointe de mysticisme en plus à travers le fantôme de la Nonne). J’écoute beaucoup de podcasts sur l’histoire, et aussi par exemple la série documentaire sur les Tudors sur Arte, j’ai trouvé Henry VIII particulièrement passionnant. Ce n’est pas en lien direct avec La Nonne sanglante, mais l’intrigue reste dans le même cadre : religion, pouvoir, amour, etc. Je pense aussi à Philippe II et à l’inquisition, aux guerres de religions.
Musicalement Pierre l’Ermite est entre Frère Laurent dans Roméo et Juliette et Méphistophélès dans Faust, tous les deux de Gounod. On ressent la ferveur religieuse de Frère Laurent dans cet air qui ouvre l’opéra, mais avec une vaillance vocale plus importante qui se rapproche peut-être de Méphisto.
Cette œuvre a ainsi tout pour plaire à ceux qui aiment la belle musique, les histoires d’amours compliquées et le suspens.”
Ce délai de retravail, ce temps contraint de report s’est ainsi transformé en temps donné aux artistes, leur permettent donc de creuser leur expérience et leur vision des personnages mais aussi de revenir d’après l’évolution naturelle de leurs voix (qui évoluent beaucoup en l’espace de deux saisons, notamment pour un plateau globalement jeune comme Saint-Étienne aime à les révéler). C’est ainsi qu’ils reviennent différents à leurs personnages et partitions, comme nous l’explique Jeanne Crousaud : “Ce page Arthur que j’incarne ici va être teinté de tout mon parcours depuis, du fait d’avoir chanté à Bastille entre temps, d’avoir côtoyé des voix merveilleuses, des actrices-nées : de pouvoir tout recentrer sur soi et son honnêteté, d’être en l'occurrence un page beaucoup moins enfantin mais de rester aussi émerveillé, par notre métier.” “Notre métier est l’art de se perdre pour mieux se retrouver, renchérit Jérôme Boutillier : chercher, et revenir sur soi avec tout le chemin parcouru qui a changé le regard. Le rôle de Luddorf, que j’ai pris à l’Opéra Comique, vient nourri de toutes les prises de rôles que j’ai pu faire depuis, notamment d'Hamlet, avec plus de facettes, de consistance et de fragilités, de pleine conscience : l’expérience, c’est faire de moins en moins par hasard.
L'air du cinquième acte marque la naissance du baryton dans le répertoire romantique, celui qui apprend à décrire ses émotions (alors qu'il commence comme brute épaisse et sanguinaire). C'est un parcours incroyable, qui le mène à devenir comme le Comte de Luna (et avec un La naturel dans l'aigu et tenu). C'est une typologie avec une vocalité très large, très étendue : il faut tenir ! Il faut le dramatisme, l'aplomb du père, l'autorité dans la voix et en même temps une extraordinaire fragilité, une légèreté avec la voix mixte appuyée et l'aigu pour franchir l'orchestre, qui marche vers le Grand Opéra avec un certain volume en fosse (comme dans Hamlet).”
“Comme c'est un report je ne suis pas sûre que je dirais oui aujourd'hui à ce rôle d’Arthur, aujourd’hui j’incarnerais plutôt une Lucia”, précise et ponctue Jeanne Crousaud au sujet de l’évolution de sa voix, en rappelant donc qu’elle aurait dû chanter Arthur avant l’Ophélie d’Hamlet qu’elle a incarnée avec Jérôme Boutillier à Saint-Étienne, cette maison les suivant dans l’évolution de leurs carrières.
Nouvelles noces
Jérôme Boutillier et Jeanne Crousaud seront ainsi à nouveau réunis au plateau après s’y être rencontrés en 2019 pour Cendrillon (un conte de fées) et y avoir marqué les esprits en couple tragique Hamlet et Ophélie d’Ambroise Thomas.
“C'est une maison extrêmement fidèle, où je chante depuis 2015 et qui m'a offert beaucoup de rôles”, félicite Jeanne Crousaud, à laquelle Jérôme Boutillier emboite le pas : “L'Opéra de Saint-Étienne est une maison avec une très forte indépendance d'esprit, et qui propose du fait-maison. Elle assume ses choix sans peur, car elle fait confiance à ses artistes. Je peux également en témoigner directement : j'ai chanté Escamillo à Musiques en fête en 2019 (avec une rage de dents pas possible que j'ai dû camoufler), et le soir même, Jean-Louis Pichon [ancien Directeur puis conseiller aux distributions de la maison, ndlr] m'appelle et me dit qu'il a eu une vision : en me voyant en Escamillo il veut me donner le rôle d'Hamlet, il savait que j’y serai prêt pour la production prévue trois années et demie plus tard. Et cette maison tient sa parole. C’est grâce à une telle vision d'une telle maison que je suis en ce moment doublure de Ludovic Tézier en Hamlet à Bastille, que Jeanne a remplacé Lisette Oropesa à la générale, et nous avons auditionné ensemble sur le plateau de La Scala : merci Saint-Étienne. C'est l'audace, et la confiance en l'avenir qui pousse à aller de l'avant et le public en a besoin.
