Festival d'Aix-en-Provence, une édition numérique pour 2020 (programme complet et vidéos)
Parce qu'il est un rendez-vous de la création opératique avec de nouvelles et riches mises en scène, le Festival international lyrique d'Aix-en-Provence nécessitant de longues périodes de répétitions et d'anticipation avec des artistes venant des quatre coins du monde avait dû annoncer il y a déjà deux mois qu'il ne pourrait pas se tenir en 2020. Ou tout au moins pas sur ses plateaux physiques. Si les productions sont reportées, les ateliers pourront bien travailler sur les décors et des artistes répéter.
L'annonce de cette annulation était aussi l'occasion d'annoncer une édition en streaming, nourrie par ces artistes, pour garder encore et dès cet été le lien avec le public.
4 rendez-vous seront proposés chaque jour du 6 au 15 juillet, rythmant un programme quotidien.
Matinales - archives et présentation d'activités estivales
12h - Débat autour du Directeur Pierre Audi avec des artistes
19h - Récital repensé pour la retransmission
21h - Retransmission d'une production phare, présentée par l'un de ses artistes
En voici le programme complet, que vous pourrez retrouver quotidiennement en revenant sur cette même page, sur la Une de notre site et sur nos réseaux sociaux.
Lundi 6 juillet 2020 « CONTINUER À CRÉER : AUTOUR D’INNOCENCE »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Pelléas et Mélisande : interview de Barbara Hannigan
12H - DÉBAT Continuer à créer : autour d’Innocence avec Kaija Saariaho, Simon Stone, Magdalena Kožená et Pierre Audi (* notre synthèse de ce débat en bas de cette page)
19H - RÉCITAL Magdalena Kožená et Sir Simon Rattle, Programme : Brahms, Dvořák, Debussy, Strauss, Martinů, Janáček (enregistré Samedi 27 juin 2020 au Cloître Saint-Sauveur)
21H - OPÉRA de Claude Debussy : Pelléas et Mélisande
Mardi 7 juillet 2020 « QUELLES FABLES POUR L’OPÉRA DANS LE MONDE D’AUJOURD’HUI ? »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Pinocchio : interview de Stéphane Degout
12H - DÉBAT Quelles fables pour l’opéra dans le monde aujourd’hui ? avec Amin Maalouf, Peter Sellars et Sofi Oksanen
19H - RÉCITAL Marie-Laure Garnier et Célia Oneto Bensaid, Programme : Sibelius, Saariaho (concert enregistré Vendredi 26 juin 2020 à l’Hôtel Maynier d’Oppède)
21H - OPÉRA de Philippe Boesmans : Pinocchio
Mercredi 8 juillet 2020 « CONTINUER À RÊVER : RÉINVENTER L’ENCHANTEMENT SPECTACULAIRE »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Le Songe d’une nuit d’été : interview de Robert Carsen
12H - DÉBAT Continuer à rêver : réinventer l’enchantement spectaculaire avec Barrie Kosky, Leonardo García Alarcón et Raphaël Imbert
19H - RÉCITAL Jakub Józef Orliński et Michał Biel, Programme : Haendel, Purcell, Tadeusz Baird, Paweł Łukaszewski (concert enregistré Dimanche 28 juin 2020 Place de l’Archevêché)
21H - OPÉRA de Benjamin Britten : Le Songe d'une nuit d'été
Jeudi 9 juillet 2020 « LA MOBILITÉ DES ARTISTES AU DÉFI DES FRONTIÈRES »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Don Giovanni : interview de Marlis Petersen
12H - DÉBAT La mobilité des artistes au défi des frontières avec Bernard Foccroulle, Kathryn McDowell, Michele Cantoni et Tom Leick-Burns
19H - RÉCITAL Paul-Antoine Bénos-Djian et Bianca Chillemi, Programme : Carlos Guastavino, Manuel de Falla, Alberto Ginastera, Ernani Braga, Santos Chillemi, Federico Mompou, Horacio Guarany, Alfonso Esparza Oteo, Tomás Méndez (concert enregistré Jeudi 25 juin 2020 au Cloître Saint-Sauveur)
