Jean-Louis Grinda : « J’ai voulu défendre l’intégrité artistique de notre saison »
Jean-Louis Grinda, l’Opéra de Monte-Carlo a été l’un des rares théâtres à rester ouvert malgré la pandémie la saison dernière. Comment avez-vous vécu cette saison ?
Plusieurs sentiments se sont mélangés. Il a eu une inquiétude qui n’a pas cessé d’être présente du début à la fin parce que nous étions tout de même soumis aux aléas sanitaires du temps : chaque production pouvait être interrompue. J’ai également ressenti de la mélancolie car j’ai fait l’une des meilleures saisons de ma carrière de directeur et j’étais bien triste que la moitié des spectateurs ne puisse pas la voir [la jauge étant limitée à 50% de sa capacité, ndlr]. Cette saison est passée très rapidement et a demandé beaucoup d’investissement, beaucoup de travail de la part des personnels de l’opéra. Par exemple, au début de la saison, il fallait travailler avec des choristes, musiciens et techniciens qui avaient peur. C’est moi qui mettais en scène la première production de la saison [il s’agissait de Carmen, ndlr] et je n’avais jamais travaillé avec des gens qui avaient peur. Il a fallu dépasser cette peur pour faire notre travail : nous avons joué sans distanciation et sans masque. Nous avons fait de vrais spectacles et pas des ersatz. J’ai voulu défendre l’intégrité artistique de notre saison : ou bien on faisait les spectacles correctement, ou bien on ne faisait pas. Finalement, nous étions tous très contents de ce que nous avions fait, malgré les difficultés.
Vous dites qu’il s’agissait de l’une des meilleures saisons de votre carrière : pourquoi ?
Je travaille depuis 1981 de façon ininterrompue, et je suis directeur depuis 1985 dans des structures de toutes tailles. C’est la première saison de ma vie où je n’ai pas eu un artiste malade, ce qui est paradoxal sur une année de pandémie. Par ailleurs tous les artistes étaient en forme : comme ils ne chantaient plus, ils étaient reposés, ne subissaient pas de décalage horaire, peu de fatigue liée aux voyages. J’ai aussi senti une très grande envie de jouer de la part de tout le monde, que ce soit les solistes, les musiciens, les choristes ou les techniciens. C’était formidable. Enfin, j’ai découvert un phénomène que j’ignorais. Du fait du couvre-feu, nous avons déplacé tous les spectacles à 14h. Habituellement, sur une série de quatre ou cinq spectacles, il y en a toujours un qui est moins bien, où les artistes sont moins en forme : cela fait partie de la vie. La saison dernière, tout le monde était en forme à chaque représentation. J'ai fini par comprendre que comme on jouait à 14h, les chanteurs n’avaient pas le temps d’avoir le trac. Ils se levaient, prenaient leur petit-déjeuner, travaillaient un peu leur voix et venaient directement au théâtre. En effet, souvent, le trac vient en fin de journée.
Quel est votre retour d’expérience sur ce maintien des activités culturelles à Monaco et quelles leçons pourraient en être tirées en cas de nouveau rebond épidémique ?
Je ne tire pas de conclusion : je n’ai pas de leçon à donner aux autres, mais je suis très heureux et très fier que nous l’ayons fait comme ça. Je n’envisageais pas de le faire autrement. J’ai donné l’impulsion et ai été suivi par tout le monde. Il y a eu beaucoup de travail, beaucoup d’abnégation. Nous avons réalisé 5.800 tests au fil de la saison : tout le monde a été testé toutes les semaines pendant toute la saison. C’est à ce prix que nous avons pu jouer. La Principauté de Monaco ne déroge pas au droit du travail : on ne peut pas obliger quelqu’un à se faire tester, ni à communiquer le résultat des tests. Il a fallu convaincre tout le monde que c’était la seule façon de procéder pour que nous puissions jouer en confiance. Car l’objectif était aussi de donner du travail à des gens qui n’en avaient plus. J’ai été nourri de cette problématique toute ma vie car mes parents étaient artistes : ils prenaient la valise pour tourner des spectacles. Il arrivait à ma mère de faire 130 spectacles par an. De même, mon père, avant d’être directeur [Guy Grinda a dirigé les Opéras de Reims, Dijon et Toulon, ndlr] était baryton et voyageait beaucoup. Ils m’ont enseigné la valeur travail : les artistes avaient besoin que nous soyons là pour leur donner du travail. Quand je ferai le bilan de ma carrière, cela fera certainement partie des choses que je serai fier d’avoir faites car cela n’avait rien d’évident.
