Fermeture des salles : quel impact pour les opéras ?
Comme depuis le début du deuxième confinement, les maisons d’opéra peuvent poursuivre le travail de répétition : “Ce qui reste positif pour nous, estime Alexander Neef, c’est que nous gardons la possibilité de continuer à préparer des spectacles : dans les semaines qui viennent, nous allons continuer de répéter pour être prêts lorsque les théâtres rouvriront. On n’arrête pas une grande machine comme l’Opéra de Paris sans conséquence”. Cela permet notamment de préparer des captations, ou une éventuelle reprise le 7 janvier, comme s'y prépare également Frédéric Roels, Directeur de l’Opéra Grand Avignon : “En accord avec les artistes, le chœur, l’orchestre et le ballet, j’ai pris la décision de poursuivre le travail de répétition sur nos deux productions maison : Bastien et Bastienne, opéra participatif dont nous reportons les représentations au mois d’avril, et La Veuve joyeuse qui verra le jour sans public. Puisque les gens sont contraints d’être chez eux à 20h le 31 décembre, nous leur offrirons gratuitement ce spectacle à 20h30, dans leur salon. Nous voulons affirmer que l’art est toujours aussi nécessaire”.
Le recours à la captation reste privilégié par la quasi-totalité des maisons, afin de garder un lien avec le public, mais aussi de faire travailler les artistes, sévèrement touchés par la situation : “J'ai transformé les concerts sans public en captations télévisées et en enregistrements pour notre label discographique maison : les œuvres atteindront ainsi le public, les artistes et techniciens sont employés plus de 2500 journées en ce mois de décembre, ce qui est absolument essentiel pour eux”, explique Laurent Brunner, Directeur de Château de Versailles Spectacles. Éric Blanc De La Naulte, Directeur de l’Opéra de Saint-Étienne, y recourt presque à contre-cœur : “Nous sommes quasiment fermés depuis le mois de février : nous n’avons pas pu répondre à l’exigence de notre métier qui est l’ouverture du rideau pour le public. Car il ne faut pas perdre de vue que nous sommes au service du public. Nous développons comme tout le monde des accès via Internet, mais ce n’est pas du spectacle vivant. Il ne faut pas qu’on s’habitue à cela”. Alain Mercier qui dirige l’Opéra de Limoges y voit quant à lui une bouée de secours : “Le risque humain (frustration, sensation d'inutilité) est aujourd'hui très fort. Nous programmons Rusalka fin janvier. À ce jour je ne peux pas me résoudre à l'annuler. Nous n'avons pas refait d'opéra depuis mars dernier. Je ne dispose d'aucune garantie d'application de l'activité partielle si je décidais maintenant de son annulation. On travaille sur une hypothèse alternative de film d'opéra pour cette production qui, si elle se confirme, pourrait venir nous sauver la mise même en cours de route”.
L’utilisation des moyens digitaux pour poursuivre le travail est même l’un des grands bouleversements annoncés par Laurent Campellone : “Nous allons essayer de déployer l’activité autrement, notamment à travers des captations. C’est une résistance au sens presque physique du terme. La diffusion sur Internet existe maintenant depuis longtemps, mais elle se systématise aujourd’hui. Cela ne remplace pas l’émotion d’aller en salle et de voir le spectacle en direct. Toute une discussion se met en place avec les artistes et les orchestres autour des droits. La crise sanitaire accélère ce questionnement et le rend vital”. Christophe Ghristi prévoit lui aussi un grand bouleversement : “Nous sommes sans doute à un moment crucial. Cette pandémie vient précipiter la progression du digital. C'est définitivement un sujet important pour toutes nos institutions mais n'oublions pas que nous travaillons d'abord pour un public en chair et en os. Tous les artistes qui travaillent à des captations ces derniers temps disent leur stupéfaction face au silence funèbre à la fin du concert ou du spectacle. Le digital élargit notre audience mais ne la remplace pas. En outre, c'est un fonctionnement économique tout à fait différent puisqu'il ne rapporte pas de recettes importantes”. Nombreux sont les doutes qui entourent ce recours massif à la captation : “L’être humain a prouvé sa capacité d’adaptation : il ne faudrait pas qu’on s’habitue à regarder l’opéra en streaming, sans quoi nous allons tuer notre métier”, s’inquiète Éric Blanc De La Naulte.
