Anne Mistler, Adjointe aux Arts et Cultures de Strasbourg : “Nous sommes prêts à rouvrir en toute sécurité”
Mme Anne Mistler, vous étiez Directrice Régionale des Affaires Culturelles jusqu’en 2016, vous avez été élue l’année dernière au Conseil Municipal de Strasbourg où vous êtes Adjointe aux Arts et Cultures de Strasbourg, pouvez-vous nous expliquer cet intitulé ?
Cette fonction regroupe toutes les questions liées aux pratiques artistiques, y compris dans l’espace public, mais également aux pratiques culturelles. L’enjeu est justement de faire en sorte que les institutions et les droits culturels se rejoignent pleinement et interagissent constamment. Je travaille à la fois au soutien à la création et à la valorisation de leurs réceptions, des pratiques professionnelles et amateures.
Concrètement également, l’intitulé de mon mandat implique que les cultures dites “urbaines” relèvent désormais de la Culture et plus de l'animation urbaine ou de la politique de la ville.
Quels sont les impacts de la crise sanitaire sur la vie culturelle de Strasbourg ?
L’impact majeur consiste en l’absence de vie culturelle tangible qui fait vibrer une ville. Les lieux de spectacles et les cinémas fermés sont un manque, fondamental pour la vie quotidienne d’une cité. Même si, hélas, tous nos concitoyens ne sont pas des spectateurs ou des habitués des institutions culturelles, la fermeture de ces lieux durant des mois attriste la ville et la vie. L’impact est quantifiable dans l’économie et il est incommensurable dans notre vie quotidienne.
Recevez-vous de nombreux témoignages de vos administrés témoignant de ce manque ?
Le temps leur paraît en effet de plus en plus long. Je pense notamment aux personnes âgées et fragiles, qui ont été des spectateurs assidus toute leur vie et qui nous témoignent de ce manque. La vie ce n’est pas seulement se nourrir chez soi et se déplacer pour se rendre au travail, c’est aussi se nourrir d’arts et de cultures. Au début du mois, s’est déroulée une cérémonie de dépôt de fleurs et de gerbes devant les lieux de culture et de convivialité fermés : les salles de spectacles mais aussi les restaurants et les bars, tout ce qui contribue au plaisir de la vie. Heureusement, certains commerces de centre-ville sont ouverts, maintenant une vie locale, heureusement que nous avons pu rouvrir les librairies qui sont re-devenues essentielles. Nous souhaiterions que les lieux de spectacles soient re-considérés eux aussi comme essentiels, car ils le sont : dans nos besoins de nourrir nos réflexions, nos débats, nos imaginaires, la joie, la beauté.
Autant, nous pouvions considérer durant un certain temps, que cet effort de fermeture était nécessaire pour endiguer une pandémie, autant le temps commence à être long et les décisions incompréhensibles dans la mesure où les structures culturelles ont, toutes et depuis un certain temps, mis en place tous les protocoles sanitaires, qu’ils les appliquent et respectent, pour leurs équipes et leurs publics. Personne ne veut mettre en danger la santé de qui que ce soit : toutes les mesures ont été prises. Les structures sont prêtes à rouvrir, depuis des mois, en respectant l’ensemble des protocoles et dans un sens de responsabilité total. La situation demeure donc incompréhensible de voir toutes les salles de spectacles fermées alors que les supermarchés sont ouverts, les trains et tramways remplis.
Madame la Maire Jeanne Barseghian a fait une proposition d’expérimentation d’ouverture de certains lieux en direction des publics les plus fragiles, pour lutter contre leur isolement terrible. Cette demande a été portée depuis des semaines et nous n’avons aucun élément de réponse. C’est incompréhensible.
Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas parfaitement conscients des nécessités absolues de préserver les populations, de prendre les mesures indispensables pour la sécurité sanitaire publique. Nous sommes respectueux des décisions gouvernementales, mais lorsqu’il est difficile de comprendre, il devient difficile d’accepter.
[Juste après la réalisation de cet entretien, le Premier Ministre Jean Castex a répondu à la Maire de Strasbourg Jeanne Barseghian, la remerciant pour ces propositions mais confirmant ses décisions au vu de la situation actuelle, ndlr]
Comment soutenez-vous la vie culturelle en temps de crise ?
L’ancienne municipalité avait déjà voté un fonds d’urgence pour les équipes les plus fragiles, nous l’avons mis en œuvre. Nous avons maintenu tous les financements, d’abord car les équipes artistiques continuent de créer et de travailler (fort heureusement). Nous souhaitons donc que leurs œuvres puissent être montrées aux spectateurs. Nous avons aussi défendu le maintien des projets entre les lieux culturels et le monde scolaire.
Le secteur des artistes indépendants est également en très grande difficulté (certains n’ayant pas d’indemnité d’intermittents du spectacle), la Métropole a donc passé commande à des artistes pour acquérir des œuvres d’art plastiques mises en dépôt dans les musées de Strasbourg et qui attendent le retour du public.
