Diversité : décryptage du rapport remis à l’Opéra de Paris
Alors que 400 salariés de l’Opéra de Paris ont signé à l’été un Manifeste intitulé « De la question raciale à l’Opéra national de Paris », le Directeur Alexander Neef à peine nommé (la lettre de mission a été adressée le 22 septembre 2020, les conclusions du rapport ont été présentées le 8 février 2021) s’est emparé de la question, sans toutefois y apporter le recul qui aurait pu donner une ampleur plus grande à ce rapport dans le cadre d’une réflexion plus globale et plus factuelle. En particulier, le fait de centrer ces recherches sur la problématique de la diversité (entendue exclusivement comme diversité “raciale”) se révèle être une perte de chances, un grand nombre de questions soulevant d’autres problématiques (égalité homme-femme, homophobie, handicap, autres discriminations, violences sexuelles, harcèlement au travail) toutes aussi essentielles n’étant pas abordées ici. Sans remettre en cause l'opportunité (indispensable), la qualité et le sérieux du travail effectué par Constance Rivière et Pap Ndiaye, leur engagement militant et leur approche détaillée dans le cadre de la lettre de mission qui leur a été adressée, les propositions auraient sans doute été enrichies en incluant parmi les rapporteurs des spécialistes d’autres problématiques ainsi que du monde de l’opéra : justement car ces enjeux sont absolument essentiels.
Parmi ces 19 propositions (à retrouver en bas de cet article) énoncées avec mille précautions linguistiques et dont certaines semblent pourtant entrer en contradiction avec les lois de la République Française (sur les statistiques ethniques et quotas raciaux notamment), certaines sont toutefois immédiatement applicables, font aujourd’hui -heureusement et enfin- consensus (certaines étant d’ailleurs déjà appliquées au moins en partie) : cela concerne tous les dispositifs de lutte contre les discriminations (y compris l’emploi d’un vocabulaire approprié comme le « Carré des cariatides » plutôt que le « Carré des négresses » pour désigner un espace du grand escalier de Garnier) et la mise en place de sanctions graduées pour les auteurs d’infractions au « vivre ensemble ». L’évolution du recrutement de l’école de danse, dont le concours se déroule à Nanterre et oblige donc les candidats à se rendre en Île-de-France et a fortiori en métropole, entre également dans cette catégorie : en proposant une première étape en vidéo, ou en déplaçant le jury sur le territoire (outre-mer y compris), l’école s’ouvrirait à des talents qui restent aujourd’hui cachés par manque de moyens ou découragement face à la lourdeur de la procédure.
D’autres propositions sont certes nécessaires, mais devraient dépasser le cadre de la diversité. C’est le cas par exemple de la mise en œuvre de temps d’échange entre les équipes créatives et les artistes impliqués sur les productions, qui peuvent certes permettre la contextualisation des œuvres qui comportent des passages racistes, mais aussi couvrir bien d’autres sujets, à la fois dramaturgiques, dramatiques ou musicaux, comme le réclament d’ailleurs nombre d’artistes (rappelant combien la lutte contre toutes les discriminations, exclusions et violences se joue sur le champ de l'organisation globale du travail et des rapports humains, dans la gestion, l'écoute et le dialogue constants indispensables à la bonne réalisation d'une production artistique). Il en va de même de la contextualisation des œuvres dans les programmes de salle (s’il peut être reproché à La Flûte enchantée des propos racistes vis-à-vis de Monostatos, les recommandations sexistes de Sarastro ne heurtent pas moins l’oreille contemporaine). Dans le même registre, il serait dommage qu’un poste de "Responsable diversité et inclusion" soit créé sans que la fiche de poste ne contienne également la lutte contre les autres types de discrimination, et contre les violences sexuelles (la récente libération de la parole -et de l’écoute- #metoo et #musictoo continue d’en démontrer le besoin urgent).