21H - OPÉRA de Mozart : Don Giovanni
Vendredi 10 juillet 2020 « L’ÉDITION 2020 : REPENSER LE FESTIVAL »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur The Rake’s Progress : interview de Kyle Ketelsen
12H - DÉBAT L’édition 2020 : repenser le Festival avec Pierre Audi, Sir Simon Rattle, Susanna Mälkki et Thomas Hengelbrock
19H - RÉCITAL Ensemble Balthasar Neumann sous la direction de Thomas Hengelbrock avec Véronique Gens, Stanislas de Barbeyrac, Programme : Beethoven, Mozart (concert enregistré Jeudi 9 juillet 2020 Théâtre de l’Archevêché)
21H - OPÉRA de Stravinsky : The Rake's Progress
Samedi 11 juillet 2020 « ACCOMPAGNEMENT DES CARRIÈRES ARTISTIQUES : VERS PLUS D’ÉGALITÉ »
MATINALE Retour sur Tosca : interview de Catherine Malfitano
Concert de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon avec Daniele Rustioni, Sabine Devieilhe, Programme : Mozart, Rimski-Korsakov et Chostakovitch (concert enregistré Mercredi 1er juillet 2020 à l’Opéra de Lyon)
12H - DÉBAT Accompagnement des carrières artistiques : vers plus d’égalité avec Katie Mitchell, Raphaël Pichon, Émilie Delorme et Estelle Lowry En partenariat avec la SACEM
19H - CONCERT Trio Sōra Pauline Chenais, piano - Clémence de Forceville, violon et Angèle Legasa, violoncelle, Programme : Beethoven, Kelly-Marie Murphy (concert enregistré Samedi 27 juin 2020 au Cloître Saint-Sauveur)
21H - OPÉRA de Puccini : Tosca
Dimanche 12 juillet 2020 « LA CRÉATION ARTISTIQUE FACE AUX ENJEUX DE L’ANTHROPOCÈNE »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny : interview d’Esa-Pekka Salonen
12H - DÉBAT La création artistique face aux enjeux de l’anthropocène avec Simon McBurney, Frédérique Aït-Touati et Bas Smets
19H - RÉCITAL Christian Gerhaher et Gerold Huber Programme : Franz Schubert, Alban Berg (concert enregistré Mercredi 24 juin 2020 à l’Hôtel Maynier d’Oppède
21H - OPÉRA de Kurt Weill : Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
Lundi 13 juillet 2020 « LA CRÉATION EN MÉDITERRANÉE »
MATINALE Retour sur Carmen : interview de Stéphanie d’Oustrac
Concert de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (2017) avec Pablo Heras-Casado, Virginie Verrez, Programme : Christina Athinodorou, Maurice Ravel, Nikolaï Rimski-Korsakov
12H - DÉBAT La création en Méditerranée avec Fabrizio Cassol et Duncan Ward
19H - CONCERT Orchestre des Jeunes de la Méditerranée Medinea Interculturel avec 10 Jeunes improvisateurs direction Fabrizio Cassol, Programme : création collective (concert enregistré Vendredi 3 juillet 2020 à la Fondation Camargo, Cassis)
21H - OPÉRA de Bizet : Carmen
Mardi 14 juillet 2020 « NOUVELLES FORMES, NOUVEAUX RAPPORTS AUX PUBLICS »
MATINALE La vie du Festival 2020 Retour sur Requiem : interview de Raphaël Pichon
12H - DÉBAT Nouvelles formes, nouveaux rapports aux publics avec Anthony Heidweiller, Mark Withers, Frédérique Tessier, Marie-Laure Stephan et Philippe Franceschi
19H - RÉCITAL Soprano Sabine Devieilhe Piano Mathieu Pordoy, Programme : Mozart, Strauss (concert enregistré Vendredi 26 juin 2020 à l’Hôtel Maynier d’Oppède)
21H - OPÉRA Requiem de Mozart par Castellucci
Mercredi 15 juillet 2020 « CONSTRUIRE L’AVENIR : LE FESTIVAL DANS SON TERRITOIRE »