Le marché de Noël de Strasbourg, célèbre à travers le monde, ayant été malheureusement annulé, nous avons mis en place un festival en ligne Stras'Culture live en finançant des captations et les diffusant sur le site de Strasbourg. Nous avons aussi monté un concert de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg avec Arte (c’est une chance que d’avoir une telle chaîne de télévision sur notre territoire). L’Opéra a poursuivi des activités en ligne. Et au-delà du spectacle vivant, nous avons proposé aux milliers d’agents de la ville et de la métropole des bons d’achat dans les librairies (au lieu du cadeau traditionnel). Nous offrons aussi des livres à 1500 enfants de familles en difficulté.
Quelle sera l’évolution du budget culturel de la ville de Strasbourg ?
La ville de Strasbourg a adopté une délibération de politique culturelle et artistique en décembre dernier, qui trace les grandes lignes de notre action pour la durée du mandat. Dès le préambule, le budget de la culture y est conforté : c’est donc un marqueur et un acte important, qui a été posé et voté à l’unanimité du Conseil Municipal. L’Eurométropole a également acté une délibération culture, le soutien de nos collectivités pour la culture est donc clairement affirmé.
Nous avons d’ores et déjà décidé d’un maintien du budget (important) de la culture en volume global d’aides pour 2021 et ce sera l’objet d’un vote au prochain conseil municipal.
Il faut aussi rappeler que nous sommes engagés, à Strasbourg, avec un certain nombre de nos partenaires culturels via des conventions triennales et que nous ne sommes pas les seuls financeurs (que ce soit avec l’Etat, la Région, la Collectivité Européenne d’Alsace). Une solidarité se manifeste donc très clairement pour le maintien de nos budgets et les montants sont assurés pour les établissements en convention. Les subventions resteront donc à leur niveau cette année et l’année prochaine (quant à la suite, nous ne pouvons pas encore savoir comment la situation va évoluer).
Le budget global sera donc sanctuarisé, mais envisagez-vous des redistributions entre les différents établissements (sachant que la ville de Lyon, également à nouvelle majorité écologiste, envisage ainsi de baisser le budget de l’Opéra de 500.000 euros pour redistribuer cette somme à d’autres) ? Échangez-vous d’ailleurs avec vos homologues des autres villes sur ces sujets ?
Nous échangeons effectivement beaucoup sur tous les sujets, dans la commission culture de France Urbaine notamment et à la FNCC (Fédération Nationale des Collectivités territoriales pour la Culture).
Je n’ai bien entendu pas à me prononcer sur ce qui est décidé par les autres villes, car chacune a sa logique et ses propres acteurs culturels sur son territoire.
Pour ce qui nous concerne, l’Opéra National du Rhin est un Syndicat intercommunal avec Colmar et Mulhouse : donc un établissement unique en France, avec sa configuration propre, ses sites, ses lieux et tout un projet développé depuis longtemps de sensibilisation artistique (avec les scolaires, les publics empêchés, les pratiques amateures, les autres institutions culturelles,… autant d’actions développées et amplifiées par l’actuel Directeur Alain Perroux). Nous souhaitons que toute cette dynamique continue et se développe, nous ne sommes donc pas du tout dans une idée de réduire nos interventions.
Comment se fera la sortie de crise culturelle ?
Ce sont des questions que nous nous posons tous et toutes. Bien entendu, nous pouvons redire que nous serons aux côtés des artistes, des institutions et des publics (car c’est une vérité), mais de nombreuses questions se posent. Même pour quand nous pourrons enfin rouvrir, il faut organiser le devenir et la présentation de toutes ces créations et programmations qui n’ont pas pu être montrées au public, qui ont parfois été reprogrammées plusieurs fois, à mesure qu’une réouverture était annoncée, attendue, reportée. Dans quels délais, comment, à quel moment proposer ces spectacles qui risquent l’engorgement ? Même si les spectateurs sont très nombreux à vouloir revenir et auront une soif absolue de culture, ils ne pourront matériellement pas être devant plusieurs spectacles en même temps. Pour de nombreuses productions aussi, les artistes ne seront pas disponibles à nouveau à ce moment encore inconnu de réouverture car ils auront été engagés pour d’autres projets (et heureusement pour eux).
Nous voulons donc marquer les retrouvailles de la population et de la culture, aux beaux jours, en demandant aux structures culturelles (et en les soutenant pour ce faire) de montrer des fragments de ce qu’elles ont continué à travailler : afin que nous retrouvions la vie ensemble, afin de retrouver l’appétit culturel et l’envie de se retrouver. Cela sera peut-être aussi l’occasion de rencontrer de nouveaux publics, des publics potentiels qui passent d’habitude devant l’opéra ou le théâtre sans en franchir les portes. Les équipes des lieux culturels n’ont jamais arrêté de travailler, très assidûment, aux propositions artistiques de reprise. D’où l’importance pour nous d’avoir des réponses et des calendriers.
