Jean-Paul Scarpitta sur le Festival Idéal au Potager du Roi : « L’art éduque l’esprit, développe la pensée, rend altruiste »
[Mise à jour du 23 juin : les concerts de cette 3ème édition du Festival au Potager du Roi à Versailles seront finalement gratuits, grâce au soutien d'un mécène]
Jean-Paul Scarpitta, vous êtes le Directeur artistique du Festival Idéal au Potager du Roi : quelle est l’histoire de ce festival ?
Il est né en 2020, entre les deux confinements. Nombre de mes amis musiciens, comme le pianiste David Fray ou le Quatuor Modigliani, avaient envoyé des pétitions dans les journaux pour qu’on les aide : personne ne travaillait. Les démarches n’aboutissaient pas. David Fray est venu me voir et je suis allé solliciter la Région Ile-de-France : Valérie Pécresse a répondu immédiatement favorablement et a fait voter une subvention, qui nous a permis de réaliser la première édition du Festival, avec des jeunes qui ne s’exprimaient plus, qui avaient vraiment besoin de travailler, d’exalter leur art, et certains artistes déjà consacrés comme Nicholas Angelich, grand pianiste incomparable qui vient de mourir à 50 ans, hélas. Une telle perte pour nous tous.
Cela s’est décidé un jour de Pentecôte et nous avons inauguré le Festival un 11 juillet : nous nous sommes retrouvés dans la précipitation à construire une programmation à laquelle chacun a apporté sa patte, notamment David Fray, le Quatuor Modigliani et l’altiste Gérard Caussé. Ce fut une fête et un succès. La Région a continué de nous aider pour la seconde édition, la Commission Européenne aussi, le Ministère de la Culture, certains mécènes, ce qui a permis au Festival de prendre son essor. La Région m’aide encore plus cette année pour la troisième édition.
Quelle est la principale difficulté lorsque l’on crée ainsi un nouveau festival ?
Je ne comprends pas pourquoi l’art tombe dans un abandon pareil"
Il est aujourd’hui très rude de convaincre les mécènes : il n’y a plus vraiment d’intérêt pour cela. Je ne comprends pas pourquoi l’art tombe dans un abandon pareil, quelle que soit sa forme. Le sport vit aujourd’hui plus que l’art. C’est bien que le sport soit mis en avant, mais ce ne devrait pas être aux dépens de l’art. L’art éduque l’esprit, développe la pensée, rend altruiste. Il a été prouvé scientifiquement que les jeunes qui pratiquent la musique dès le plus bas âge développent l’altruisme. La musique rend moins manichéen. D’ailleurs, on vit en musique : on pleure, on rit, on aime en musique. La musique sous toutes ses formes, pas uniquement classique : je trouve fascinantes les musiques d’Amy Winehouse, de Prince, de David Bowie, de Michael Jackson, ou d’Adèle et Lady Gaga. Je suis très attiré par ces musiques : je n’aime pas les classifications qui empêchent d’avancer. La musique peut transformer un jeune : on devrait faire des ateliers dans les banlieues pour donner accès à la musique. C’est ce que je veux essayer de faire. Lorsque j’ai dirigé l’Opéra de Montpellier, j’ai beaucoup travaillé pour faire venir les jeunes : lorsque je suis parti, le public était très jeune. C’était un devoir moral, et c’est devenu un bienfait moral.
Le rapport des jeunes à la musique a-t-il selon vous évolué ?
C’est dur pour la jeune génération : ils sont enfermés avec leurs portables, leurs écouteurs. La télévision leur vend Prodiges comme étant de l’art. On fait croire à des jeunes qu’ils sont des prodiges, des stars, alors que ce qu’ils font est vide artistiquement. France Télévisions doit diffuser de l’opéra à l’heure du football. Ils y perdront peut-être en audimat, au moins dans un premier temps, mais c’est leur rôle.
Pourquoi vous être lancé dans cette aventure ?
C’était important pour moi de me tourner vers les autres et cette jeunesse, avec la connaissance, mais aussi avec les failles, que j’ai. J’ai cette envie de glorifier les autres. Je ne savais pas que j’étais comme ça : ce sont des chanteurs qui me l’ont dit. En effet, ce qui me plait, c’est de mettre en valeur les autres, de les aider à se révéler.
Quel est l’ADN de ce festival ?