Avec cette nouvelle fermeture, ce sont aussi des événements attendus qui se perdent : “Le sort est fatal à un mois de décembre qui devait tenter de fêter (enfin) les 250 ans de l'Opéra Royal avec jusqu'à trois spectacles certains soirs”, regrette Laurent Brunner. Éric Blanc De La Naulte insiste à ce titre sur le rôle du spectacle vivant à Noël : “Les fêtes de Noël sont un moment festif, auquel participent les salles de spectacle : la date qui marche le mieux dans l’année est celle du 31 décembre”. Patrick Foll, Directeur du Théâtre de Caen, complète : “La gestion de la pandémie repose toujours sur un délicat équilibre entre principes de précaution et maintien d’une vie la plus normale possible et soucieuse entre autres du maintien de l’activité économique. Soit ! Les théâtres sont de ce point de vue un excellent médicament pour assurer le bon équilibre entre ces deux objectifs : l’Art est un excellent soutien dans les périodes de crise. Son apport bénéfique à la santé collective n’est pas suffisamment pris en compte. C’est la première fois à ma connaissance que les théâtres sont tous fermés en temps de crise. Il est clair que l’Art n’est plus perçu de la même manière qu’au siècle dernier par nos décideurs politiques”. “Nous renonçons à notre traditionnel spectacle du 31 décembre, très apprécié du public vichyssois, mais aussi à un récital lyrique réjouissant et très attendu réunissant deux chanteuses au firmament de leur carrière : la soprano Lisette Oropesa et la mezzo Aya Wakizono”, déplore de son côté Martin Kubich de l’Opéra de Vichy.
Heureusement, certains événements pourront être sauvés grâce à la réactivité des équipes : “Dès l’annonce du second confinement, nous prenions la décision, en accord avec les productions, de reporter au printemps la majorité des concerts et spectacles. D’autres ont été annulés, notamment ceux comptant la présence d’artistes étrangers”, explique Martin Kubich. À Toulouse, Christophe Ghristi anticipe déjà les conséquences de ces reports incessants : “Tous nos spectacles annulés sont reportés. Fatalement, cela supprime un certain nombre d'autres projets, qui vont donc rester à l'état de rêve. Pour notre public, j'ai peur qu'il se lasse de ce cycle achat-remboursement qui est notre lot depuis des mois. De plus avec la nouvelle année, les annonces de la saison 21-22 vont approcher. Dans quelles conditions vont-elles être faites et comment le public va-t-il réagir vis-à-vis des abonnements ?”.
Ces fermetures ont également un impact sur les équipes des théâtres : “Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ces temps qui peuvent sembler creux pour nos structures, sont en fait consacrés à déprogrammer, reprogrammer... et ne permettent pas vraiment d'avancer sur les projets futurs, eux-mêmes mis entre parenthèses”, explique la direction de Clermont Auvergne Opéra. Michel Franck, Directeur du Théâtre des Champs-Élysées, fait le même constat : “Je ressens une démoralisation : cette annonce est un peu le coup de grâce. Je suis inquiet également pour la survie des producteurs indépendants et de certains ensembles”. “Ma réaction se situe davantage sur le mauvais signal envoyé et, à nouveau, les doutes qui sont les nôtres sans perspective. Certes, nous avons pu continuer à répéter et travailler pendant cette période mais c’est maintenant le cœur de nos missions qui est interrogé sans date claire de reprise, à savoir notre rôle de service public lorsque nous sommes privés de notre public et que lui-même est privé de pouvoir nous fréquenter. Sans compter le désarroi des artistes et des équipes”, explique Loïc Lachenal, Directeur de l’Opéra de Rouen.
La direction de Clermont Auvergne Opéra donne un exemple très concret : “Notre production maison de Cavalleria-Pagliacci, déjà annulée en mars dernier, a été à nouveau annulée en novembre. Entretemps, nous avions pourtant changé les horaires des représentations pour faire face au couvre-feu et avions ajouté une date de représentation pour que nos spectateurs déjà en possession de leur billet puissent tous y assister en demi-jauge. Un casse-tête pour les équipes et finalement des efforts réduits à néant avec le deuxième confinement. Nous avons heureusement anticipé dès le début de saison en bloquant au cas où, une nouvelle date de représentation en novembre 2021. Ce sera certainement notre dernière chance pour voir cette production (les budgets ne peuvent pas être indéfiniment reportés, difficile aussi de conserver les mêmes équipes artistiques)”. Même son de cloche à l’Opéra de Massy : “En novembre, nous avons dû faire face au couvre-feu et avons modifié toute notre programmation en transférant les représentations sur le week-end. Les spectateurs étaient informés et nous suivaient. Nous avions plus de deux semaines de répétitions en cours pour la production d'Eugène Onéguine : tout était monté et prêt. À quelques jours de la générale, nous avons dû tout annuler pour se reconfiner ! Coût pour la maison : 180.000 euros. Sans oublier la situation horrible pour l'équipe de production qui se faisait une joie d'enfin remonter sur scène”, explique Philippe Bellot.