L’incertitude est, en attendant, partagée par beaucoup, et suscite l’angoisse chez certains (alors même que la situation va s’améliorer et le ciel s’éclaircir).
Des théâtres sont occupés à travers le pays pour s’opposer à leur fermeture par le gouvernement. Dans votre ville, des étudiants de l'École Supérieure d’Art Dramatique "habitent" en ce moment le Théâtre National de Strasbourg. Êtes-vous allée sur place et quel message leur adressez-vous ?
Nous sommes allées sur place avec Mme Murielle Fabre (Vice-présidente de l'Eurométropole de Strasbourg en charge de l'Action culturelle, la lecture publique, le cinéma et l'audiovisuel). Ces étudiants faisaient une performance d’une file d’attente, qu’ils ont constituée du Théâtre National de Strasbourg au Palais du Rhin en face (qui est le siège de la Direction Régionale des Affaires Culturelles). L’idée était ainsi de tisser un lien symbolique mais aussi très concret et charnel entre lieu culturel et lieu politique : pour frapper aux portes du Ministère de la Culture afin de leur dire d’ouvrir. Même dans ce contexte terrible (et sous les giboulées de mars avec une pluie glaçante), l’énergie de ces étudiants est revigorante. Ces gestes sont importants, ces engagements sont remarquables.
Ces étudiants “habitent” le théâtre car il s’agit de l’école du TNS, ils sont donc chez eux et ils continuent à travailler, à suivre leurs cours, en faisant leurs performances entre 12h et 14h et avant 18h. Ils restent donc pleinement respectueux des lieux, des équipes qui y travaillent et nous sommes très contents que cela se déroule ainsi. C’est une démarche positive et constructive, qui exprime ce besoin de rouvrir, de pouvoir vivre d’une vie artistique et culturelle.
[Juste après la réalisation de cet entretien, la Maire de Strasbourg Jeanne Barseghian a également rencontré les étudiants habitant le TNS, ndlr]
Vous n’êtes donc pas du même avis que la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot, qui juge les occupations de théâtres “inutiles et dangereuses” ?
J’ai du mal à commenter les propos de Madame la Ministre de la Culture. Je pense que la situation est très compliquée à gérer. Nous sommes en période de crise depuis de longs mois, la Ministre est extrêmement sollicitée : nous-mêmes avons eu des démarches nombreuses et régulières auprès de ses services. Nous ne comprenons toutefois pas pourquoi les musées par exemple, qui sont de vastes espaces et qui seraient malheureusement beaucoup moins fréquentés s’ils pouvaient rouvrir (notamment en cette période d’absence de touristes), sont toujours fermés et bloqués. Là aussi nous avons fait de nombreuses propositions.
Nous ne pouvons et nous ne voulons pas dire ce que nous ferions à la place du gouvernement, il nous revient de montrer ce que nous portons comme projet depuis que nous sommes aux responsabilités : notre attention pleine et entière au monde de la culture. Nous n’avons pas eu besoin d’attendre cette crise pour savoir que la culture est essentielle dans notre vie quotidienne.
Le bâtiment et le projet de l’Opéra National du Rhin à Strasbourg posent de nombreuses questions et des inquiétudes, où en sont les décisions sur ce chantier ?
Nous avons mis en place une mission d'information et d’évaluation (avec la majorité et l’opposition), instituée à l’automne dernier et qui doit rendre son rapport d’ici au début de l’été. L’ensemble des élus qui composent cette mission auditionne les équipes, les partenaires institutionnels, les autres lieux, les spectateurs. L’idée est de réfléchir à ce que doit être un opéra au XXIe siècle : comment se projeter dans la question de l’art lyrique pour ces 20, 30 prochaines années. La réflexion sur le bâtiment et ce que les citoyens attendent de leur opéra sont des questions liées.
Cette mission questionne aussi la citoyenneté de l’art lyrique : comment l’opéra y participe et comment les citoyens s’approprient l’opéra et ses enjeux. Nous travaillons donc à une consultation citoyenne (un mode de fonctionnement que porte fortement notre majorité) : ce sera aussi l’occasion de continuer à lutter contre les préjugés sur l’opéra (qui n’est pas un “art élitiste qui coûte très cher”). Montrer les résultats produits par l’opéra, en discuter, valoriser tous ces métiers uniques qui y participent permet de faire découvrir tout un univers (d’autant qu’à l’Opéra National du Rhin nous avons la chance d’avoir les métiers d’art). Tout cela permet de faire franchir les portes du bâtiment (et nous sommes fiers des résultats déjà obtenus grâce au travail mené depuis de nombreuses années : 200 levers de rideaux, plus de 100 000 spectateurs, 27% ayant moins de 26 ans et 21% venant de l'international).