Après les annulations, les regrets des Festivals d’été
Cet article est le 4ème d’un grand dossier en 5 parties, qui détaille les choix, décisions, actions et perspectives des Festivals face à la crise :
1. Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?
Les Festivals regrettent-ils d'avoir annulé ? La question est directe, elle se pose aux Directeurs des festivals lyriques, alors nous la leur avons posée directement. La question est cruelle, mais tous les directeurs d'événements culturels nous confirment qu'ils continuent encore à se la poser. Les éléments dont ils disposaient ont tellement changé, du jour au lendemain, tout en restant pourtant parcellaires. Déjà, évidemment, tous regrettent d'avoir dû annuler sur le plan artistique, et mesurent les pertes engendrées "Oui bien sûr !, nous répond immédiatement Pierre Audi (Directeur du Festival d'Aix-en-Provence) cette programmation du Festival 2020, je l’ai pensée et construite depuis plusieurs années avec des choix artistiques audacieux. Chaque édition du Festival est un challenge artistique pour un public toujours plus varié. Nous parviendrons à reprogrammer des productions dans les saisons à venir, mais cette combinaison de productions, la dramaturgie qui les réunissait, on ne les retrouvera pas."
Cela étant, difficile d’avoir des regrets et de les exprimer pour des festivals qui doivent aller de l’avant, se projeter vers l’avenir. Et quand bien même : lorsqu’ils regardent vers la situation passée telle qu’elle était, et combien la situation présente lui ressemble encore, alors les regrets se dissipent sur les plans matériels et pratiques. Dans bien des cas, il serait encore impossible de jouer d’une manière viable. “Tous les personnels artistiques et techniques auraient dû être engagés précisément au moment où nous étions le plus dans l'incertitude. Nous sommes fragiles et entourés de fragilités artistiques, économiques, politiques et culturelles. La situation est encore trop problématique et floue. Les paramètres ne sont pas encore réunis”, résument des directeurs associés au sein de France Festivals.
“Bien que la décision fut difficile à prendre, nous ne regrettons pas d’avoir annulé et si nous devions la prendre à nouveau aujourd’hui, elle serait identique” nous expliquent Anne Blanchard et Kader Hassissi (Directrice artistique et Directeur du Festival International d’Opéra Baroque & Romantique de Beaune). “Bien entendu, nous sommes très tristes, comme tous les passionnés d’opéra, d'avoir dû annuler des productions que nous préparions depuis 2 voire 3 ans et de ne pas pouvoir les partager avec notre public”.
Ce regret artistique n’est donc pas un regret matériel. Les annulations ont été dictées par trois principes, qui ont guidé la réflexion des responsables avec leur Conseil d’Administration : “Le premier est la qualité artistique des opéras et concerts que nous proposons. En fonction des productions, nos orchestres baroques réunissent entre 25 et 70 musiciens. Aussi, respecter la règle de distanciation d’un mètre comme préconisé par les mesures gouvernementales à la fois sur les plateaux de la Cour et de la Basilique reviendrait à diviser par 3 le nombre de musiciens sur les scènes. Bien que la Cour et la Basilique offrent une bonne acoustique, la perte en terme acoustique et donc de qualité musicale aurait été trop importante. L’opéra, par définition, c’est d’abord un choc émotionnel de par l’expression des sentiments et qui exige un effectif instrumental et vocal adéquat. Le compte n’y est pas du tout avec cette obligation de distanciation. Nous avons la chance d’accueillir des mélomanes passionnés qui proviennent des quatre coins du monde avec un taux de fidélisation de plus de 80%. Il est primordial de ne pas les décevoir du point de vue de la qualité artistique que nous défendons depuis la création du festival. Certes, certains directeurs ont annoncé maintenir leurs festivals avec des effectifs réduits tout en adaptant leurs programmes. Nous leurs souhaitons que cela fonctionne.
