Les directeurs d’opéra partagés sur la fermeture des salles
La Ministre de la culture Roselyne Bachelot avait affirmé : “La culture est essentielle, mais…”. Les directeurs d’opéra lui répondent : “Nous comprenons les mesures du gouvernement, mais…”.
En effet, parmi les 16 directions d’opéra interrogées par Ôlyrix à travers le pays, beaucoup font preuve d'empathie vis-à-vis du gouvernement. C’est le cas de Laurent Campellone récemment nommé à l’Opéra de Tours : “Pour rien au monde, je ne voudrais avoir à prendre les décisions que doit prendre le gouvernement, avec des conseillers autour d’eux qui donnent des informations contradictoires. Ils ont une responsabilité énorme sur la situation actuelle, mais aussi aux yeux de l’histoire”. Alexander Neef, Directeur de l’Opéra de Paris, abonde : “La gestion de la pandémie est très difficile pour le gouvernement : il faut une prudence extrême pour nous en sortir un jour. Nous acceptons les mesures décidées par le gouvernement, pour l’instant. Nous sommes en lien avec le Ministère de la Culture pour établir des perspectives.”
Surtout, dans un secteur où les nominations et les subventions se décident souvent au Ministère, on préfère insister sur le soutien apporté par le gouvernement : “Les aides qui se mettent en place sont une spécificité française, voire européenne. Notre Ministre de la Culture se bat pour l’opéra et pour la culture : c’est notre meilleur alliée”, affirme Laurent Campellone, rejoint par Olivier Mantei, Directeur de l’Opéra Comique : “L’aide de l'État à la culture est exceptionnelle en France. Et notre secteur résiste”. Laurent Brunner, Directeur de Château de Versailles Spectacles ne dit pas autre chose : “Heureusement, de nombreux dispositifs d'aide viennent amortir le choc de cette crise inédite (cas unique au monde pour le spectacle, je le souligne) et il faut espérer que cela permettra une reprise dans des conditions acceptables, notamment pour les artistes les plus fragiles. Pour l'Opéra Royal de Versailles, une aide d'urgence a été apportée par le Ministère de la Culture et le Château, de manière à ne pas sombrer”.
Rapidement pourtant apparaît le fameux “mais” : “Il faut reconnaître que le gouvernement français a, comme nul autre sans doute, pris d’énormes mesures pour aider les artistes et les institutions à survivre et à ne pas souffrir trop économiquement. Mais l’aide financière ne remplace pas une vitalité artistique qui est essentielle à la vie de beaucoup d’entre nous, et qui disparaît peu à peu. Tout comme disparaît de nos vies la notion même de convivialité et de lien social”, s’inquiète Frédéric Roels, Directeur de l’Opéra Grand Avignon. Autre sujet d’inquiétude soulevé par Philippe Bellot, Directeur de l’Opéra de Massy : “Il y a une incohérence dans la distribution des aides : pour toute la partie théâtrale (genre qui est aussi au répertoire de l'Opéra de Massy), c'est l'ASTP [Association pour le Soutien du Théâtre Privé, ndlr] qui est chargée de la distribution des aides. Or, l'ASTP refuse le soutien aux salles qui perçoivent une subvention, quel qu’en soit son montant : je ne pense pourtant pas que le gouvernement ait souhaité ne soutenir que les théâtres privés”.