Quelles sont les spécificités de l’Opéra de Monte-Carlo ?
Il y en a beaucoup. Je peux parler des Musiciens du Prince qui est un orchestre que nous avons fondé avec Cecilia Bartoli en 2016 et qui a désormais une vitesse de croisière plus que remarquable, qui joue partout. Il est généralement sous la direction de son Chef principal Gianluca Capuano. Créer un orchestre est vraiment une grande chance dans une vie. La salle Garnier est aussi un endroit spécial : elle est belle avec une très bonne acoustique, a vue sur la mer, et est conçue pour que le spectateur soit totalement immergé dans le spectacle. Elle fait 500 places et tout le monde est dirigé vers la scène. Le spectateur peut voir le moindre frémissement de sourcil de l’artiste, ce qui offre une très belle expérience.
Que change le fait d’être placé sous le haut patronage d’un souverain ?
Cela a toujours été le cas depuis l’inauguration de l’Opéra le 25 janvier 1879. Il donne d’ailleurs également son haut patronage à l’Orchestre philharmonique et au Ballet. Cela montre que la culture a toujours été une chose importante en Principauté de Monaco, et a toujours été soutenue. Cela n’empêche que j’ai une entière liberté en tant que Directeur. Mais on vous fait comprendre que vous êtes l’héritier d’une situation assez glorieuse, et qu’il vous faut la faire perdurer et même prospérer. C’est un œil attentif, amical, qui permet de ne pas être soumis aux aléas politiques. Cela apporte beaucoup de stabilité, ce qui permet de voir les choses à long terme. Nous débattons de nos ambitions avec le Prince Albert et avec la Princesse Caroline qui est Présidente du Conseil d’administration et qui s’intéresse au sujet sur lequel elle a une vraie connaissance. Sans cela, nous n’aurions pas joué l’an dernier car le principe de prudence l’aurait emporté. C’est la volonté franche et massive du souverain et sa confiance dans notre savoir-faire qui nous a permis de rouvrir, en essayant de maîtriser au mieux tous les paramètres pour ne mettre personne en danger. Il a clairement indiqué qu’il souhaitait que l’art puisse s’exprimer et que les artistes puissent trouver à Monaco un endroit où exprimer leur art et leur talent. Le fait que nous ayons pu nous exprimer l’an dernier décrit, mieux que n’importe quel discours, ce qu'apporte ce haut patronage.
Comment avez-vous conçu votre saison ?
J’ai toujours dit qu’un Directeur d’Opéra est comme un bibliothécaire qui fait redécouvrir les grands chefs-d’œuvre, mais parfois fait aussi découvrir de nouvelles œuvres au public. Dans la saison, il y a deux grandes œuvres auxquelles je tenais particulièrement : Wozzeck que nous coproduisons avec le Capitole de Toulouse et La Damnation de Faust qui s’inscrit dans l’hommage que nous rendons au Prince Albert Ier et à Raoul Gunsbourg.
Wozzeck sera la seule œuvre qui ne soit ni italienne ni française, et le seul ouvrage sortant du XIXème (si l’on exclut Butterfly créée en 1904) : pourquoi ce choix ?
J’ai joué de tout depuis que j’ai rejoint Monte-Carlo, du répertoire russe ou tchèque, de la création contemporaine, du baroque. Cette situation est principalement due à des effets de report. Néanmoins, après avoir fait connaissance avec Wozzeck, les spectateurs seront contents de reprendre le chemin du théâtre avec Manon Lescaut.
Vous ouvrirez la saison d'opéras à la mi-novembre avec Madame Butterfly. Pourquoi avoir choisi cette œuvre ?
