Proserpine de Saint-Saens à Versailles : la rencontre de deux générations d'artistes
Tandis que le célébrissime Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns est actuellement à l'affiche de l'Opéra de Paris (notre compte-rendu est à retrouver ici), c'est Proseprine, œuvre méconnue du compositeur, que proposait l'Opéra de Versailles en association avec le Palazzetto Bru Zane (le Centre de musique romantique française qui organise un cycle Saint-Saëns tout au long de la saison 2016/2017, avec un festival de musique de chambre à Venise, des publications de livres et de disques, des colloques et la très attendue recréation du Timbre d’Argent en juin à l’Opéra Comique : tout le programme détaillé de l'institution est à explorer).
Proserpine, la divinité romaine des saisons est traditionnellement représentée comme une jeune fille pure dont le rapt par le Dieu des enfers provoque l'Hiver (l'opéra éponyme de Lully composé en 1680 suit ainsi ce mythe). Chez Saint-Saëns, elle est une courtisane italienne du XVIe siècle dont la vie de luxure et de jalousie est in extremis punie et rachetée par un sacrifice aux nouveaux amoureux Angiola et Sabatino (tout du moins en est-il ainsi dans la seconde version de l'opéra, qui remplaça rapidement la fin dans laquelle Proserpine tuait Angiola avec elle). L'œuvre qui fut très bien reçue lors de sa création à l'Opéra Comique en 1887 a peut-être été victime des foudres de Zeus (le père de Proserpine), puisqu'un incendie coupa court aux représentations, emportant le théâtre avec lui (il n'était dès lors plus question de monter à nouveau Proserpine, ce qui aurait nécessité de refaire tous les décors et les partitions).
L'Orchestre de la Radio de Munich dirigé par Ulf Schirmer n'a pas eu peur des malédictions et des cabales d'un autre temps. Il trouve les couleurs wagnériennes de l'opus dans les montées de ses cordes puis dans les riches bois tenus, ces couleurs qui valurent certaines résistances conservatrices de la part d'une frange du public français anti-wagnérien à l'époque de Saint-Saëns. Les cordes dansent aussi avec un détachement précis, au-dessus de belles nappes sonores proposées par les bois et les timbales. Les petits ensembles tels que le trio avec la harpe en arpège ainsi qu'un violoncelle et un alto à l'unisson sont somptueux d'équilibre. Les flûtes ont de très longues tenues rendues avec souplesse ou bien de petits piqués très bien placés. Le premier violon prend très à cœur son rôle de chef d'attaque, se plaçant sur un autre registre que le reste des instrumentistes, plus en-dehors. De fait, phénomène inédit, c'est le jeune violoncelliste de 31 ans Benedikt Don Strohmeier, placé en face du chef et qui n'est même pas le violoncelle solo, qui semble tenir par moment tout l'édifice de sa confiante maîtrise et par la richesse harmonieuse du son qu'il produit. Dans l'ensemble, il s'agit de noter les beaux effets orchestraux ainsi que le travail des chanteurs dans Proserpine, une rareté du répertoire : alors que les chanteurs sont placés trop en devant de scène (contraignant le chef à se reculer et se contorsionner pour donner leurs départs), chaque musicien sait lorsqu'il doit figer son regard voire son doigt sur la partition et la musique reste en place.
Véronique Gens surplombe le plateau vocal de sa confiance d'artiste mais aussi de toute l'inquiétude du personnage de Proserpine qu'elle incarne. Certes, elle est la première victime de cette version de concert où des chaises sont posées pour que les chanteurs puissent se rasseoir entre leurs interventions, cela entraînant un certain ridicule lorsque Saint-Saëns distille des répliques d'une seule phrase à son héroïne qui doit dès lors s'asseoir, se relever, se rasseoir, etc. Dans le domaine le plus important, celui de la voix, si les graves de Véronique Gens n'ont plus leur richesse d'autrefois, elle est restée maîtresse dans la construction d'une ligne vocale et même d'une ligne dramatique, offrant ses plus poignants passages en fin de représentation, dans un duo à couteaux tirés en forme de passage de témoin avec Angiola. Lorsque les moyens ne sont plus là, elle sait jouer ses fins de phrase.
Véronique Gens (© Marc Ribes)
Marie-Adeline Henry chante Angiola avec un peu trop de sons fermés pour correctement prononcer la langue de Molière, mais rachète rapidement ce défaut par une voix puissante qui a pourtant un timbre enfantin. Elle maîtrise ses effets et construit un discours, sachant quand employer violence et précision à dessein. Sa voix semble parfois prendre du recul, être retenue vers l'arrière, pour mieux s'exposer pleinement.