De fait, cette annonce du prolongement de la fermeture a été vécue comme un choc : “L’annonce de jeudi soir a été un coup de massue, le coup de semonce de trop. Tout le secteur du spectacle (comme d’autres bien sûr) a déjà fait d’énormes efforts depuis le mois de mars pour accepter de brider sa créativité, d’adopter des normes drastiques tant pour l’accueil du public que pour le travail de répétition. Ce sont des contraintes lourdes. Tout le monde a joué le jeu avec un grand sens des responsabilités. On atteint la limite”, témoigne Frédéric Roels. “Ce fut un abattement. Pourtant, nous connaissions parfaitement le caractère hypothétique d’une réouverture le 15 décembre”, explique Martin Kubich, Directeur de l’Opéra de Vichy. “Le domaine culturel se trouve dans un état d’effarement, de stupéfaction. Nous sommes dans un moment incompréhensible, qui met au défi notre raison. C’est le même cataclysme que l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie : cela crée une rupture dans la transmission”, ajoute Laurent Campellone. Même son de cloche auprès de Christophe Ghristi du Théâtre du Capitole : “J'étais assez abattu, même si les chiffres le laissaient prévoir. J'espérais une ouverture mi-décembre pour nos danseurs qui ne se sont pas produits en public depuis décembre 2019, ainsi que pour toutes nos équipes et notre public. Chez moi, les phases d'abattement sont toujours très courtes et je regarde maintenant en avant”. Laurent Joyeux, juste avant de quitter ce mois-ci la direction de l’Opéra de Dijon explique quant à lui ressentir “une incompréhension totale face à ces stop & go permanents qui ne sont pas du tout adaptés à l’activité culturelle. C’est source de tension et de frustration pour tout le monde et à tous les niveaux”.
Ce manque de visibilité est pointé du doigt par la quasi-totalité de nos interlocuteurs. “Il ne s'agit pas de remettre en cause le bien fondé des décisions sanitaires, mais un calendrier à moyen terme serait vraiment nécessaire : il faut du temps pour préparer des projets lyriques, et notre rythme est plutôt par tranche de deux mois. Des annonces restrictives avec effet dans la semaine même, sont particulièrement destructrices”, explique Laurent Brunner. “En mars, nous pouvions comprendre cette politique à la petite semaine qui ne nous donne pas plus de 15 jours de visibilité. Neuf mois plus tard, on ne comprend plus. C’est humainement et artistiquement insupportable. C’est financièrement problématique également car on engage en pure perte des dépenses pour ouvrir”, s’emporte un autre directeur. Eric Blanc de La Naulte, Directeur de l’Opéra de Saint-Étienne, ne vit pas mieux cette situation : “On nous fait répéter et travailler, et quand on pense qu’on va enfin pouvoir jouer, on nous remet la tête dans l’eau en nous fermant et en nous demandant de nous préparer pour ouvrir trois semaines plus tard : c’est le supplice de la baignoire. Nous avons besoin de visibilité. Les décideurs sont capables de prévoir les effets mécaniques qui influent sur la pandémie : si l’augmentation des cas est liée à l’hiver, alors on sait que cela va durer au-delà du 7 janvier”.
Comme lui, nombreux sont ceux qui doutent d’une reprise le 7 janvier : “La difficulté désormais est que le 7 janvier n'offre toujours pas une garantie de reprise quand bien même cette échéance n'est pas assortie d'objectifs chiffrés cette fois-ci”, prévoit Alain Mercier qui dirige l’Opéra de Limoges. “Je pense qu’il n’y a aucune chance que nous rouvrions le 7 janvier, sauf si les manifestations et la colère exprimées poussent le gouvernement à faire un geste : si les conditions n’étaient pas réunies le 15 décembre, comment pourraient-elles l’être 15 jours après Noël et un déconfinement partiel ?”, s’interroge Matthieu Dussouillez, Directeur de l’Opéra de Nancy. Cette incertitude pèse sur la vie des maisons : “L’espoir qui a été donné au secteur de rouvrir le 15 décembre a été fauché, et on nous a de suite mis dans une situation similaire pour le 7 janvier : il faut qu’on travaille d’arrache-pied pendant 15 jours au moment des fêtes pour qu’on nous annonce quelques jours avant qu’on peut pas ouvrir parce qu’on est 10 jours après Noël et que beaucoup de gens se sont vus en famille”, poursuit Matthieu Dussouillez. “L’annonce du 7 janvier comme nouvelle échéance possible pour la réouverture de nos salles au public ne m’a pas parue très fiable : je ne vois pas comment la situation sanitaire pourrait être meilleure sept jours après le Nouvel An que 10 jours avant Noël. Le communiqué de Madame Bachelot m’a paru à ce titre plus réaliste et moins porteur de fausses espérances”, explique aussi Patrick Foll, Directeur du Théâtre de Caen.