Cette, année, j’ai décidé de proposer au souverain un grand concert avec Placido Domingo pour la fête nationale monégasque le 19 novembre. Nous allons donc refaire avec Placido Domingo la Nuit espagnole que nous avions donnée à Orange. Ce sera joyeux et gai, ce dont nous avons besoin dans le contexte actuel. Ce concert aura lieu au Grimaldi Forum. Mais je dois aussi faire un opéra en novembre, j’ai donc choisi de faire Butterfly à la Salle Garnier. C’est un opéra qui n’a pas été joué depuis très longtemps à Monte-Carlo. C’était l’occasion d’inviter une excellente metteuse en scène française que j’aime beaucoup : Mireille Larroche. J’ai fait pas mal de productions avec elle lorsque j’étais à Liège [Jean-Louis Grinda a dirigé l’Opéra Royal de Wallonie de 1993 à 2007, ndlr], dont une Bohème formidable, mais nous n’avions jamais collaboré en Principauté.
Comment décririez-vous sa production ?
C’est sans doute la production de Butterfly la plus réussie que j’aie vue. Elle est d’une très grande simplicité et d’une formidable poésie. Elle a une vision sur les œuvres, qu’elle développe avec beaucoup de sensibilité, d’intelligence et de maîtrise.
Pouvez-vous nous présenter votre distribution ?
L’un des plus beaux compliments que l’on m’ait faits dans ma vie de Directeur, alors que j’étais très jeune, c’est que j’avais un don pour mettre des gens ensemble. Parfois, un artiste tire les autres vers le haut, mais j’essaie de créer des plateaux équilibrés, y compris avec des gens qui ne se connaissent pas, mais dont je suppose qu’ils pourraient bien s’entendre. En l’occurrence, pour cette production, nous aurons Aleksandra Kurzak, Marcelo Puente et Massimo Cavalletti : je ne veux en mettre aucun devant les autres. Le chef Giampaolo Bisanti viendra quant à lui pour la première fois à Monte-Carlo. C’est quelqu’un qui connait parfaitement son métier et ce répertoire.
Vous présenterez ensuite Le Corsaire de Verdi en décembre, en version de concert. Comment choisissez-vous les opus que vous présentez sans mise en scène ?
Au départ, je devais coproduire ce spectacle avec un autre théâtre, mais j’ai dû renoncer pour des raisons artistiques. Comme j’avais déjà engagé des artistes pour cette production, j’ai décidé d’en faire une version concert. Cela tombait bien car traditionnellement, je fais toujours un opéra en version concert en décembre. Cela me permet de présenter des œuvres plus rares à l’Opéra de Monte-Carlo, où Le Corsaire n’avait jamais été joué. Cela permet de poursuivre mon travail de remise en avant des Verdi de jeunesse (Les Brigands, Les Lombards, Attila, Due Foscari, etc.). Cela correspond bien à l’esprit de ce théâtre et au public qui aime ça.
Giorgio Berrugi (Corrado) a notamment déjà chanté le rôle de Pinkerton à l’Opéra de Paris : comment le décririez-vous ?
J’ai fait une production de La Bohème à Oman avec lui et il avait été vraiment épatant. C’est un très bon chanteur avec une très jolie voix et une bonne technique, mais aussi une belle ligne et un beau legato. Comme Irina Lungu (Medora) et Artur Ruciński (Seid) ont des qualités similaires, cela devrait marcher. Nous travaillons également régulièrement avec Roberta Mantegna qui chantera Gulnàra.
En janvier, vous accueillerez votre successeure et Directrice des Musiciens du Prince-Monaco, Cecilia Bartoli, pour Le Turc en Italie. Est-ce important selon vous qu’elle participe à la programmation avant de prendre la direction de l’institution ?
D’abord, il ne faut pas oublier qu’il y aura aussi Ildar Abdrazakov ! Cecilia venait régulièrement avant de savoir qu’elle dirigerait l’institution. Ce théâtre est fait pour elle : il est à sa dimension. Elle y est heureuse et nous adorons la recevoir. Mais il est vrai que, maintenant que l’on sait qu’elle va me succéder, ses apparitions sont regardées d’un œil différent, et elle peut s’imprégner de la maison. Elle s’implique beaucoup dans la préparation de sa première saison qui sera extrêmement brillante.