Le deuxième principe relève de la santé publique. En raison de la virulence de la pandémie, il est hors de question de faire courir le moindre risque au public, aux artistes et à nos équipes. Notre responsabilité en tant qu’acteurs culturels est aussi d’assurer la sécurité de tous. Le troisième principe est d’ordre financier : la billetterie représentant une part importante du budget global du festival, la fréquentation doit s’élever à 80-90% des jauges de la Cour des Hospices ou de la Basilique pour espérer atteindre l’équilibre financier ou limiter les déficits de nos productions. Appliquer la règle de distanciation d’un mètre ou d’une chaise sur deux (in fine) reviendrait à diviser par 3 ou 2 le nombre de personnes que nous accueillons habituellement. Compte tenu de la fragilité financière de nos structures associatives cette règle nous conduirait inévitablement au dépôt de bilan. Ces 3 paramètres ayant peu changé, il n’y a pas lieu d’avoir de regrets.”
Pour Julien Caron à La Chaise-Dieu, "il est très difficile de répondre sur cette question des remords et des regrets : bien entendu qu'en constatant le redémarrage de la vie culturelle, nous nous sommes posé des questions, mais les seuls festivals qui reprennent ou se maintiennent ont une majeure partie de leur activité en plein air ou alors des modèles économiques qui reposent peu ou pas sur la billetterie. Notre festival très auto-financé et en intérieur nous conforte dans l'idée que nous avons pris la bonne décision."
Pour les Chorégies d'Orange l’annulation était une évidence, tragique mais inévitable : il s’agit en effet du seul événement lyrique concerné par l’interdiction des événements rassemblant plus de 5.000 personnes (la jauge du Théâtre antique est de 8.350 places). Le Festival se félicite d’avoir ainsi pu annoncer sans attendre le report de grands événements pour 2021 (et prendre tôt la décision simplifie les procédures d’annulations et les dédits). Pas de regret donc, sachant que le festival n’aurait pas été viable économiquement (sa situation est déjà assez fragilisée en l’état et il est impossible de rogner le moindre prix, la moindre place pour un événement qui n’est subventionné qu’entre 15 et 20% et qui cumulait 1,5 million d’euros de déficit sur un budget total approchant les 6 millions). Un maintien même avec une réorganisation quelconque semble également impossible sur le plan pratique : impraticable pour les artistes et les personnels (le journal La Provence rappelait en 2018 combien il est difficile de "se frayer un chemin dans l'étroit couloir qui sert de coulisses entre les loges-bungalows et le Grand mur. Les portants sur lesquels attendent quelques-uns des 600 costumes de la production y côtoient les grandes tables de maquillage ou les accessoires qui attendent de trouver leur place sur le plateau. 172 artistes. 31 habilleuses"), impraticable pour le public également sur le plan sanitaire, avec des spectateurs qui auraient dû arriver des heures à l’avance pour rentrer et s’installer de manière distanciée (sans parler de la question des sanitaires, déjà complexe en temps normal). “Bonnes conditions ou rien”, tel est le verdict à Orange comme ailleurs. Les Chorégies retransmettront donc à huis-clos leur grand événement de l’été le 1er août sur France Télévisions : un Gala avec Cecilia Bartoli, Karine Deshayes, Roberto Alagna & Aleksandra Kurzak, Javier Camarena ou encore Artur Rucinski. Et là encore, impossible d’inviter du public car l’accueil serait aussi fastidieux que le fait d’assister à un enregistrement séquencé (aussi loin d’un concert qu’un tournage l’est d’un film), et il semblait cornélien voire impossible de choisir qui inviter et qui ne pas inviter dans le public, entre édiles, mécènes, journalistes, personnels soignants, parisiens, locaux, et autres.
Le Festival Berlioz s’est lui battu jusqu'au bout des reconfigurations imaginables (allant jusqu'à changer ses affiches) pour maintenir son édition, en cela il regrette bien entendu de ne pouvoir l’assurer, mais à La Côte-Saint-André aussi les éléments pratiques du programme rendaient l’événement impossible. L’édition 2020 devait en effet inviter Valery Gergiev (or les frontières avec la Russie sont fermées), Sir John Eliot Gardiner (or une quatorzaine menace les déplacements entre la France et le Royaume-Uni), ou encore un Orchestre européen (dont les membres n’ont même pas pu être sélectionnés).
Certes, et pourtant un autre directeur de Festival se lamente : "Je me tape la tête contre les murs, j’enrage, je pleure des larmes de sang de n'avoir pas eu d'information : nous aurions pu sauver tellement, tellement !"
Pas de regret donc, que des regrets.
Cet article est le 4ème d’un grand dossier en 5 parties, qui détaille les choix, décisions, actions et perspectives des Festivals face à la crise :
1. Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?