L’autre grande proposition entrant dans cette catégorie est l’aboutissement de la salle modulable (qui malheureusement semble courir le risque de voir son budget sacrifié face aux pertes générées par la crise du Covid, d’autant que le rapport trouve déjà une porte de sortie alternative à sa programmation) afin d’y proposer un répertoire, notamment contemporain parlant à des publics différents de ceux qui fréquentent les grandes salles. De fait, si ce sujet n’est que très peu abordé dans le rapport, la question de la diversité du public semble centrale : comment accroître la « diversité mélanique » [sic] dans les corps artistiques (ballet, orchestre et chœur) si le public lui-même reste aussi "monochrome" qu’il ne l’est actuellement. Cette faible diversité au sein du public (qui se traduit également parmi les mécènes, comme le note le rapport) traduit un manque d’intérêt pour la discipline qui ne peut que se répercuter sur le nombre d’élèves fréquentant les conservatoires et, en bout de chaîne, sur les candidats aux concours de l’Opéra de Paris (dont le rapport précise qu’ils ne présentent pas de caractère discriminatoire en eux-mêmes tout en proposant malgré tout que « les membres des jurys de l’opéra [suivent] une formation aux enjeux de non-discrimination »). La politique d’ouverture de l’Opéra de Paris, déjà très active, doit donc être renforcée, la diversité étant une bonne raison parmi d’autres de le faire.
Dans le prolongement de cette problématique, certaines propositions, tout à fait pertinentes, ne relèvent toutefois pas du champ d’action de l’Opéra de Paris et semblent plutôt s’adresser au gouvernement. C’est le cas par exemple d’une éducation artistique plus poussée au sein de l’Éducation Nationale ou de l’ouverture de conservatoires dans les territoires d’outre-mer, qui en sont aujourd’hui cruellement sous-dotés.
Enfin, certaines propositions posent question. C’est le cas de l’interdiction du blackface ou du yellowface (maquillage du visage pour se faire une “face noire” ou “jaune”), que l’Opéra de Paris a déjà acté (interdiction dont Pap Ndiaye est un militant de longue date), mais qui entre en contradiction avec la liberté de création prônée ailleurs dans le rapport (même si cet argument est écarté d’un étonnant « Sa mise à l’écart [du blackface] permet d’ouvrir un nouveau champ de création et de liberté », comme si les metteurs en scène attendaient l’interdiction du blackface pour proposer des visions réfléchies). Si le Directeur est dans son rôle en s’assurant au cas par cas que ces pratiques ne soient pas utilisées par les metteurs en scène de manière inutile, gratuite et a fortiori discriminante, inscrire l’interdiction dans le marbre empêche également toute utilisation de cette pratique à des fins de questionnement et de critique des livrets (voire de la pratique elle-même). C’est partir du principe que les metteurs en scène invités seront incapables de l’utiliser à bon escient et de manière intelligente (le rapport ajoute d’ailleurs, là encore très étonnamment : « Peut-être, dans le futur, un metteur en scène s’emparera-t-il de cette pratique pour mieux la retourner et la mettre en abyme, mais nous n’en sommes pas là »). C'est aussi appauvrir de fait les possibilités créatives. D’ailleurs c’est aussi priver les victimes du moyen de dénoncer l’outil qui a servi à les discriminer, or, historiquement le blackface a aussi été récupéré par les esclaves et les anti-esclavagistes pour dénoncer le racisme. L’intérêt de ces pratiques à des fins de vraisemblance est balayée dans le rapport (« Voilà bien longtemps que nous ne sommes plus gênés qu’un chanteur âgé joue un jeune premier, ni même qu’une femme chante un rôle d’homme » -argument bien peu convaincant puisque justement un artiste peut être vieilli, rajeuni ou travesti par le maquillage, le costume ou une perruque lorsque la dramaturgie le requiert) alors pourtant qu’elle n’entraîne pas, si elle est explicitée, de vision caricaturale ou discriminante des « personnes racisées ».