Vous-même participez à la programmation puisque vous mettrez en scène cette production : comment choisissez-vous les opus que vous mettez en scène ?
En l’occurrence, c’est Cecilia qui m’a demandé de le faire. Elle m’avait proposé de faire avec elle un Haendel. Mais je suis allé voir son Ariodante à Salzbourg : j’ai tout de suite pensé qu’il valait mieux reprendre cette formidable production de Christof Loy que d’en faire une nouvelle. C’était merveilleux et magique : le public avait beaucoup apprécié. À la place, nous faisons donc ce Turc en Italie, ce dont je suis très content car c’est une œuvre magnifique, superbe musicalement et avec un livret vraiment passionnant. L’audace du livret est très surprenante. Ce sont des personnages en quête d’auteur : ce n’est pas souvent qu’un personnage cherche à deviner ce qu’il se passera au tableau suivant. Il partage avec le public les affres de la création artistique et la peur de la page blanche.
À quoi votre production ressemblera-t-elle ?
Je vais faire quelque chose d’assez pirandellien : je vais montrer le théâtre dans le théâtre et pointer l’absurdité de certaines situations. Je veux faire vivre cette folie. C’est une œuvre très ambitieuse d’un point de vue dramaturgique.
C’est encore vous qui mettrez en scène Werther en février : quelle est votre vision de cette œuvre ?
Cet enchainement de deux de mes mises en scène est un hasard car c’est une coproduction avec Valence (ou nous l’avons déjà jouée) qui devait venir à Monte-Carlo plus tôt et que j’ai dû reporter pour des raisons artistiques. Nous la reprenons donc cette saison avec Jean-François Borras et Stéphanie d’Oustrac, dirigés par Henrik Nánási qui est un chef formidable, et qui avait d’ailleurs été éblouissant lors de la création de la production à Valence. Werther est une œuvre d’une très grande poésie, avec de la sensibilité, de la délicatesse mais aussi de la violence, parfois. Mais on flotte toujours entre la réalité et l’imaginaire, entre le désir et l’accomplissement. Personne n’est jamais sur des bases sûres, y compris Albert. J’ai donc travaillé avec mes complices sur ce voyage intérieur. Nous serons à la frontière, parfois, du surréalisme, sans qu’il s’agisse d’un spectacle surréaliste.
Que pouvez-vous dire de la distribution ?
Curieusement, je n’ai jamais travaillé avec Stéphanie d’Oustrac : je suis très heureux de l’inviter en Charlotte pour cette production. Je crois que nous allons faire un bon travail avec Jean-François Borras, qui était déjà là à Valence et avait été éblouissant, avec un style français admirable. Ce sont des stylistes, qui chantent un français parfait : nous aurons un Werther impeccable sur le langage, ce à quoi je tiens particulièrement. C’est aussi ce qui a rendu la Thaïs de l’an dernier ou le Samson et Dalila des Chorégies aussi mémorables. Je m’attache toujours à ce que l’on ait une compréhension immédiate de la langue, mais c’est particulièrement important pour Werther.
En mars, vous présenterez une nouvelle production de Wozzeck : à quoi ressemblera ce projet ?
J’ai toujours voulu monter Wozzeck à l’Opéra de Monte-Carlo. J’ai failli le faire une fois, mais ça n’avait finalement pas marché avec les coproducteurs. J’en ai parlé un jour avec Christophe Ghristi du Capitole de Toulouse, qui m’a dit qu’il avait prévu d’en confier une production à Michel Fau. Je me suis de suite attaché au projet. Depuis, j’ai travaillé avec toute l’équipe créative. Ce sera un spectacle respectueux de l’époque de l’œuvre, c’est-à-dire l’époque napoléonienne. C’est déjà une rareté et ça fait presque figure d’avant-garde. Je pense que ce sera un grand succès. C’est une œuvre faite pour ce théâtre : on est proche de la scène et on peut rentrer totalement dans le drame. C’est une œuvre magnifique, la musique est d’un lyrisme extraordinaire : je suis un grand amoureux de la partition.