D’autres impacts à plus long terme pourraient se faire ressentir : “Si des accidents comme Eugène Onéguine se reproduisent plusieurs fois dans la saison, nous serons en faillite, tout simplement”, explique Philippe Bellot de l’Opéra de Massy. La direction de Clermont Auvergne Opéra anticipe également des problèmes financiers : “Il n’est pas simple de garder des liens avec nos mécènes et encore moins d'en trouver de nouveaux, pourtant nécessaires, quand les principales occasions de les retrouver n'existent plus. Il n’est pas possible de visiter l'opéra, d'assister à des répétitions, ni de déjeuners ou apéritifs, etc.”. Laurent Brunner s’interroge : “Ce hoquet permanent des décisions met à mal le lien avec les artistes comme avec le public. Espérons que cela ne soit pas trop difficile à reconstruire”. Laurent Campellone prédit quant à lui que “le secteur culturel en ressortira absolument métamorphosé, que ce soit par les œuvres qui seront inspirées de ce grand traumatisme, par le changement des modèles économiques qui en découlera et ne sera pas à la marge, par le séisme économique qui va suivre et risque de toucher la culture. J’y vois un désastre à long terme”.
Le risque d’une baisse des subventions est en effet dans toutes les têtes, comme l’explique Olivier Mantei, Directeur de l’Opéra Comique : “Il y aura un contrecoup économique et le spectacle vivant en souffrira plusieurs années”. Loïc Lachenal développe : “Traverser cette pandémie ne va pas être sans conséquences, qui se feront sentir sur plusieurs années, qu’il s’agisse des artistes en souffrance, de la multiplication des reports à gérer sans risquer de compromettre la création ou des effets de la crise économique qui ne manqueront pas de peser sur les finances publiques”. Frédéric Roels s’interroge également : “Les mesures compensatoires coûtent cher et entament lourdement le budget de l’État et des collectivités. Nous avons été soutenus cette année, nous le serons encore sans doute l’année prochaine, mais après ? Quelles seront les conséquences à deux ans, trois ans de cette période inédite sur les financements ? La culture sera-t-elle une priorité de la reconstruction à venir ?”
Au-delà de la situation des opéras, nos interlocuteurs s’inquiètent de la situation des artistes. Philippe Bellot détaille : “Je pense surtout à tous les intermittents qui vivent une situation dramatique. Toutes les équipes de production, intermittents ou permanents, font vivre nos maisons : il faut les préserver”. Interrogé sur la situation des jeunes artistes, Laurent Campellone insiste : “Je ne vois pas de différence entre les générations : certains artistes qui chantent depuis 20 ans sont dans une situation terrible car le système de l’intermittence est pensé pour faciliter la jonction entre deux périodes de contrat, mais pas pour assurer la vie de quelqu’un pendant un an. Ceux qui touchent des cachets modestes, n’en ont qu’un certain pourcentage via l’intermittence et se retrouvent à ne pas pouvoir vivre. Lorsqu’on déclenche l’intermittence, il y a des jours de carence qui ne sont pas négligeables. Certains se retrouvent avec quelques centaines d’euros par mois”, détaille-t-il avant de donner des exemples : “Les musiciens de l’Orchestre de Tours sont payés chaque fois qu’ils répètent et qu’ils jouent : certains n’ont pas reçu de salaire depuis six mois”, ou “Un ami chanteur a dû vendre son piano pour pouvoir vivre. Cela se passe de manière silencieuse car les gens ont presque honte d’être dans cette situation. Il y a une sorte de tabou. Au moment où il faudrait aider les artistes, les maisons se retrouvent en incapacité car une partie de notre budget s’effondre du fait de l’absence de public”.
Ce sentiment de non-accomplissement est terrible”
Au-delà de l’aspect financier, Matthieu Dussouillez s’inquiète de l’impact psychologique de ces annulations sur les artistes, avec un exemple éloquent : “David Marton [qui devait mettre en scène Les Voix de Nancy, ndlr] a décidé de ne plus créer de nouveau projet pendant cette période de pandémie. Il a eu deux annulations à quelques jours des premières de ses projets à Zurich et Bruxelles et en a beaucoup souffert. Il n’a plus l’énergie pour revivre une situation comme celle-là. La souffrance des artistes est réelle. Mettre une part de son âme dans un projet pour qu’il soit annulé de manière aussi violente, cela détruit. Ce sentiment de non-accomplissement est terrible : il faut beaucoup d’énergie pour se reconstruire. On pilonne le moral des gens du spectacle : c’est ce qui provoque la colère actuelle et ces manifestations. Malheureusement, il y a aujourd’hui moins de gens drogués à la culture qu’à la consommation”.
Pour Laurent Brunner, l’impact sur les interprètes pourrait d’ailleurs être également artistique : “Il y a évidemment un gâchis qui dure depuis maintenant 9 mois avec de nombreuses créations scéniques répétées sans être jouées, mais aussi de multiples prises de rôle annulées pour les jeunes chanteurs, soudain privés de ‘présent’, ce qui n'est pas bon pour leur ‘future’ carrière”.
Retrouvez les 5 Parties de ce Grand Format faisant le point sur la situation et traçant les perspectives sur la base de 16 interviews avec des Directions d'Opéra à travers la France :
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