Loïc Lachenal, à la tête de l’Opéra de Rouen et des Forces musicales, doute même d’une reprise au 20 janvier : “Concrètement, il s’agit à nouveau de trouver des solutions pour notre production de Pelléas et Mélisande qui pourrait être menacée si nous n’avons pas l’assurance de pouvoir rouvrir au 20 janvier. Les premiers jours de montage technique et de répétition sont prévus pour la semaine prochaine”. Finalement, Alexander Neef conclut doctement : “Il a été indiqué très clairement que le 7 janvier était une date de revoyure et pas une date de réouverture. Nous partageons tous une inquiétude sur l’évolution épidémique dans les 10 jours après Noël : nous y serons attentifs, et cela nous donnera les indications les plus sûres concernant la poursuite de notre activité”.
Au-delà de la date de réouverture, ses modalités interrogent. Ainsi, Alain Mercier s’inquiète-t-il des horaires : “L'autre difficulté est le nouvel horaire du couvre-feu à 20h qui, s'il devait être maintenu ultérieurement, même avec des théâtres ouverts, nous condamnerait irrémédiablement pour les représentations en soirée en particulier pour le lyrique. Ce serait une situation très pernicieuse : on vous autorise à rouvrir mais on vous donne des contraintes horaires qui sont impraticables”. Michel Franck, Directeur du Théâtre des Champs-Élysées, s’interroge quant à lui sur les jauges autorisées : “Au-delà de la date de réouverture, nous sommes inquiets des conditions. Si les mesures de distanciation, et donc les jauges réduites, sont maintenues jusqu’en juin, cela va poser des problèmes financiers : en demi-jauge, nous avons des demi-recettes mais des coûts intégraux. Il faudra alors voir quelles seront les mesures de compensation”.
Finalement, l’incompréhension demeure très forte : “L’impact devient surtout psychique. Nous maintenons notre activité, tout est enregistré pour être diffusé, mais il est difficile de comprendre comment des artistes démasqués, testés et sains depuis plusieurs semaines ne peuvent pas jouer devant des spectateurs masqués, distanciés et responsables”, s’interroge Olivier Mantei. Philippe Bellot complète : “Le gouvernement fait face à une situation jamais vécue : il ne fait ni mieux ni pire que les autres gouvernements européens. Évidemment nous ne comprenons pas pourquoi les opéras sont moins sûrs que des trains ou des métros qui débordent alors que nous avons pris toutes les dispositions sanitaires recommandées par nos tutelles”.
Pour autant, les directeurs interrogés prennent leurs distances avec les mouvements de contestation. Si Laurent Campellone affirme que “les actions auprès du Conseil d’État sont légitimes car il faut questionner quand on ne comprend pas une décision”, suivi en cela par Les Forces musicales qui se sont associées au recours déposé devant le Conseil d'Etat, Alexander Neef explique être “plus dans une logique d’échange avec le Ministère de la Culture et d’autres membres du gouvernement pour établir une feuille de route, que dans une logique de contestation. C’est ce qui nous semble le plus utile”, conclut-il. Laurent Joyeux se montre quant à lui plus ferme : “Je suis gêné de voir les manifestations : nous avons la chance en France d’avoir des dispositifs d’aide phénoménaux. Bien sûr, il y a des trous dans la raquette et il faut pouvoir aider ceux qui ne touchent rien. Mais à trop se plaindre, cela risque d’être contreproductif et de renforcer l’idée que la culture est accessoire”.
Retrouvez les 5 Parties de ce Grand Format faisant le point sur la situation et traçant les perspectives sur la base de 16 interviews avec des Directions d'Opéra à travers la France :
Fermeture des salles : Les directeurs d’opéra partagés
Quel impact pour les opéras ?
Quelles perspectives ?
La Culture est-elle essentielle ?
Gestion des flux : qu’en pensent les directeurs d’opéra ?