Marie-Andrée Bouchard-Lesieur après les Victoires de la Musique Classique : "tout à gagner, rien à perdre"
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, comment avez-vous vécu la cérémonie des Victoires de la Musique Classique le 9 mars 2022, où vous étiez nommée dans la Catégorie Révélation Lyrique ?
C'était une très belle soirée dont je garde un très bon souvenir. Je n'avais pas d'appréhension, l'objectif était de passer un bon moment. J'étais aussi contente de retrouver et de refaire de la musique avec Ariane Matiakh (qui dirigeait la création de Philippe Hersant et Jean Echenoz Les Eclairs à l’Opéra Comique en novembre dernier, où je tenais le rôle principal féminin). C'était aussi l'occasion de rencontrer du monde, dont Stéphane Bern et Daniel Auteuil (que j'ai fait rougir en lui disant que mon seul regret de ne pas avoir gagné était de ne pas avoir pu l'embrasser). Au final je n'ai aucun regret : je n'ai pas remporté la Victoire mais ce n'est pas une compétition car être nommée est en soi une récompense (une jeune actrice nommée dans la catégorie Espoirs aux Césars ne doit pas non plus vivre cela comme autre chose que du positif : pour moi aussi cette nomination ne ferme aucune porte, au contraire cela apporte des opportunités nouvelles). Avec les Victoires de la Musique Classique, il y a tout à gagner, rien à perdre (et je m'entends tellement bien avec Eugénie Joneau que je suis très contente pour elle).
Comment s'est passée pour vous votre prestation durant la cérémonie, où vous avez chanté en direct en prime time sur France 3 "Amours divins ! Ardentes flammes !" de La Belle Hélène ?
C'était mon premier direct télévisé, en soi un peu stressant mais je l'ai abordé comme un concert : contrairement aux émissions enregistrées ou aux captations que nous avons faites à huis-clos, nous étions ici plus près du concert. Il suffit de ne pas trop penser aux millions d'auditeurs et de téléspectateurs ou bien de se rappeler qu'ils sont comme un prolongement de la salle. Le morceau que j'ai choisi était du pain béni, fait pour prendre du plaisir.
La cérémonie s'est déroulée entre la générale et la première représentation de Wozzeck à Bastille où vous incarniez Margret, comment l'avez-vous vécue ?
J'ai adoré faire cette production, donnant l'impression d'être dans une exposition immersive de William Kentridge avec sons, lumières, projections, espaces clos. Il était même d'abord difficile de savoir où nous étions dans le plateau, dans le tableau plutôt. C'était un travail très intéressant et William Kentridge était constamment présent : c'était donc aussi l'occasion de rencontrer un grand artiste. La production avait déjà été inaugurée ailleurs mais nous avions la place pour nos interprétations, pour nos personnalités, il était très disposé à des modifications. L'accusatrice publique Margret est un rôle certes court mais d'une importance clef : son interaction avec Wozzeck arrive au point de non-retour, c'est la goutte de sang qui fait déborder le lac. De surcroît, j'espère un jour chanter Marie alors écouter Eva-Maria Westbroek dans ce rôle était une bénédiction : d'autant qu'elle était toujours disponible pour répondre à mes questions, pour me donner des conseils. Susanna Mälkki dirigeait son premier Wozzeck et elle instillait pourtant un calme (dans cette musique qui pourrait être stressante et explosive), la zénitude de son geste était constante et toujours en contact avec les solistes, un vrai bonheur. Comme c'est un bonheur en ce moment de chanter sous la direction de Simone Young mais bien plus enflammée.
Est-ce que cela change quelque chose d'être dirigée par une femme ?
Du moment où elles sont là pour leurs qualités musicales, c'est la seule chose qui compte. Simone Young a fait figure de pionnière (dans les années 1980 dans ce monde très masculin) mais elle ne veut surtout pas être résumée à son genre : elle est là pour la musique et son talent et j'ose espérer que c'est le cas pour toutes et tous. Il faut des baguettes compétentes, l'image de la femme a tout à y gagner ainsi. Cela doit se faire, naturellement : cette année je travaillais avec plaisir avec Ariane Matiakh, Susanna Mälkki, Simone Young : tant mieux mais parce qu'elles sont talentueuses.
Dans les productions comme celle de La Flûte enchantée à Toulouse et Parsifal en ce moment à Bastille, pouvez-vous vous exprimer comme artiste malgré le fait que vous teniez de petits rôles ?