MATINALE Interview archive de Patrice Chéreau sur Elektra, interview de Waltraud Meier
12H - DÉBAT Construire l’avenir : le Festival dans son territoire avec Pierre Audi, Maja Hoffmann, Macha Makeïeff et Jean-François Chougnet
19H - CONCERT London Symphony Orchestra direction Duncan Ward, Programme : Bernstein, Fauré, Berlioz, Gershwin (concert enregistré Lundi 13 juillet 2020 au Studio St Luke, Londres)
21H - OPÉRA de Richard Strauss : Elektra
BONUS en vidéos intégrales
Ariane à Naxos de Strauss mis en scène par Katie Mitchell, direction Marc Albrecht avec Lise Davidsen (Ariane) Eric Cutler (Bacchus) Sabine Devieilhe (Zerbinetta) Angela Brower (Le compositeur) Huw Montague Rendall (Arlequin) Emilio Pons (Scaramouche) Jonathan Abernethy (Brighella) David Shipley (Truffaldin) Beate Mordal (Naïade) Andrea Hill (Dryade) Elena Galitskaya (Echo) au Festival d'Aix-en-Provence 2018 (nos comptes-rendus et interviews)
Rigoletto de Verdi mis en scène par Robert Carsen, direction musicale Gianandrea Noseda avec George Gagnidze (Rigoletto) Irina Lungu (Gilda) Arturo Chacón-Cruz (Il Duca di Mantova) Gàbor Bretz (Sparafucile) Josè Maria Lo Monaco (Maddalena) Michèle Lagrange (Giovanna) Arutjun Kotchinian (Il Conte di Monterone) Julien Dran (Borsa) Jean-Luc Ballestra (Marullo) Maurizio Lo Piccolo (Il conte di Ceprano) Valeria Tornatore (La contessa di Ceprano/Paggio)
Synthèses des DÉBATS
Continuer à créer : autour d’Innocence avec Kaija Saariaho, Simon Stone, Magdalena Kožená et Pierre Audi :
La première discussion du cycle réunit quatre acteurs principaux de l’opéra Innocence : sa compositrice, Kaijia Saariaho, son metteur en scène, Simon Stone, l’un des treize rôles, Magdalena Kojena, enfin le directeur du Festival, Pierre Audi. Le jeu des questions et des réponses s’ouvre sur la décision prise par Pierre Audi de continuer, sous une forme renouvelée, certaines activités du Festival : présence numérique, captation de récitals pour ARTE, répétitions, etc. Dans le cas d’Innocence, même si la création mondiale est reportée à l’été 2021, les répétitions ont lieu, sur scène, jusqu’à la générale avec piano, mais sans soirée d’ouverture. Chaque « métier » souffre d'impacts d’une manière propre aux différents moments d’incertitudes et de contraintes vécus pendant la crise. Dans le cas d’une œuvre de longue haleine comme un opéra, produite dans le cadre d’un festival international exigeant, et qui plus est, contemporaine, l’équation est complexe, les enjeux importants. Pierre Audi veut assumer pleinement son rôle d’ « accoucheur de projet », afin de « ne pas dériver sur une mer d’incertitude ». D’où son choix de lancer les répétitions, puis de les mettre de côté, et finalement, d’expérimenter une tout autre temporalité. Ce temps donné à l’assimilation, à la réflexion, à l’ancrage, est intéressant dans le cas de la musique de notre temps. Pour le metteur en scène, qui a déjà eu l’opportunité de vivre au théâtre international d’Amsterdam des répétitions sous consigne sanitaire, il s’agit de laisser davantage de place à l’imagination. La contrainte porte et amplifie cet imaginaire. Le fait de penser continuellement, pour Magdalena Kojena : « je ne peux pas aller trop loin », permet d’équilibrer distance et immersion émotionnelle et corporelle. L’absence d’orchestre, surtout dans le cas d’une création, conduit à anticiper, à partir du piano, les sonorités et