"Le Directeur de théâtre" : Mozart sous dopamine à La Monnaie de Bruxelles
Troisième événement de la nouvelle année, Der Schauspieldirektor (1786) conte les rivalités entres chanteuses solistes, les traditionnelles luttes d'égos des artistes et les folies des préparatifs chaotiques avant chaque représentation. Finalement, une vie de l’Opéra et de la Musique devenue difficile à imaginer (et se remémorer) en ces temps troublés et fort silencieux.
« C’est gai Monsieur le Directeur, nous avons la permission de jouer ! »
Les premiers mots du livret attestent d’une « permission de jouer », la Maison-mère s’autorise donc un retour à la présentation d'une production exaltante et jubilatoire en revenant aux sources-mêmes des folies de l’Opéra du XVIIIe siècle viennois. Partir pour mieux revenir, indispensable credo du monde culturel, qui petit à petit reprend des couleurs et renoue avec son public par le plus nécessaire : la musique et aussi (voire surtout) l’humour.
Sous la direction musicale d’Alain Altinoglu, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie se fait le plaisir de déranger tout ce silence, et faire détonner la musique expressive entre toutes, portée par un casting vocal de choix et un jeu de comédie délectable.
Jusqu’au dernier moment, La Monnaie n’aura pas su si elle jouerait devant un public ou devant des écrans en streaming. Apres le sempiternel non-changement de situation sanitaire, Der Schauspieldirektor s’offre en ligne avec une contemporanéité et une liberté permises par une notion essentielle décrite par le Directeur de La Monnaie, Peter de Caluwe « le théâtre se joue dans la tête du spectateur, qui est le paramètre le plus important pour l’artiste ». L’enjeu essentiel du théâtre et de l’Opéra étant de tenter de recréer cette vivacité (du moins son illusion par un stratagème de réalisme), le vecteur du streaming montre une difficulté supplémentaire. Derrière nos écrans de fumée s’agite un monde qui doit convaincre de talent : il le fait ici avec les trois Directeurs de théâtres « Schauspieldirektoren » : Peter de Caluwe (La Monnaie), accompagné de Michael de Cock (KVS, Théâtre royal flamand de Bruxelles) et de Fabrice Murgia (Théâtre National Wallonie-Bruxelles), soit le triumvirat TROIKA en vue d’une réactualisation du livret original de Johann Gottlieb Stephanie.
Puisque la culture doit vivre autrement, La Monnaie propose Résonances, un Podcast d’interviews autour de la vie d’opéra et de théâtre actuelle et sur les conditions de créations de la pièce, tant à notre temps qu’à celui de Mozart :
Première liberté dès l’ouverture, une aria mozartienne est composée sur les touches sonores du téléphone du directeur d’opéra, miné par l’absence de public et l'interdiction de jouer. À ses cotés, deux autres Schauspieldirektoren : tout aussi interloqués. Rapidement levée, cette interdiction se mue en une représentation réduite en streaming : en effet, pas de public, juste des musiciens, chanteurs et acteurs. « Les gens ne viennent pas ! Mais on joue pour qui alors ? » mais surtout : on y joue quoi ? du classique ? de la grande tragédie ? que demande donc le public ?
Quand le spectateur observe ainsi les coulisses politiques d’un brainstorming entre les trois directeurs, il y voit aussi représentés les conflits d’intérêts, les mensonges, les illusions derrière la beauté de la musique offerte au public. Ce monde de grands penseurs se décarcasse pour faire briller la musique, « tout ça pour un public trop paresseux pour se lever de son siège ! » Chanté en allemand et joué en franco-néerlandais pour les parties théâtrales, la pièce dynamite ce qui restait de culture élitiste, mercantile, ou superficielle, l’opéra meurt un peu et se métamorphose en un cinéma vivant (grâce à l’œil du cinéaste Giacinto Caponio) dont la réalisation s’approche au plus près de l’intimité de cette sphère culturelle d’habitude si fermée.
Si l’interdiction condamne le public à rester chez soi, la liberté résiduelle se trouve concentrée dans l’interprétation. Avec son humour décapant, l’Opéra Der Schauspieldirektor rit de l’opéra, questionnant sa propre légitimité, l'interventionnisme à propos du livret et la sempiternelle bataille de la liberté d’interprétation.
« Prima la musica poi le parole ! Profitons de cette liberté ! » Prima la musica, en effet. Comme à son habitude sous la direction d’Alain Altinoglu, la partition de Mozart trouve des effets d’une rare vivacité. À la mesure de son allégresse et de sa malice, l’Orchestre Maison réussit à faire pétiller les notes au-delà des écrans et enceintes. Servi par une distribution à la pointe, les deux chanteuses concurrentes pour le premier rôle se « crêpent le chignon » avec une vélocité remarquée. La soprano néerlandaise Lenneke Ruiten en Madame Herz se joue d’une voix limpide et ruisselante. Légèrement soufflée, la ligne perce pourtant si haut qu’elle semble se heurter à l'écran de retransmission (faisant d'autant plus regretter de ne pouvoir profiter en vrai de cette voix physique et redoutable). Plus profonde, intense et marquée, la voix de la soprano slovaque Simona Šaturová se dessine d’élégance. Le public bruxellois avait pu voir les deux chanteuses dans la Trilogie Mozart Da Ponte maison il y a tout juste un an, notamment dans Don Giovanni, avec une Donna Elvira très moderne grâce à l’interprétation de Lenneke Ruiten, et une Donna Anna sulfureuse en Simona Šaturová.
Yves Saelens vient calmer le jeu des deux chanteuses avec une voix de velours bien classique et confiante. Le ténor belge, grand habitué de La Monnaie avait pu être entendu dans Dialogues des Carmélites (Poulenc), et la saison dernière le rôle de Don Basilio dans Les Noces de Figaro parmi la Trilogie Mozart-da Ponte.
Plus acteurs ici que chanteurs, le baryton allemand Dietrich Henschel trouve en Monsieur Buff un rôle vocalement furtif, mais peut se targuer d’une justesse et investissement de jeu, comme d’une photogénie-cinégénie remarquable, tout comme pour l’excellent jeu d’acteur proposé par Mieke de Groote en Schauspieldirektor, accompagnée des autres chefs Dietrich Henschel et d’un Achille Ridolfi désopilant.
Avec cette question-même sur la « permission de jouer », Der Schauspieldirektor s’attaque aussi au problème du pouvoir de la décision culturelle, au droit d'interdire la culture. Si le monde opératique subissait déjà cette grande question de la variété du public, il reste à espérer que le streaming aura eu le bénéfice de permettre à chacun un petit aperçu du monde Mozartien et d’ouvrir ses portes à un nouvel auditoire, à la mesure de la modernité de cette comédie en musique de Mozart.
L’Opéra est disponible en streaming sur le site de La Monnaie au prix de 10 € jusqu’au 26/02/2021