Le Voyage à Lübeck par Pygmalion : la première fugue de Bach
Le bénéfice de ces concerts Sur les chemins de Bach est de porter un éclairage nouveau sur la musique du Cantor de légende, dont le génie est trop souvent considéré comme une émanation spontanée, quasi miraculeuse. Avant de donner ses lettres de noblesse à L’Art de la Fugue, le jeune Jean-Sébastien Bach réussit à s’échapper de son engagement à Arnstadt pour passer un mois auprès de Dietrich Buxtehude, compositeur allemand dont l’influence sur la musique sacrée protestante est évidente à l’écoute de trois pièces qui émaillent le programme. Un voyage à Lübeck dont Bach ramènera un sens de l’architecture inégalé.
Les musiciens de Pygmalion en sont les humbles artisans. Appliqués à restituer fidèlement les styles représentés dans ces deux heures de concert, orchestre et chœur brillent une fois encore par leur capacité à donner du relief à cette musique. Les instrumentistes portent dans un même élan la grande variété des écritures présentes dans le programme. Ce sens de la nuance apporte beaucoup aux œuvres dont le sens des textes peut parfois échapper à l’auditeur, même le plus attentif aux traductions du livret distribué en salle.
Mais ce qui étonne le plus les nouveaux fidèles, c’est le souffle et la lecture d’ensemble que Raphaël Pichon donne à cette compilation d'œuvres. Le chef-fondateur de Pygmalion creuse encore, et toujours la grande précision rythmique du geste, qui lui permet toutes les variations, si infimes soient-elles. Dès la Cantate BWV 4 (quatrième de son catalogue : Christ lag in Todesbanden - Le Christ gisait dans les liens de la mort), la musique fait poindre chez le jeune Bach les premiers soubresauts d’un art du contrepoint, que Raphaël Pichon lance dans toutes les entrées des pupitres avec énergie et rebond.
La fusion avec un chœur à l’affût des gestes de son chef est totale, et même lorsqu’un changement de métrique vient rompre la linéarité du rythme, rien ne semble perturber le phrasé commun de cet ensemble. Cette variété rythmique (notamment le ternaire dans le binaire) est beaucoup utilisée par Buxtehude, notamment dans la cantate BuxWV 41 (Herzlich lieb hab ich dich - Ô Seigneur, je t'aime de tout mon cœur), pour souligner certaines inflexions du texte. Si ces figures rythmiques doivent être appuyées dans la musique française et italienne, le répertoire allemand, tout en sobriété, exige le traitement plus en douceur que l’ensemble des artistes restitue ici, faisant de ces ruptures l’occasion d’une caresse sonore.
Dans ce programme qui varie les formes, les chanteurs s’extraient du chœur pour quelques ensembles, et des interventions solistes. La première à porter une voix détachée de l’ensemble est Lucile Richardot. Son sens du “phrasé baroque” sert le De Profundis de Nikolaus Bruhns : à l’affût de toutes les dissonances et des tensions que ce texte suggère à la musique, la voix se fait davantage encore pure et claire.
La soprano Maïlys de Villoutreys, habituée à porter des airs solistes dans ces programmes, brille ici dans un duo de voix aiguës aux côtés de Perrine Devillers. Dans les ensembles, chacune des interventions de cette association est d’une grande justesse, chacune des interprètes se montrant assez à l’écoute de l’autre pour produire un résultat tout en cohérence. Les timbres se confondent dans un alliage cristallin.
Maïlys de Villoutreys est également associée à une autre voix aiguë, masculine celle-ci : celle du jeune ténor Antonin Rondepierre. Formé au Centre de Musique Baroque de Versailles, et déjà sur le devant de la scène, il propose une voix encore un peu jeune, avec une projection inégale mais lorsqu’elle parvient à briller, elle fait entendre les couleurs d’un timbre clair (la rareté recherchée des ténors français, faite du juste équilibre entre lumière et accroche du son).
Côté voix graves, Renaud Bres est encore une fois avancé en soliste pour les ensembles, et quelques interventions en duo. Sa voix parvient avec un éclat à peine lointain, mais brille lorsque l’écriture le libère de son rôle de basse et de l’impératif de profondeur qui l’accompagne.
Christian Immler est un spécialiste de la musique sacrée allemande. Souvent appelé pour chanter Passions et Cantates, la basse semble ici parfaitement à l’aise. Son timbre riche d’harmoniques aiguës sait faire rimer “basse” et “grâce” même dans une tessiture qui fait rimer “grave” avec “cave” !
Comme pour les deux épisodes précédents, la réception du concert par le public bordelais est chaleureuse et appuyée. Des “bravos” descendent des étages et surgissent du traditionnellement plus recueilli parterre. C’est dire si la conclusion de ce voyage au pays de Bach demeure une aventure passionnante où la musique dialogue avec l’Histoire, dans une édifiante fresque.
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