Vous n’annoncez pas encore d’interprète pour le rôle-titre : comment cela se fait-il ?
Le rôle-titre était confié à un artiste américain, Trevor Scheunemann. Je collabore avec lui depuis ma première saison ici : en 2008, j’avais construit une distribution alternative pour un Don Giovanni en invitant les jeunes artistes du Young Artist Program de Placido Domingo à Washington. Trevor Scheunemann avait ainsi chanté le rôle-titre et avait été formidable. C’était un très bel artiste, avec une stature et une vraie intelligence musicale. Je lui ai proposé ce rôle de Wozzeck il y a un an : il en a la voix, la musicalité, il aime la musique contemporaine, la comprend et aime la servir. Qui plus est, il chante très bien en allemand. Il a accepté avec enthousiasme. Mais il m’a écrit il y a quelques jours pour m’indiquer qu’il renonce à chanter ce rôle parce qu’il arrête sa carrière à cause du Covid : en tant qu’Américain, il n’a pas bénéficié des aides que les chanteurs français ont pu avoir. Il s’est donc retrouvé sans travail en pleine pandémie, alors qu’il chantait au Met et que sa carrière marchait bien. Il a une famille à nourrir et il a donc dû prendre un travail qui n’a rien à voir. Comme ils lui ont proposé de rester et que la reprise des opéras aux Etats-Unis reste fragile, il a décidé d’arrêter sa carrière. Voilà un exemple concret du drame que représente cette crise pour les chanteurs. Des exemples comme celui de Trevor Scheunemann, il y en a plein !
Que dire du reste de la distribution ?
L’orchestre sera dirigé par Kazuki Yamada, qui a une très grande affinité avec cette musique, même si ce sera son premier Wozzeck. J’ai déjà travaillé avec Annemarie Kremer, notamment sur la version française de Tannhäuser que nous avions faite en 2017 (et qui est un souvenir professionnel magnifique) : c’est une belle artiste que je suis ravi d’accueillir de nouveau. À l’inverse, je n’ai jamais collaboré jusqu’ici avec Daniel Brenna qui chantera le Tambour-major : je connais son travail, mais ce sera une découverte pour le public de Monte-Carlo.
Quelle est l’esthétique de Guy Montavon qui mettra en scène Manon Lescaut en avril ?
Il a décalé l’intrigue dans le temps : ça se passera dans les Années Folles, sans dénaturer l’œuvre. Notons que l’opéra de Puccini n’a plus grand-chose à voir avec le roman de l’abbé Prévost, contrairement à la Manon de Massenet dont l’adaptation est une très grande réussite. Puccini réduit l’intrigue à une trajectoire de femme, à une histoire d’amour. Ce sont des rôles compliqués à chanter et je me réjouis d’avoir Maria Agresta, chanteuse magnifique avec un goût musical, une grande technique vocale et un beau grain de voix, ainsi que Yusif Eyvazov qui chantera ici pour la première fois. Plus généralement, nous aurons une belle distribution de chanteurs, la plupart italiens, sous la direction de Pinchas Steinberg qui aime ce répertoire. Le Paillasse qu’il a dirigé ici [en 2015, ndlr] aura marqué ma vie d’artiste et de directeur.
Avant de quitter ces lieux et la direction de l’Opéra, vous mettrez en scène La Damnation de Faust en novembre 2022 : à quoi ressemblera cette production ?