Une autre proposition concerne la mise en avant de “rôles modèles” (une expression d’ailleurs traduite littéralement en français et empruntée au monde anglo-saxon, alors justement que le modèle d’intégration républicaine à la française n’a rien à voir avec la vision de la société en “communautés” outre-Atlantique). Le rapport propose d’inviter des compositeurs (et de jouer des œuvres du Chevalier de Saint-Georges), des chefs, metteurs en scène, chorégraphes ou artistes de couleur afin de « susciter des vocations ». Ainsi, même si le rapport mentionne que les choix artistiques ne doivent pas se faire sur la base de la couleur de peau et des origines, c’est pourtant bien ce qu’il recommande in fine (et c’est d’ailleurs aussi l’injonction que lançait la Ministre Roselyne Bachelot à Alexander Neef lors du dernier Concours Voix des Outre-Mer en l'invitant à intégrer pour ses distributions des artistes parmi ce "magnifique vivier des Voix d'outre-mer"). Outre qu’il soit contestable d’affirmer qu’un enfant ne puisse être inspiré que par des modèles de la même couleur de peau (le rapport cite d’ailleurs David Bobée sur un autre sujet : « Le véritable universalisme, c’est quand on se reconnaît dans une autre couleur de peau. »), les artistes de couleur invités n’auront une dimension de rôle modèle que s’ils ne doivent leur présence qu’à des critères artistiques. Le rapport cite aussi l’absence de chanteurs maghrébins parmi les solistes programmés par l’opéra, tout en précisant que « l’absence de vivier n’est peut-être pas la seule raison ». Hélas, les éventuelles autres raisons en question, celles sur lesquelles il serait possible de travailler, ne sont pas précisées.
De manière plus générale, une inutile victimisation vient parfois amoindrir la portée du propos, comme le regret exprimé que la guyanaise Marie-Laure Garnier n’ait pas encore chanté sur les scènes de l’Opéra de Paris (bien qu’elle ait déjà chanté à l’Amphithéâtre de Bastille) : de fait, peu de chanteuses ont débuté sur les grandes scènes parisiennes à son âge, et celles pour qui ce fut le cas (Sabine Devieilhe, Julie Fuchs, Vaninna Santoni ou Jodie Devos par exemple) chantaient déjà depuis longtemps des premiers rôles sur d’autres scène nationales, ce qui n’est pas encore le cas de Marie-Laure Garnier dont la carrière promet d'être riche, et devrait l'amener sur les scène de Bastille ou Garnier en temps voulu. De même, les rapporteurs expliquent qu’une intervention de Clément Cogitore a été nécessaire pour faire remonter au-dessus des créateurs de décors et de costumes le nom de la chorégraphe Bintou Dembelé dans la présentation des Indes galantes, celle-ci percevant cet ordre comme une discrimination. Il ne s'agissait pourtant que de l'ordre coutumier selon lequel apparaissent le plus fréquemment (dans les communications de l’Opéra de Paris mais aussi du reste du monde) les membres d’une distribution (ordre basé sur leurs fonctions et pas sur leur personne) : directeur musical, metteur en scène, créateurs de décor, costume puis lumière, chorégraphe, dramaturge et chef de chœur, avant que ne soit détaillée la liste des chanteurs.
Reste désormais à voir comment ces propositions seront mises en application. Mais Alexander Neef prévient : « La mise en œuvre des conclusions de ce rapport n’est pas une question de calendrier mais d’évolution de la culture de l’Opéra de Paris ». Nul doute que l'institution capitale poursuivra son évolution culturelle. Espérons qu'elle s'accompagnera d'une évolution de ses publics (dans leur diversité et leur ouverture d’esprit), prérequis, socle et horizon pour un grand nombre de mesures.
Synthèse des 19 propositions du rapport :
1. Faire la lumière sur l’histoire de l’institution, pour valoriser des figures méconnues, voire oubliées, et aussi connaître l’histoire de pratiques et représentations à connotations racistes pour mieux les combattre.
2. Achever la salle modulable de l’Opéra pour permettre des représentations contemporaines plus audacieuses, que ce soit des œuvres nouvelles pour la production desquelles un circuit mécénat ad hoc devrait être monté, ou pour faire revivre des figures oubliées dans le répertoire. À défaut, monter des partenariats avec d’autres scènes pour permettre la représentation d’œuvres opératiques dans des salles plus petites.
3. Ouvrir les invitations à des metteurs en scène et chorégraphes issus de la diversité.
4. Démocratiser la recherche de propositions esthétiques par l’instauration de temps d’échanges avec les équipes artistiques, et renforcer l’accompagnement de la présentation des œuvres du répertoire par de textes, conférences ou expositions à destination du grand public.
5. Inscrire de manière permanente l’adaptation des outils de travail aux différentes couleurs de peau et proscrire définitivement à l’écrit comme à l’oral l’usage de termes racistes pour désigner des lieux comme des personnages.