Le sens de ce Festival est d’attirer tous les publics, notamment toucher les gens défavorisés dans les banlieues parisiennes en déployant des partenariats : nous donnons des quotas de places pour leur permettre de venir. J’espère qu’ils le feront. L’an prochain, je voudrais créer des ateliers pour leur permettre aussi d’expérimenter. La musique est un art domestique, populaire. Ce n’est pas un art d’élite. J’ai été à l’Opéra de Paris voir Elektra de Strauss : la salle était quasiment pleine, il y avait beaucoup de jeunes. C’est accessible. On ne peut pas faire de la nouveauté sans avoir conscience de ce qu’a été la tradition. Nous ne sommes que des hommes : nous devons transmettre. C’est ce que fait le Potager du Roi. Je veux montrer l’effet que produit la musique sur la jeunesse. J’ai vu des gens, des délinquants, se transformer avec la musique. En effet, nous faisons venir des délinquants pour nous aider : ils viennent avec des autorisations spéciales. Je crois à cet universalisme. Se rassembler autour de l’art est la seule possibilité que l’on a de mieux vivre, de regarder la vie différemment. La vie est rude, mais c’est un luxe extraordinaire. Nous sommes tous verts aujourd’hui, sans être écolos politiquement. Ce Festival Idéal essaie de créer une vraie communion avec la nature, et avec ceux qui l’aiment et la respectent.
Comment décririez-vous le lieu ?
Le Festival a lieu au Potager du Roi Louis XIV, juste à côté de la Grille du Roi, dans le jardin Le Nôtre, l’un des plus grands paysagistes de l’histoire, qui continue d’inspirer aujourd’hui. C’est là que réside l’École nationale supérieure de paysage. Nous dressons une scène, assez grande, recouverte d’un chapiteau transparent, au pied des arbres du grand bassin, qui sont derrière le muret du Potager du Roi, et qui sont une magnifique parure. Il y a un silence incroyable, une acoustique étonnante, à peine rehaussée parfois par une petite sonorisation. Nous pouvons accueillir un peu plus de 500 personnes. Les jeunes qui viennent sont très touchés par ce lieu : ils sentent bien qu’il est traversé par quelque chose d’universel et d’immuable. Le rapport avec la nature, que l’on honore, est très fort. Il ressort quelque chose de très mystérieux, d’indéfinissable et d’insurpassable de ces arbres qui sont très âgés.
Comment avez-vous eu l’idée de faire ce festival dans ce Potager du Roi ?
Quand je me suis rendu à la Région Ile-de-France pour les entretenir de mon projet de Festival, ils m’ont suggéré plusieurs lieux, dont Le Potager du Roi : j’aimais bien l’adresse, que ce soit le Château de Versailles, un lieu très visité et qui n’est donc pas du tout figé. L’architecture est fascinante, les perspectives sont très belles. On y perçoit le mystère de la vie. Il y a un envoutement. Même le ciel, qui est pourtant le même qu’à Paris, devient différent parce que vous saisissez certains ciels de l’époque. Quand la lune arrive, on est en communion avec tous les spectateurs.
Beaucoup d’artistes invités sont issus de l’Académie de l’Opéra de Paris : est-ce un hasard ?
Non, c’est parce que je les ai entendus que je les aime. C’est un choix subjectif de ma part. C’est aussi un risque parce qu’ils ne sont pas tous identifiés du public. Mais ils sont très heureux de venir.
En tant que metteur en scène, auriez-vous pu inclure un opéra dans votre programmation ?
J’aurais voulu donner un opéra cette année, mais un mécène important, à cause de la guerre en Ukraine, n’y participe plus. Il était russe et je n’ai pas pu l’accepter. Le peuple russe est un peuple extraordinaire, un peuple de culture incroyable. J’ai un tel penchant pour la culture russe que c’est un déchirement de vivre cette injustice, cette horreur. Nous devons nous rassembler : il y aura de la musique russe pendant ce Festival, et nous invitons des ukrainiens, comme l’immense violoniste Valeriy Sokolov. Nous aurons aussi des artistes russes comme le chef Maxim Emelyanychev. L’art n’a pas de frontière. Ils sont tous très investis.
Le répertoire sacré est très présent dans votre programmation : pourquoi ?
Ce sont des coïncidences, permises par le fait que ce sont des musiques qu’on adore.