Ce sera très visuel, avec beaucoup d’effets. Ce n’est pas évident du tout de mettre en scène La Damnation de Faust. Lorsque Raoul Gunsbourg en a créé la version scénique, il avait utilisé pour la première fois des projections animées, avec d’énormes machines qui étaient en fond de scène. Il avait notamment utilisé un tel dispositif pour la Course à chevaux de Faust et Méphisto. C’était extrêmement innovant à l’époque. Nous ne ferons pas la même chose, mais il y aura de l’animation et de la vidéo. Ce sera un parcours : La Damnation de Faust est un voyage intérieur. J’aime envisager le diable non pas comme un personnage totalement négatif mais comme un mal nécessaire : pour accomplir son destin, on a parfois besoin d’être aidé par des forces du mal qui nous aident à nous révéler. Le personnage de Faust ne s’accomplirait pas s’il n’y avait pas Méphisto pour l’aiguillonner. Nous allons essayer de présenter cette folle cavalcade de Faust qui l’emmène jusqu’à l’abîme, dans un grand souffle scénique qui accompagnera le grand souffle musical de cette partition géniale.
Vous aviez indiqué lors de votre dernière interview à Ôlyrix vouloir monter un grand Berlioz à Orange : verra-t-on cette production à Orange ?
Honnêtement, je n’en sais rien. En termes de décors, ça ne pourrait pas avoir grand-chose à voir, mais c’était déjà le cas du Samson et Dalila dont la production de l’Opéra de Monte-Carlo avait été entièrement repensée. Mais il est vrai que Berlioz, que ce soit avec la Damnation ou Les Troyens, se prêterait magnifiquement au Théâtre antique, avec l’un des grands orchestres de Radio France. Cela aurait une certaine allure.
Si Nicolas Courjal connaît déjà son rôle de Méphisto, ce sera une prise de rôle pour Pene Pati et Aude Extremo : pouvez-vous nous les présenter ?
Ce seront en effet des prises de rôles, ce qui ne m’inquiète pas du tout. J’ai découvert Pene Pati lorsque j’ai mis en scène Roméo et Juliette à San Francisco en 2019 : c’est un ténor magnifique qui chante dans un français impeccable. C’est un très fin musicien qui a une belle compréhension de ce qu’il chante, une grande innocence en scène, que j’aime beaucoup. De même, j’aime beaucoup Aude Extrémo, avec qui j’ai travaillé régulièrement (elle était Vénus dans le Tannhaüser en français, mais aussi Carmen et L’Enfant et les Sortilèges). J’aime sa voix, sa personnalité artistique, et j’aime lui faire confiance, d’autant qu’elle ne m’a jamais déçu. Ça me fait plaisir de lui proposer des prises de rôle.
Est-ce important pour vous d’accompagner les chanteurs dans la construction de leur répertoire ?
Si on n’accompagne pas les chanteurs dans la construction de leur répertoire, on se prive d’une partie essentielle du plaisir de notre métier car construire les distributions est un grand bonheur. Être Directeur d’opéra, ce n’est pas seulement aligner des titres sur un planning et faire attention à ce que le budget soit respecté. C’est aussi pour cela qu’il est important d’avoir des artistes à la tête des institutions. On a besoin de ce rapport intime avec les chanteurs, les musiciens, les techniciens et le public. On n’imaginerait d’ailleurs pas la Comédie-Française dirigée par quelqu’un d’autre qu’un artiste. Il faut avoir mis les pieds sur scène, s’être confronté au public, connaître les répertoires. Les administratifs à la tête d’un opéra prennent d’ailleurs généralement des directeurs de casting : quel dommage !
Vous employez un nombre conséquent de chanteurs français : y tenez-vous ?
Quand j’ai commencé ma carrière en 1981, les chanteurs français n’avaient qu’une place extrêmement réduite car tout le monde se prenait pour Rolf Liebermann [ancien Directeur de l'Opéra de Paris notamment, ndlr] : on voulait que les opéras de province, ou de territoire comme on dit aujourd’hui, soient l’équivalent de l’Opéra de Paris. Je veux rendre hommage à Inge Theis qui s’est dédiée au Ministère de la Culture à développer les carrières des chanteurs français. C’est ainsi que je me suis retrouvé à la tête d’une Bohème qui a sillonné la France avec trois distributions intégralement composées de chanteurs français. Le pli a été pris, mais aujourd’hui, certains théâtres très importants n’emploient de nouveau qu’un nombre restreint de chanteurs français. À quoi cela sert-il de former des chanteurs français dans d’excellents conservatoires si on ne les emploie pas après ?