Et cet opéra reste composé par Gounod donc il est toujours aussi plaisant, avec ses mélodies mais différentes de celles déjà bien connues. La Nonne sanglante a en outre cette part intéressante qui est celle du rêve, une légende qui permet de s'extirper du quotidien pour plonger dans l'ineffable, aux antipodes de la banalité de notre quotidien mais avec des émotions plus que concrètes. On rêve avec Carmen, Roméo et Juliette, La Traviata car ce sont des histoires d'amour, mais là on peut aussi se laisser prendre par le côté fantastique, la rêverie, l’aspect même imaginatif et lunaire (beaucoup de scènes se déroulant dans la nuit) : cela permet d’explorer des sentiments qui n'ont pas lieu ailleurs, avec une collection de tubes. Gounod est presque le père de la variété : il sait enchaîner des airs avec des mélodies mémorables, nourries aussi de musique religieuse et d’une musique héritée de Rameau (la puissante rencontre entre tradition et modernité). Au bout de deux ou trois jours, on siffle les mélodies des collègues, on connaît les partitions de tout le monde (c'est dire l’impact de l'œuvre sur le public). Cet impact est immédiat : c’est quelque chose de nouveau mais qu’on connaît déjà.
“Justement parce qu’on ne connaît pas, il faut venir, aussi par goût de ce qui est étrange”, renchérit Jeanne Crousaud.
Nouvelle production, nouveaux horizons
Et cette plongée dans un autre univers sera aussi celle proposée par la nouvelle mise en scène de Julien Ostini, qui nous raconte avoir “choisi de placer l'histoire dans une ère glaciaire, sur le décor dépouillé d'une banquise, dessinant un monde aussi stérile, froid et dur que cette histoire, dans laquelle les personnages sont uniquement et en permanence dans le conflit, la préparation de la guerre, dans le pire de ce peuvent faire les hommes, comme seule la haine et le désespoir peuvent engendrer. Et puis cela permet de faire paraître d'autres températures dans les duos d'amour entre les deux personnages principaux. C’est mon troisième Gounod après Faust, et Philémon et Baucis. On y retrouve beaucoup de ce qui fait Gounod, et cela annonce déjà les grandes fresques de Berlioz avec des traits musicaux qui ouvrent vers de nouveaux univers : presque de science-fiction dans ce que nous traduirons avec la lumière au plateau, avec même une neige qui fait disparaître des personnages, une neige de sang.”
L’univers “primitif d’urgence” est ainsi choisi pour le rendre universel. La mise en scène n’impose pas un lieu ni une temporalité : “mais sans non plus mettre tout le monde en chemises blanches (inconcevable, d’autant plus avec le plaisir fou que j’ai à travailler avec les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne) : les costumes sont d’inspiration Inuit, les duels se font au bâton comme cela peut encore se faire. Je m'intéresse beaucoup à la culture préhistorique et je me suis beaucoup inspiré des arts premiers pour les éléments de la scénographie, dont les tambours de la guerre non loin de la Papouasie et les grandes arches sculptées d'Indonésie : elles représentent les ancêtres et le devoir de vengeance. Lorsque deux clans se font la guerre et que le chef d'une lignée a été tué, sa tribu et son héritier doivent dresser cette arche qui ne peut être mise de côté qu'une fois la vengeance accomplie : elle est alors déposée dans les bois pour s’y dissoudre, comme le ressentiment.