Frédéric Antoun (qui sera Ferrando à l'Opéra de Paris en janvier prochain dans Cosi fan tutte, à réserver ici) est un Sabatino solaire, à la voix typiquement Sud-Américaine : d'un vibrato généreux et rapide avec, dans tout le registre, des résonances très aiguës (qu'il trouve en abaissant la glotte dès le grave et en sacrifiant quelque peu la prononciation française, tirée vers des i et des u) et cette force douce typique d'un jeune Rolando Villazón ou d'un Luis Mariano. Sa voix décroche lorsque les aigus sont fugaces, dans un effet pathétique mais sans aucune tristesse, toujours ravi. Il il sait aussi projeter des notes d'une puissance digne d'une bien plus grande salle que Versailles.
Une fois passé l'étonnement de voir le voleur, l'escroc et l'alcoolique libidineux Squarocca interprété par un dandy so british Andrew Foster-Williams au léger accent et arborant la plus belle queue de pie qui soit ainsi qu'un nœud papillon de nacre, la surprise se transforme en délectation. D'abord parce que le porté distingué de ce gentleman toujours sur la pointe des pieds et esquissant des mouvements de ballet se marie avec une voix de baryton-basse assurée. Ensuite, parce que son jeu et sa conviction sont distrayants dans un registre d'humour anglais un peu pincé parfaitement assumé, notamment lorsqu'il doit entonner une chanson d'ivrogne, totalement et délicieusement à contre-emploi.
Avec sa voix qui résonne dans l'intégralité de son registre, chaude, puissante et au vibrato parfaitement sculpté du début à la fin de chaque son, Jean Teitgen peut se permettre de poser un Renzo d'un détachement total, un philosophe qui n'offre aucune ironie et conserve un sérieux presque renfrogné. Teitgen charme en même temps qu'il impose le respect avec son grand souffle vocal homogène et un chant de voyelles. Il parle et incarne ses lignes autant qu'il les joue et chante. La basse convoque la beauté et le naturel du chant français du rôle d'Arkel (dans Pelléas et Mélisande de Debussy) dont il pourrait bien devenir une référence (il prendra le rôle au Théâtre des Champs-Elysées en mai - réserver ici) : c'est presque une citation lorsqu'il chante "Donne-lui ton anneau", présidant tel un archevêque à l'union d'Angiola et Sabatino.
Jean Teigen (© DR)
Orlando est interprété par Mathias Vidal avec une grande générosité qui touche parfois à des excès d'articulation, d'expression, de jeux et de gestes brusques et saccadés. Mais lorsqu'il ne cherche pas des yeux la partition ou le chef (et de fait la mesure) dans des passages indéniablement rapides, il déploie des aigus presque héroïques, heureusement bien amenés et espacés par Saint-Saëns pour lui laisser le temps du repos et de combattre une quinte de toux.
Mathias Vidal (© DR)
Les deux autres courtisans ouvrent l'œuvre sans jouer d'aucune sensualité ou de désir mais ils proposent un travail appliqué. Philippe-Nicolas Martin en Ercole chante sérieusement un registre de baryton-basse, arrondissant et entrouvrant sa bouche pour chercher une prononciation du bout des lèvres. Son médium est bien vibré et il sait alléger son aigu. Filippo par Artavazd Sargsyan a un beau registre suspendu de ténor pour ce rôle de petit courtisan. Dans la partition de Saint-Saëns, il n'y a pas à proprement parler ce rôle de la Religieuse qui a été ajouté pour Clémence Tilquin puisqu'elle intervient d'habitude avec deux autres choristes. Cela étant, la certitude vocale de cette interprète légitime tout à fait cette place qui lui a été donnée.
Le Chœur de la Radio Flamande présente une seule voix, bien ensemble avec les chanteurs solistes jusque dans le sérieux des détails (aussi bien l'articulation des consonnes assouplies que le fait qu'ils se lèvent avec le soliste qu'ils accompagnent d'un seul homme, tous habillés d'un même costume à la cravate anthracite et toutes parées de la même robe noire à ceinture brodée). Leur accent batave est à peine perceptible. Divisés de part et d'autre de la scène, ce sont d'abord les ténors et basses côté Cour qui offrent des tutti surpuissants, redonnant à Véronique Gens son énergie (comme le fait au dernier acte la voix de Marie-Adeline Henry). Puis, au début du deuxième acte, les sopranos et altos chantant un Ave Maria angélique. Enfin, l'ensemble réuni sait se faire murmurant ou puissant.
La mort finale sacrificielle incarnée par Véronique Gens, bénissant les amours épanouies généreusement offertes par Marie-Adeline Henry et Frédéric Antoun sous les auspices de Jean Teitgen recueillent les bravi sonores du public et pas moins de 5 rappels enthousiastes.
Retrouvez très prochainement notre Compte-Rendu des Horaces de Salieri, donnés ce samedi à Versailles...