les dynamiques. Que conserver de cette expérience qui oblige à inventer ? Tout d’abord, dit Simon Stone, « bien comprendre pourquoi nous nous investissons dans notre art », davantage «réfléchir aux projets professionnels », pour Magdalena Kojena. Pierre Audi souligne la capacité des équipes du Festival à s’adapter, à recourir aux outils numériques, dans un contexte désormais incertain. Il revient sur le rôle particulier d’un Festival comme celui d’Aix-en-Provence, véritable « tremplin » au sein de la chaîne institutionnelle qui fait vivre le monde de l’opéra. En quoi Innocence, œuvre puissante, violente, profonde, interroge-t-elle notre temps ? Pour la compositrice, elle a été composée dans l’attente de « quelque chose d’horrible ». Les personnages sont jeunes, car il s’agit de leur vie, de leur monde. En cela, l’opéra est un « miroir étrange », une « œuvre nécessaire », « cathartique ».
C’est cette jeunesse qui donne à l’œuvre, pour le metteur en scène, une « énergie
qui fait comprendre que tout est possible ». La mise en commun des énergies fait
« avancer vers moins de noirceur ». Innocence renvoie à « l’honnêteté dans laquelle
se trouve l’espoir ».
Quelles fables pour l’opéra dans le monde d’aujourd’hui ?
Le débat, animé par Timothée Picard, questionne Sofi Oksanen, la librettiste finlandaise de l’opéra Innocence de Kaija Saariaho, et le metteur en scène Peter Sellars, sur le rôle « engagé » que pourrait tenir l’opéra, parmi d’autres formes artistiques, dans le monde d’aujourd’hui. Comment réengager l’opéra, notamment dans la période de crise que nous traversons ? Comment l’opéra est-il finalement le genre artistique le plus pertinent, pour « s’emparer de cela » ? Alors qu’il s’agit d’un genre accusé d’être élitiste et sanctuarisé, il permet de donner forme et sens au monde, de partager collectivement des émotions. Pour Peter Sellars, le temps de l’opéra n’est pas celui des médias, qui présente l’actualité sur un mode sensationnel. Il explore l’espace intérieur, imaginaire avec ses contradictions, pour créer
quelque chose de nouveau, d’inédit. Selon Sofi Oksanen, l’opéra est tourné vers le futur. Il doit avoir du sens pour les générations à venir. Donc il doit traiter de sujets « durables », « universels », comme la violence, ou encore la crise. Car chaque crise entraîne des réactions
similaires, telles que l’opportunisme, la corruption. L’état du monde d’aujourd’hui rend l’opéra pertinent, en ce qu’il met les choses en lumière au-delà des mots, et parce qu’il est un « exercice artistique auquel on se livre ensemble », à l’inverse de la lecture, solitaire et
silencieuse.
Pour Peter Sellars, il exprime ce « qui chante particulièrement dans l’homme et les communautés d’aujourd’hui ». Dans ce moment de pandémie, qui pousse l’homme dans ses retranchements, l’opéra est « un support de travail collectif ». Moins le théâtre grandiloquent, que celui de Monteverdi, par exemple, qui se donne « chez des particuliers, dans l’immédiateté, l’urgence et la clarté, avec une dimension spirituelle. » La crise concerne l’invisible (un virus) et la musique « est le meilleur endroit pour créer l’invisible », elle crée un espace d’émotion et d’imagination dont on ne peut s’échapper. L’opéra est à la fois un art cosmologique et un art du détail. Il nous permet de comprendre que nous sommes une partie intime de l’écologie.