Vous inviterez ainsi l'Orchestre Consuelo sous la direction de Victor Julien-Laferrière, fidèle du festival, ainsi que Marion Tassou, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Timothée Varon et Yan Bua pour interpréter le Requiem de Mozart le 24 juin : qu’attendez-vous de cette soirée ?
La vibration des premiers autant que celle des derniers accords. Victor Julien-Laferrière a déjà dirigé un concert l’an dernier autour de Bartok et Tchaikovski. Stupéfiant, éclatant. Il revient avec son Orchestre pour ce Requiem (revisité et complété par Robert D. Levin). Je suis fier, heureux de le soutenir : c’est difficile, il n’a pas encore de subvention. Mais il a une maîtrise naturelle considérable, émouvante.
Le 1er juillet, Les Surprises joueront les Te Deum de Charpentier et Desmarest : pourquoi ce programme ?
Ca s’est fait comme ça, par instinct, sans réfléchir. Nous avons eu avec Les Surprises cette idée d’associer ces deux Te Deum. Je ne peux pas expliquer ce qui nous a poussés à décider de cette association : sans doute l’inconscient. Le résultat est passionnant, comme des voix des origines qui vont chercher un autre "moi", plus douloureux mais aussi apaisé.
Le 15 juillet, vous présenterez les Leçons de Ténèbres de Couperin avec l’ensemble Il Caravaggio sous la direction de Camille Delaforge, et avec Gwendoline Blondeel, Victoire Bunel et Guilhem Worms : comment présenteriez-vous ce programme ?
Je ne sais si nous aurons du succès avec ce spectacle, mais j’y ai tenu : ces Leçons de Ténèbres sont une merveille absolue. Un chef-d’œuvre de l’éternel. C’est bien d’avoir l’impression de pouvoir toucher l’éternité, même si elle n’existe pas. Elle existe car l’art est éternel comme la Vie.
Le festival s’ouvrira le 21 juin avec Marie-Andrée Bouchard-Lesieur en première partie et la Symphonie n°7 de Dvorak en seconde partie : pourquoi cette association ?
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est fascinante. Elle est déjà venue chanter l’année dernière. Un faste sonore si harmonieux. Elle commence à construire une belle carrière. La seconde partie sera interprétée par l’Orchestre Elektra, un ensemble amateur. Je n’ai pas calculé au moment de construire ce programme : c'est une association par instinct, qui se fie à mes goûts. Je trouvais important pour la fête de la musique d’honorer notre musique de cette manière. Lorsque Clémentine Richard m’a proposé de faire jouer l’Orchestre Elektra, j’ai trouvé ça merveilleux. Il faut encourager cette formation. Les musiciens se battent pour exister avec peu de moyens. Le public sera étonné par la qualité de l’orchestre, sa riche harmonie colorée, visuelle. Ils sont venus à nous spontanément : c’est beau.
Vous proposerez également des récitals lyriques : le 1er juillet, la soprano Martina Russomanno chantera un programme éclectique allant de Fauré à Verdi, en passant par Mozart et Mahler, mais aussi Gounod et Puccini. Comment décririez-vous cette soprano encore peu identifiée du grand public ?
Elle est toute jeune, musicale à souhait. Elle doit avoir 23 ans. Toutes les chanteuses que j’ai tenu à inviter ont un point commun, leur jeunesse, un autre infini. Une façon de tomber dans leur rêve. Des magiciennes de la musique.
Le 9 juillet, Ambroisine Bré interprétera les Nuits d’été de Berlioz, avant qu’Andreea Soare et Mikhail Timoshenko ne proposent un programme alliant Mozart à Puccini, Tchaïkovski à Poulenc et Donizetti à Ravel : cet éclectisme est-il une marque de fabrique ?
Oui, nous voulions faire un mix entre les répertoires, passer d’un compositeur à l’autre dans une sorte de crescendo. Nous ne nous mettons pas de frontière, nous ne voulions pas de thématique. Ambroisine Bré, mélange d’harmonie limpide et de timbre, sera accompagnée d’Ismaël Margain, si musical. Ambroisine est déjà venue l’année dernière donner un récital incroyable fait d’un mélange de musiques. Elle est magnifique de talent, d’aisance. Elle est chez elle en scène. Andreea Soare est lumineuse : la féminité. C'est une magnifique voix de 27 ans, tout comme Mikhail Timoshenko, voix profonde que j’adore. Ce répertoire s’est construit avec les chanteurs. Ce sont des coups de cœur alliés à ce qu’ils savent le mieux faire. On se laisse aller, et ça fonctionne.