Oui et c'est aussi à l'interprète de s'y intéresser. Les situations sont différentes lorsqu'il s'agit d'une reprise ou d'une création mais même pour ce Parsifal qui avait été monté en 2018, nous avons bien été guidés et incités à rendre intéressant notre personnage (avec un assistant bien présent qui ne demandait pas seulement d'imiter une captation en vidéo). S'il n'y avait rien à tirer et rien à dire d'un rôle, il ne serait pas dans l'opéra et le compositeur ne lui aurait pas demandé de chanter.
Comment avez-vous construit votre incarnation du rôle d'épi de maïs transgénique (dans la vision qu'a cette mise en scène des filles-fleurs) : plutôt par une distanciation Brechtienne ou une incarnation en method acting ?
Plutôt Brechtien [rires]. Nous avons beaucoup travaillé avec l'équipe de reprise et de chorégraphie ce côté créature génétiquement modifiée par Klingsor. On se croirait dans un film de science-fiction dystopique avec des zombies maïs mutants pornographiques (ce qui nous a été demandé est clairement un cran au-dessus de la "sensualité") dans des dynamiques très différentes : tout est permis pour attirer Parsifal dans nos épis. Au début j'étais étonnée, mais dans ces cas il faut assumer l'idée jusqu'au bout (toute gêne se ressent dans le spectacle et par le public) et au final je me suis amusée. Et puis c'est une fois dans la vie, notamment quand on est jeune chanteuse (cela ne m'amusera peut-être plus à 50 ans de faire le maïs, mais qui sait).
Comment dire Venez voir #Parsifal !!! #opera #opéra #operadeparis @operadeparis #wagner #maïs #corn #popcorn #costume pic.twitter.com/QD2aMzLSHM
— Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (@MarieAndree_BL) 14 mai 2022
Cela pose la question des rapports entre interprètes et metteurs en scène (au moment même où Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak se retirent d'une production de Tosca parce qu'il la juge "de mauvais goût", elle "dégoûtante et grotesque") ou quelques années après qu'Anita Rachvelishvili nous indiquait qu'elle ne ferait finalement pas certaines choses demandées par la mise en scène de Carmen sur cette même scène de Bastille. Vivez-vous cela comme un rapport de force ?
Certains artistes refusent des choses, mais en général ils n'en ont pas le droit. Je n'ai heureusement jamais été dans cette situation mais certains de mes collègues qui n'étaient pas à l'aise avec une mise en scène se sont vus rétorquer qu'il y en avait des dizaines comme eux prêts à les remplacer. Quand on a la chance de tomber sur un metteur en scène ouvert au dialogue, on arrive toujours à se comprendre et je suis ainsi prête à énormément de choses si cela fait sens, si nous sommes à l'aise dans le travail et l'échange.
Vous participerez bien entendu avec les autres nommés au traditionnel Concert des Révélations des Victoires de la Musique Classique soutenu par le CIC aux Invalides le 16 juin prochain, qu'y chanterez-vous ?
Je chanterai l'Air de Sapho, la Mort de Didon avec Valentin Tournet à la viole et Guillaume Haldenwang au clavecin. Toutes les trois chanteuses nous interpréteront "Ô mon bel inconnu" de Reynaldo Hahn, il y aura aussi du Offenbach. Grâce au soutien de la saison musicale des Invalides, nous pouvons ainsi nous retrouver, continuer de nous rencontrer musicalement (les 6 révélations nommées aux Victoires de la Musique Classique 2022 seront présentes), le tout dans un esprit de rencontre et d'échange, avec le public.
Vous chantiez déjà aux Invalides, le 27 avril dernier pour l'Hommage national à Michel Bouquet, comment cette proposition vous a-t-elle été faite ?
Via l'Opéra de Paris qui a suggéré les noms de trois solistes à l'affiche de Parsifal (actuellement à Bastille). D'ailleurs, dans mes études de lettres j'avais été fascinée par le travail de Michel Bouquet sur Beckett (dont Fin de partie est aussi en ce moment à l'affiche de l'Opéra de Paris, à Garnier avec la musique de Kurtág). Nous avons évidemment accepté de chanter pour cette occasion, sans hésiter eu égard à cet immense acteur mais dont je ne connaissais pas l'attrait pour l'opéra et son rapport familial à cet art. C'était très émouvant (notamment le discours de Muriel Robin, et toute la solennité du temps et du lieu), pour la première fois que j'assistais (et donc participais) à un hommage national. J'ai découvert ensuite que nous étions filmés en direct, ce qui m'a donné l'occasion de revoir ce moment intense avec le Chœur de l'Armée française et l'Orchestre de la Garde Républicaine. C'est un événement que je n'oublierai pas.