Vous terminerez votre mandat avec une production de Lakmé : quelle symbolique trouver derrière ce choix ?
Absolument aucune. Je ne savais même pas que ce serait la dernière production de mon mandat quand j’ai programmé ce titre. Je n’avais pas encore décidé quand j’allais m’arrêter. Je voulais faire quelque chose avec Sabine Devieilhe et je trouvais que ce serait très beau de l’associer à Cyrille Dubois : deux beaux chanteurs français, deux belles lignes de chant, deux fins musiciens, la même façon d’appréhender ce répertoire. Là encore, la tradition veut qu’on fasse une version de concert en décembre, il n’y aura donc pas de mise en scène.
Laurent Campellone dirigera la production : comment l’avez-vous choisi ?
J’aime beaucoup Laurent Campellone, qui a travaillé souvent avec moi à l’Opéra de Monte-Carlo. C’est un excellent chef, notamment pour le répertoire français. Il est apprécié des chanteurs et de l’orchestre. Cela s’est décidé il y a très longtemps, bien avant qu’il soit désigné Directeur de l’Opéra de Tours.
Vous proposez également un beau programme de concert. En plus du récital d’Angela Gheorghiu et de la Nuit espagnole avec Placido Domingo que nous avons déjà évoqués, vous présentez une soirée avec Bryn Terfel : pourquoi cela vous tient-il à cœur ?
Le récital de Bryn Terfel est le seul spectacle que j’ai annulé la saison dernière, parce qu’il ne pouvait pas voyager du fait des contraintes sanitaires. Il est donc reporté à cette saison. Bryn Terfel a une belle histoire avec l’Opéra de Monte-Carlo. Il a été mon premier Falstaff : nous nous étions merveilleusement bien entendus. Nous nous sommes retrouvés en Espagne sur une nouvelle production de Tosca : il était un Scarpia fantastique. Il a chanté ici un grand concert avec son programme de disque Bad Boys, puis une magnifique soirée de Lied. C’est un artiste extraordinaire qui est devenu un ami et que je suis content d’avoir ici pour ma dernière saison. C’est l’un des artistes les plus formidables avec lesquels j’ai travaillé dans ma vie. Un colosse avec une sensibilité éblouissante et merveilleuse, capable de faire rire comme de faire peur. Je dis toujours que Bryn Terfel, c’est Orson Welles qui chante.
Vous avez créé une académie temporaire composée de chanteurs russes : pourquoi ce critère de nationalité ?
J’ai toujours aimé travailler avec de jeunes chanteurs. Au cours de mes voyages, je me suis rendu compte que c’est surtout en dehors d’Europe qu’on trouve des chanteurs ayant des problèmes de style et de prosodie sur les répertoires italien et français. Par hasard, j’ai été mis en contact avec une fondation russe, la Fondation culturelle pour les arts, présidée par Madame Medvedeva. Ils ont été intéressés par cette collaboration. Nous faisons le recrutement ensemble. Cette Académie est éphémère puisqu’elle ne dure que 15 jours, pendant lesquels je les fais travailler avec des chefs de chant et des chefs d’orchestres français et italiens pour qu’ils progressent dans ces deux répertoires. Nous faisons de belles trouvailles et on présente au public de l’Opéra de beaux concerts gratuits. Cela m’a permis de découvrir de jeunes artistes que j’ai ensuite employés dans les saisons. Je pense notamment à Alexander Bezrukov, Anna Nalbandyants qui a vraiment une très belle voix, ou encore le ténor Kirill Belov.
Que verront les visiteurs de l’exposition que vous dédiez à Raoul Gunsbourg ?