En quoi l’opéra est-il un art « engagé » aujourd’hui ?
Pour Sofi Oksanen, la pandémie a montré que le public, comme le consommateur, cherche à se rassurer avec des objets familiers et non avec de la nouveauté. Or, l’opéra peut à la fois attirer le publie et traiter de thèmes difficiles et dérangeants. C’est une question de courage chez les directeurs d’opéra, et d’équilibre. Des thèmes très lourds peuvent être évoqués, en prenant de la « distance », en étant
engagé et dégagé de l’anecdote. Sofi Oksanen évoque différentes façons de prendre de la distance, notamment par la langue du livret,
qui s’agrandit encore par le recours à des langues différentes dans Innocence. Mais cette distance ne doit pas empêcher l’identification aux personnages, notamment aux victimes, qui subissent les conséquences de la violence.
Pour Peter Sellars, ce n’est pas une question de « distance ». « Le proche et le lointain n’existent pas parce que toute chose est liée à son opposé ». Mozart, dans la Clémence de Titus s’interroge sur la nature du pardon comme réponse à la violence. La musique aide à créer un espace émotionnel plus vaste, comprimé par la laideur de la vie.
Qu’en est-il de l’engagement des jeunes artistes face aux enjeux du présent ?
Pour Peter Sellars, l’opéra peut permettre de s’intéresser collectivement aux causes de la violence. Il doit refléter la réalité intergénérationnelle et interculturelle du monde, le soumettre au débat, à la confrontation d’une multiplicité de points de vue. En tant que forme multi-sensorielle, il nourrit les différences et donc le changement. Le moment est « important pour les jeunes artistes qui sentent la pulsation de l’urgence dans leur chair. »
Qu’en est-il de la « fable », de l’ « intrigue » dans l’opéra d’aujourd’hui ?
Sofi Oksanen évoque la différence entre le roman et l’opéra, à propos de l’adaptation de son œuvre Purge. Le premier appelle le sous-entendu, l’arrière-plan, dans le traitement de la « fable », tandis que l’opéra met « en lumière les grands événements ». Le chœur prend une symbolique forte de « mur de victimes, avec tous ces visages et ces voix ». Pour Peter Sellars, la « déconstruction », ce moment post-dramatique qui remet en question intrigue et personnage, convention et omniscience du narrateur, a changé sa vie, a laissé entrevoir d’autres possibilités. Ce qui a disparu aujourd’hui, c’est le « contexte ». L’artiste doit créer l’œuvre et le contexte en même temps, c’est-à-dire présenter au public la possibilité du choix. La fable devient pédagogique, et les enjeux des choix visibles. « Ce moment de choix doit exprimer l’urgence dans laquelle nous sommes ». Sofi Oksanen exprime les raisons de son attachement à la construction narrative, aux personnages qui incarnent les problématiques, afin de ne pas rompre le fil avec le lecteur. Elle évoque le modèle des séries actuelles, aux modes narratifs élaborés, expérimentaux, dont l’opéra pourrait s’inspirer. Pour Peter Sellars, elles demandent à l’opéra d’ « ouvrir ses fenêtres, trop liées à un type de bâtiment », afin d’explorer les possibles, de créer de la différence, du partage, et de renouer avec l’étymologie d’opéra : travail. Quant à l’intrigue, elle n’est pas centrale, déjà chez Shakespeare. Ce qui est important, et que l’opéra intègre, c’est l’esprit humain, en transformation permanente. L’opéra représente « le plus loin de ce qu’on aurait pu imaginer » comme espace de vie. En cela, l’avenir y est plus important que le passé.
La création artistique face aux enjeux de l’anthropocène
Le débat, animé par Isabelle Moindrot, Professeure à Paris 8, spécialiste de l’opéra, réunit Bas Smets, architecte de paysage, Frédérique Aït-Touati, metteuse en scène et historienne des sciences et Simon McBurney, metteur en scène et acteur, dont le Wozzeck devait être donné lors de l’édition 2020 du Festival.