En mars dernier vous participiez à un autre événement : le Concert pour la Paix (en Ukraine) à l'Opéra Garnier, comment avez-vous vécu cette soirée de gala caritatif ?
servir la musique et la culture permet de servir de grandes causes"
C'était émouvant, d'autant que je chantais avec la pianiste ukrainienne Olga Dubynska que j'ai connue à l'Académie de l'Opéra de Paris. La soirée permettait en outre de tout mêler : musique, danse, théâtre dans une idée très riche et plaisante de réunir les arts et les générations. Cet événement est aussi une occasion de montrer que servir la musique et la culture permet de servir de grandes causes. Utiliser tous mes talents pour faire rayonner ces valeurs est très important pour moi. La générosité de ce moment était aussi touchante (les artistes, les artisans et les régisseurs étaient bénévoles).
Voyez-vous le bout de la crise sanitaire ?
Oui, tout de même : au moins pour les artistes nous n'avons plus de test et de masque obligatoire, ce qui fait un bien fou. Faire ses premières expériences professionnelles, apprendre le métier masqué, c'est terrible. Pouvoir tout enlever permet enfin de travailler dans des conditions normales (c'est enfin le cas, à l'occasion de cette production de Parsifal) tout en respectant celles et ceux qui veulent continuer de le porter. La situation reste toutefois compliquée dans certains pays étrangers (j'ai des amis qui doivent encore se faire tester tous les jours). Même au niveau des reports, les saisons avancent et reprennent un cours normal.
Vous donnez rendez-vous le 11 juin prochain pour la première édition des Prim'Heures musicales de Lessay dont vous êtes la marraine, d'où vient votre enthousiasme pour cette manifestation ?
C'est chez moi en Normandie ! Lorsque j'étais jeune (bébé maïs), j'étais ouvreuse bénévole pour pouvoir assister aux concerts. Et cette nouvelle initiative en prélude à ce Festival très ancré permet de faire découvrir ce répertoire et ce lieu aux habitants locaux (outre les résidents secondaires). Je donnerai un mini-concert mais avec aussi pour enjeu d'interagir avec les gens, de montrer des exemples de chauffe vocale, de répondre aux questions, le tout à 20 minutes de chez mes parents.
Pour rester sur le chant et les jeunes pousses, vous aurez deux temps forts cet été au Festival Idéal au Potager du Roi à Versailles. Quelle est votre histoire avec cet événement fondé en 2020 par Jean-Paul Scarpitta ?
L'année dernière j'avais fait un remplacement au dernier moment (Jean-Paul Scarpitta qui m'avait entendue à l'Académie de l'Opéra de Paris avait appelé mon agent et c'était une vraie et belle rencontre avec cet homme passionné : qui aime les voix, les chanteurs et cultiver leur amour dans ce lieu magnifique). D'autant que ce rendez-vous tombe à une belle période de l'année : en juin/juillet après la fin des saisons et avant les grands départs en vacances.
Vous y chanterez donc cet été deux fois, pouvez-vous nous présenter ces concerts ?
Le mardi 21 juin je vais chanter, avec Edward Liddal au piano, les Wesendonck Lieder de Wagner, des mélodies de Duparc, du Poulenc, Yes ! de Maurice Yvain. J'avais chanté de l'opéra l'année dernière et je voulais donc offrir un répertoire différent. D'autant que le lieu s'y prête : c'est autant un jardin qu'un potager avec son intimité. Les Wesendonck Lieder de Wagner sont toutefois une montagne, c'est un défi que je me suis lancé (j'avais chanté le Träume, le dernier de ces Lieder, au Concert pour la Paix et j'ai d'autres projets Wagner dans les saisons futures). Approcher ce répertoire par le Lied est une belle porte d'entrée, celle d'une voie saine dans cette écriture vocale, pour aborder ensuite les rôles d'opéra : on entend beaucoup de références aux Lieder chez Kundry et Isolde par exemple. En général, il ne faut jamais oublier le rapport au texte et à la mélodie quand on travaille un rôle d'opéra. Si on ne sait faire que de la mélodie ou de l'opéra, quelque chose ne va pas (d'autant plus chez Wagner, où il ne faut pas surtout essayer de chanter fort tout le temps, mais être dans le texte). Le premier acte de Sieglinde n'est que texte, récit (loin de toute voix pesante). Et le lyrisme de Duparc est évident dans ses mélodies : quel dommage qu'il ne nous ait pas laissé d'opéra.
Le vendredi 24 juin je chanterai le Requiem de Mozart avec l'Orchestre Consuelo dirigé par Victor Julien-Laferrière. Il est toujours bon de revenir à Mozart, c'est toujours sain pour la voix. Tous les rôles de Mozart ne me conviennent pas mais un rôle comme Dorabella est à l'image du chant mozartien : un centre de gravité. Et le Requiem est une œuvre splendide qu'on peut chanter à tout moment d'une carrière (mais c'est la première fois que je le chanterai). Ce sera aussi l'occasion de chanter à nouveau avec Timothée Varon, mon ancien collègue de l'Académie et ami, que je suis toujours ravie de retrouver.