J’ai l’impression d’avoir vécu avec Raoul Gunsbourg car mon père a débuté sur scène en 1937 et il chantait très souvent à Monte-Carlo lors des six dernières années de mandat de Gainsbourg. Il m’a raconté mille anecdotes. Or, la Principauté n’a jamais organisé d’hommage : cette Damnation de Faust, dont il a créé la version scénique en 1893, lui est dédiée. Il y aura en effet également une grande exposition, présentée au Grimaldi Forum. Elle retracera 60 ans de direction de l’Opéra de Monte-Carlo et racontera ce personnage extrêmement fantasque et savoureux. Je l’organise avec mon ami Eric Chevalier, qui est extrêmement cultivé : il va faire avec moi la scénographie et la dramaturgie de l’exposition. Il y aura des documents visuels, des lettres et sans doute aussi des documents audio : même s’ils sont très rares, j’ai deux ou trois enregistrements, on devrait donc pouvoir l’entendre parler. Nous montrerons ce qu’était l’Opéra de Monte-Carlo avant sa direction, et nous retracerons tout ce qu’il lui a apporté. Nous raconterons avec beaucoup d’admiration et d’amour ses difficultés et ses triomphes, notamment le Boris Godounov avec Chaliapine, la création scénique de La Damnation de Faust et les créations de Don Quichotte de Massenet, La Rondine de Puccini, Pénélope de Fauré et L’Enfant et les Sortilèges de Ravel.
Vous vous rendrez en fin de saison à l’Opéra de Vienne pour présenter plusieurs spectacles : comment ce projet s’est-il construit ?
Le nouveau Directeur de l’Opéra d’État de Vienne, Bogdan Roščić, qui a vu un de nos spectacles avec les Musiciens du Prince, a tant apprécié le niveau d’exigence, que nous montons là-bas une sorte de festival consacré à Rossini sur environ 15 jours, à l’époque où le Staatsoper est habituellement fermé, c'est-à-dire début juillet. Il prolonge ainsi l’ouverture de son théâtre et nous ferons une Cenerentola en version semi-scénique, trois représentations du Turc en Italie que nous présentons cette saison et un grand gala. Ce n’est tout de même pas rien, pour une maison d’opéra comme la nôtre, que d’être ainsi invités à l’Opéra de Vienne. Avec toutes ces activités, le soleil ne se couche jamais pour nous, comme sur l’Empire d’Alexandre. Nous avons des spectacles qui se donnent à San Francisco, à Los Angeles, à Hong Kong, au Japon, bientôt en Australie, en Espagne. Les Musiciens du Prince sont à Salzbourg au Festival de Pentecôte puis durant l’été. Je dirige les Chorégies d’Orange où l’on reprend certaines productions, comme le Samson et Dalila de cette année. On ne s’arrête jamais, ce qui me va bien.
Fin 2022, vous quitterez donc l’Opéra de Monte-Carlo. Quels projets nourrissez-vous pour l’après ?
Je vais avoir beaucoup de projets en tant que metteur en scène, qui m’emmènent déjà jusqu’en 2025. J’ai choisi de quitter l’Opéra de Monte-Carlo, bien que ma position soit enviable et confortable, pour laisser la place à d’autres. Je suis très heureux de ce choix, qui a été mûri depuis de longues années et partagé en famille. Je prends un plaisir immense aux Chorégies, même s’il y a toujours des difficultés financières. Je suis également élu en Principauté monégasque au Conseil national, qui m’occupera au moins jusqu’à la fin de mon mandat en 2023. Avec tout cela, je n’ai pas peur du vide. Je vais aussi prendre le temps de faire ce que je ne peux pas faire assez aujourd’hui, notamment lire, aller au théâtre et au cinéma et m’occuper de mes quatre enfants. J’étais né pour être père : c’est ma fonction préférée. J’aime me consacrer à mes enfants, même s’ils ont de moins en moins besoin de moi.
Que souhaiter à Cecilia Bartoli ?
Qu’elle soit aussi heureuse à la tête de l’Opéra de Monte-Carlo que je l’ai été depuis mon arrivée. Je dois dire que je suis assez doué pour le bonheur. J’essaie d’être heureux et de rendre les gens heureux. J’ai été très heureux comme Directeur pendant 14 ans de l’Opéra Royal de Wallonie et je l’ai été tout autant à l’Opéra de Monte-Carlo. Même s’il y a bien sûr eu des difficultés, j’ai été heureux. Je suis sûr que Cecilia Bartoli le sera aussi.