Ces émotions fortes, cette intrigue qui se déroule au XIe siècle traite de sujets malheureusement encore très actuels. C’est même déconcertant de voir combien ce projet entamé il y a cinq années (au moment de préparer la production prévue pour 2020), résonne plus fortement encore avec notre monde. Mais je ne me laisse pas non plus aller à me dire qu’il faut encore creuser le trait, comme le temps empire les choses : les spectateurs viennent avant tout pour le plaisir de redécouvrir un opéra de Gounod, ma vision ne doit pas les empêcher d’y arriver mais j’espère en transmettre une sensibilité, avec finesse et une forme de poésie. Concrètement, j’ai apporté très peu de modifications à la mise en scène entre-temps (depuis le report), même si toutes mes expériences depuis ont bien entendu nourri ma vision de l’œuvre (j’ai relu ainsi récemment Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, qui résonne bien entendu puissamment avec le leitmotiv de la violence mais aussi avec l’amour du jeune couple qu’il chaperonne, et puis j’ai trouvé aussi de nouvelles images et sentiments dans des poèmes de Paul Éluard. L’ouvrage et le prisme sont tellement particuliers qu’il est précieux d’avoir ainsi eu le temps d’assimiler ce que nous avons travaillé à l’époque.”
Cette vision qui relie donc les enjeux sociétaux d’hier et d’aujourd’hui, écologiques et féministes, résonne ainsi directement avec la richesse d’incarnation que conçoit Erminie Blondel : “Sur le plan dramatique, l'œuvre tient à la confrontation des deux femmes [Agnès se déguise en Nonne Sanglante pour pouvoir s'échapper avec Rodolphe, entraînant un terrible quiproquo lorsque celui-ci prend le fantôme de La Nonne sanglante pour son aimée Agnès, ndlr], une confusion quasi freudienne de deux femmes broyées par un monde d'hommes glacé et brutal. Comme souvent à l'opéra, les femmes sont victimes, mais ici elles se rebellent et c'est finalement elles qui font avancer et progresser à la fois l'action et le personnage de Rodolphe. C'est pourquoi Julien Ostini, le metteur en scène, nous a tout de suite parlé d'opéra éco-féministe. J'ai été particulièrement touchée par la scène du mariage où Agnès est prisonnière immobile d'une imposante robe-cage, et s'en échappe pour se révéler en pantalon, tout un symbole de libération féministe.”
La nouveauté d’une même direction
Au final et bien entendu, cette reprogrammation offre une nouvelle chance d’apprécier la musique de Gounod, avec le travail des phalanges musicales de la maison stéphanoise, comme nous le résume en conclusion le chef d’orchestre de cette production, Paul-Emmanuel Thomas : “La reprise d’un ouvrage déjà travaillé est toujours une aventure pleine de promesses. C’est comme rouvrir un livre qui nous aurait fortement marqués, l’avoir laissé dans un coin de notre imaginaire faire son propre chemin secret et le relire, non plus comme une première découverte mais comme une pensée familière mais toujours inspirante. Comme les premières impressions qui sont toujours les meilleures, ces inspirations se sont creusées un sillon dans notre imaginaire sonore. Des moments saillants, des phrasés, des couleurs nous ont imprimé des émotions qui rejaillissent à la nouvelle lecture. Mais bien sûr, cette redécouverte ne s’arrête pas là. Car nous découvrons des détails nouveaux. Parfois les équilibres et les couleurs prennent une autre saveur. Il s’agit alors d’une sensation étrange où le familier côtoie la nouveauté.
La Nonne est un de ses opéras où l’on s’interroge sur les causes de sa disparition du répertoire. Une œuvre bien construite, des airs et des ensembles réussis, des scènes dramatiquement efficaces, bref les ingrédients nécessaires pour intégrer durablement les programmations. Cette musique capable du charme subtil si familier à la musique française, tout en retenue et en élégance, voisine avec des scènes à grand spectacle. L’opéra français cherche alors son chemin entre le règne italien et les promesses germaniques et La Nonne sanglante n’a pas à rougir des comparaisons.
Nous avons là le grand orchestre de l’époque qui n’hésite pas à utiliser des effets sonores (la Marche des Morts par exemple) que ne reniera pas Berlioz ! Les bois et les cuivres sont également très présents et individualisés dans cette partition. L’écriture orchestrale est très travaillée et les couleurs recherchées souvent originales (écoutez la clarinette basse !). L’orchestre est ici un véritable protagoniste du drame. Le chœur est parfois utilisé par Gounod sous forme quasiment instrumentale par exemple dans l’intermède fantastique.
L’Opéra de Saint-Étienne, en programmant cette œuvre injustement oubliée, nous rappelle que la curiosité est un bien joli défaut !”
Rendez-vous à l’Opéra de Saint-Étienne pour cette nouvelle nouvelle résurrection de La Nonne sanglante, dimanche 30 avril à 15h, mardi 2 et jeudi 4 mai à 20h.