6. Proscrire sur scène le blackface, le yellowface et le brownface à l’Opéra national de Paris.
7. Cesser de blanchir les peaux dans le ballet classique et favoriser les commandes d’œuvres contemporaines de danse sur pointe.
8. Mettre en œuvre une réforme substantielle du concours d’entrée à l’École de danse. Cette réforme aurait deux axes principaux : un décentrement géographique et une révision des critères de sélection.
9. Redéfinir le projet d’établissement de l’École de danse, en repensant ses relations avec l’extérieur et en fixant des objectifs de diversité et d’ouverture. Les liens pourraient à cet égard être renforcés entre l’École de danse et la direction de la danse afin qu’un projet commun et cohérent soit construit.
10. Revoir la composition des jurys, fixée par les conventions collectives, pour être davantage paritaire et diverse, en prévoyant par exemple la présence d’un nombre minimal de personnalités extérieures à l’Opéra. Les membres des jurys de l’opéra devraient aussi suivre une formation aux enjeux de non-discrimination.
11. Initier, en lien avec le Ministère de la Culture, l’Éducation nationale et les collectivités locales un travail sur la diversité dans les conservatoires, pour la mesurer et mettre en place des dispositifs favorisant une plus grande égalité d’accès aux filières d’excellence dans la musique classique. Des objectifs de soutien aux enfants plus éloignés des milieux artistiques pourraient être fixés par le biais de conventionnements entre le Ministère de la Culture et les collectivités territoriales compétentes.
12. Démarcher de manière active, en particulier à l’international, des artistes non blancs de haut niveau pour changer l’image des métiers classiques et servir de rôles modèles. Faire une place aux musiciens, aux librettistes et aux artistes de la diversité, quitte à ce que certaines aides financières à ces commandes puissent l’encourager.
13. Faire une analyse rétrospective des programmes et outils de communication des cinq dernières saisons pour identifier les éléments potentiellement discriminatoires et établir une liste des questions à se poser et des points à vérifier en matière de communication écrite pour l’avenir.
14. Converser avec les autres Opéras de France et du monde en instaurant un groupe d’échange sur les bonnes pratiques s’agissant notamment de diversité.
15. Créer à l’Opéra national de Paris un poste de responsable diversité et inclusion, qui se justifie en raison de l’importance de ses effectifs, et aussi de la diversité des métiers, des enjeux et de la nécessité de coordination avec les acteurs situés en amont de l’institution. Il aurait la responsabilité de faire chaque année un bref rapport de situation, de répondre aux questions qui se posent, et de contribuer à l’animation des échanges autour des questions liées au répertoire et aux représentations. Pourrait être nommé à ses côtés, avec un rôle consultatif, un groupe de personnes représentant les différents corps de métiers et des personnalités extérieures.
16. Proposer aux instances paritaires l’adoption d’un plan de lutte contre le racisme et les discriminations incluant la création d’un dispositif interne de signalement et la désignation de référents pour chaque corps de métier, charge à eux de présenter ensuite leur rôle, et de répondre aux victimes. Ils pourraient être les mêmes que dans le collège consultatif diversité. Il serait nécessaire qu’au moins une partie d’entre eux soient issus de la diversité afin de faciliter le passage à la parole. À l’école de danse, un dispositif ad hoc devrait être mis en place, avec une personne dédiée, plutôt extérieure – par exemple un ancien danseur ou une ancienne danseuse, et un élève élu par ses pairs et formé spécifiquement à cette fin.
17. Réaliser un état des lieux précis de la diversité à l’Opéra national de Paris, et se doter d’outils pour suivre les recrutements à toutes les étapes ainsi que les programmations et les progressions de carrière.
18. Prévoir un accompagnement par la tutelle de cette démarche par la création d’un baromètre de diversité dans le spectacle vivant et la nomination au Conseil d’administration et dans les instances dirigeantes de personnes issues de la diversité. Un travail identique pourrait être mené dans les cercles de mécènes qui sont essentiels à la vie de l’Opéra.
19. Déterminer, par la direction générale, des objectifs de recrutement en matière de diversité, pour l’ensemble des chefs de service ; mise en place de formations pour l’ensemble des personnes en situation de recrutement ainsi que celles qui participent à des jurys ou comités de sélection, afin de les sensibiliser aux biais cognitifs, de leur donner des outils pour repérer des candidats, et les évaluer de manière objective.