Vous reviendrez à Mozart et à l'Opéra de Paris pour incarner la Deuxième dame de La Flûte enchantée par Robert Carsen durant plus de deux mois (du 17 septembre au 19 novembre 2022), est-ce une durée particulièrement longue et proportionnelle à cet événement ?
D'autant plus que nous commençons les répétitions mi-août. Entre-temps je chanterai La Damoiselle élue à la Philharmonie de Paris avec Esa-Pekka Salonen les 14 et 15 septembre (entre la générale et la première une fois encore). Contrairement à La Flûte de Toulouse où j'étais Troisième dame, je serai donc Deuxième dame à Paris. Je finirai peut-être par chanter La Reine de la nuit [rires], il faudra que je travaille les contre-fa, ou que je transpose mais sans descendre jusqu'à Sarastro. La Deuxième dame sera très bien pour moi (notamment pour la taille de l'Opéra Bastille), dans cet entre-deux. J'ai vu la mise en scène de Robert Carsen, elle fonctionne et elle est aimée du public, installant une belle ambiance en salle ce qui est important. Cette production est donc triplement appréciable : une œuvre mythique, dans une mise en scène fameuse et en grande ouverture de saison.
Je chanterai aussi la 9ème Symphonie de Beethoven (également pour une œuvre mythique du répertoire) avec Insula Orchestra à La Seine Musicale, au Elizabeth Hall de Londres et à Linz en Autriche, puis Le Trouvère de nouveau à Bastille.
Vous serez en effet Inès dans Le Trouvère de Verdi par Alex Ollé du 21 janvier au 17 février 2023, qu'attendez-vous de ce rôle et de cette production ?
Je suis très contente de chanter cette œuvre qui demande des voix extraordinaires : je vais me régaler, comme interprète et comme auditrice parmi ces grands solistes, assez rares à l'Opéra de Paris. Inès est un rôle qui permet de montrer des choses, de bâtir des interactions avec les personnages, elle chante dans tous les ensembles (me donnant donc le plaisir de mêler ma voix à ces artistes capés).
C'est parfait pour mon premier Verdi (avant d'autres, j'espère) : je fais très peu de répertoire italien donc je suis heureuse de cette opportunité... avant un autre rôle d'importance.
Vous ferez en effet votre grand retour à l'Opéra de Bordeaux la saison prochaine en Mère Marie dans Dialogues des Carmélites de Poulenc, connaissiez-vous cette mise en scène de Mireille Delunsch ?
C'est la première production que j'ai vue à Bordeaux (où j'étais allée pour mes études de Sciences Politiques et où ma carrière lyrique a ensuite commencé). J'avais été bouleversée : par cette mise en scène, cette fin, cette musique : je ne pouvais plus bouger, puis je ne pouvais plus m'arrêter de pleurer... Alors chanter dans cette mise en scène, 9 années après l'avoir vue (alors que je n'étais même pas chanteuse), c'est irréel. Le retour à Bordeaux boucle ainsi une boucle (et puis c'est toujours un grand bonheur).
N'y a-t-il pas un risque pour votre prestation, celui de se laisser submerger par l'émotion ?
trouver la justesse de l'émotion
Ce ne serait effectivement pas du tout approprié pour Mère Marie qui a pour mission de s'occuper de Blanche. Si on ne comprend pas cela, elle peut passer pour une femme froide et sans cœur, mais on voit son humanité dans des passages apparemment anecdotiques, et pourtant lourds de sens : comme lorsque Blanche fait brûler son ragout et que Mère Marie lui répond "Ne vous tourmentez pas, Blanche, voilà le mal réparé. Pourquoi pleurez-vous ?"
D'une manière générale, je peux rapidement sentir l'émotion monter, mais j'en ai conscience et j'ai travaillé sur ce point (en repérant notamment les œuvres et les rôles avec lesquels j'ai un rapport particulier).
Comme je vous le disais la dernière fois, le travail sur Le Viol de Lucrèce a ainsi été bouleversant, et l'occasion de tout un processus pour placer et poser les limites de l'émotion personnelle.
Pour assurer le jeu et le chant, on ne peut pas pleurer pour de vrai. Et ce n'est pas en ressentant l'émotion forte nous-mêmes qu'elle va simplement passer pour le public.
C'est à cela que sert le travail d'interprète : à trouver la justesse de l'émotion.