Le 23 juillet, Fernando Escalona explorera le répertoire de contre-ténor de Purcell à Britten : qu’attendez-vous de ce concert ?
Fernando Escalona est un contre-ténor vénézuélien étonnant de 26 ans. Son programme est fondé sur la tradition pour finir par la nouveauté. Il parcourt ce chemin musical avec une telle inspiration. On va ressentir cette évolution. C’est la musique qui s’impose à nous.
Au registre des récitals lyriques, vous recevrez également la soprano star Pretty Yende, qui proposera quant à elle une soirée de gala le 12 juillet : comment cela s’est-il fait ?
C’est la seule qui a déjà une magnifique carrière établie derrière elle. Je la connais un peu. Elle est avant tout une immense, insurpassable artiste. Elle est la représentation de la femme, assez inhabituelle dans à peu près tous les livrets d’opéras : de l’amour, comme dirait Stendhal. Elle donne un grand récital. Il était important de l’inviter car c’est quelqu’un sans calcul, foncièrement généreuse qui dispense aux œuvres une lumière singulière éblouissante. Elle a accepté spontanément.
Parmi les nombreux autres concerts, Théotime Langlois de Swarte et Justin Taylor interpréteront le 25 juin un riche programme parcourant les œuvres de Couperin, Francoeur, Dubuisson ou encore Corelli : pourquoi teniez-vous à ce concert ?
Je suis très interpelé par le talent de ces deux artistes. J’ai tenu absolument à ce qu’ils viennent. On a eu du mal à trouver les dates, mais nous nous sommes arrangés. C’est eux qui ont proposé leur programme, et je l’ai accepté tel quel. Ils restent dans leur domaine, mais c’est en effet très riche. C’est un concert d’une grande importance pour moi : ce sera une grâce. C’est ce que l’on cherche : être atteint par la grâce.
Vous invitez également deux comédiennes : Fanny Ardant le 3 juillet et Dominique Blanc le 10 juillet. Pourquoi avoir programmé ces deux soirées ?
Fanny Ardant "La Magnifique", toujours d’une profondeur unie, tenait à être là parce qu’elle veut être fidèle au Festival depuis trois ans. Elle vient généreusement. Elle va dire Marguerite Duras, accompagnée par Nikita Mndoyants exceptionnel pianiste russe qui vient de fuir son pays et qui vit en Alsace depuis quelques mois.
Dominique Blanc a accepté avec beaucoup de chaleur de venir. Elle lira Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. C’est une artiste que j’admire depuis toujours : lorsqu’on pense à sa Phèdre mise en scène par Patrice Chéreau ou à ce qu’elle fait à la Comédie-Française aujourd’hui, on est bouleversé, impressionné. Une incomparable tragédienne. Le pianiste Jean-Paul Gasparian l’accompagnera : il commence à grimper les étoiles. Il est déjà venu depuis deux ans. Je suis ébloui par son talent. Il a joué récemment le Concerto un peu cliché de Liszt à la Philharmonie et en a fait une interprétation éclatante. Un orchestre a lui tout seul. Nous mettrons probablement au programme Debussy jusqu’à Rachmaninov.
Vous dites que les artistes viennent généreusement : leur venue est donc bénévole ?
Fanny Ardant vient bénévolement : c’est une amie, elle s’investit sans compter. Avec elle on espère, on rêve, on pleure et on se souvient. Plus généralement, les artistes que nous invitons viennent avec leur grâce, en acceptant les conditions de notre jeune Festival.
Le Festival se clôturera le 24 juillet avec les Concerts du Souper du Roy de Lully, Delalande et Marais, par Les 24 violons du Roy et Les Folies Françoises : était-ce important d’apporter cette touche versaillaise pour clore le festival ?
Cela est devenu une évidence. Nous avons cherché une idée parmi les ombres du Potager du Roi. Nous nous sommes tout à coup affairés joyeusement autour du cérémonial du Souper du Roy et son invention musicale avec les vingt-quatre violons d’origine, prêtés par le Centre de Musique Baroque de Versailles.