L’anthropocène, étymologiquement « terre de l’homme », est une ère géologique particulière dans laquelle les activités humaines marquent désormais la terre d’une empreinte forte sur le plan géologique : « la terre bouge », explique Isabelle Moindrot. Cette situation, qui affecte la condition humaine, représente un défi pour l’art. Par quels dispositifs, faire partager le spectateur la conscience de cet enjeu ?
Simon McBurney revient, notamment dans The Encounter, sur le mystère de l’origine de la séparation de l’homme avec la nature, alors qu’il en fait partie. Pour sensibiliser le public, le mettre au cœur de l’histoire, chacun porte un casque, relié à des micros à diffusion « binaurale », de manière à se sentir au centre de l’expérience.
Frédérique Aït-Touati est devenue historienne pour comprendre l’origine mystérieuse de cette mise à distance : « comment on s’est séparé du concept de nature, à quel point, pour avoir envie d’y revenir ? ». Le théâtre a participé à cette séparation, et maintenant c’est par la scène, des expériences, des médiations, des artefacts, que l’on essaie de réapprendre cette connexion.
Bas Smets précise que nous n’habitons pas la terre mais l’atmosphère, cette fine couche autour de la terre qui est faite du vivant, les plantes qui ont produit cet oxygène. On comprend alors que tout est lié. Reconsidérer l’espace urbain, c’est comprendre la relation entre ce milieu artificiel et le milieu naturel auquel il peut correspondre : « imaginer comment on peut créer une nature résiliante »
Simon McBurney établit un lien entre cette séparation d’avec la nature et le théâtre, qui aujourd’hui, parce qu’on ne peut plus jouer avec la Covid, est partout : « On ne peut pas l’éviter », telle l’expérience de l’horreur, la mort de Georges Floyd. Il est « clair que quelque chose doit changer, que l’on doit penser d’une autre façon ». Et dans cette société dualiste, faire tomber les frontières entre les arts.
Le théâtre est-il un laboratoire adéquat pour expérimenter ces questions, en tant qu’espace clos, dans lequel on peut partager une expérience commune ?
Frédérique Aït-Touati apprécie la conception d’un théâtre élargi aux histoires et aux rituels, propre à Simon McBurney. Si le théâtre est partout, le problème du choix d’espaces clos et séparés est résolu. Le théâtre n’intervient pas en dispositif, mais en cosmogramme, récit ou modèles, dessins, cartes, qui permettent de représenter ce qui nous dépasse, et qui réunit des artefacts (architectures, mythes, structures narratives, récits profonds).
Comment sortir des récits dualistes, catégorisants, par le drame, l’opéra, tout en prenant en charge son héritage, notamment à travers la mise en scène ?
Simon McBurney prend longuement l’exemple de La flûte enchantée, pour Mozart, qui souhaitait changer les consciences des gens de son époque par la musique : ce qui, avant les mots, nous relie au fondamental.
Frédérique Aït-Touati évoque la notion de paysages sonores, notamment dans The Encounter : « Le paysage n’est pas que visuel. » Par le théâtre et les techniques binaurales sophistiquées, on touche à quelque chose de plus sensible, de plus profond. Elle souligne la question du « Wonder », ce « sentiment qu’il faut changer fondamentalement, maintenant, avec nos mediums », que nous sommes dans un moment de bascule où les choses doivent être réinventées.
Bas Smets ajoute la notion d’ « urgence » à faire autrement, notamment dans les villes, réintroduire l’opportunisme du végétal et non la composition : « l’arbre pousse où il peut ». Cela change notre appréciation du végétal : « on reste animal ».
Simon McBurney évoque l’histoire de ce dualisme comme affaire de pouvoir, de profit, de racisme, qui « touche quelque chose de profond dans notre relation avec la nature ».
Domination de la nature, des races, des femmes, toutes ces questions sont aujourd’hui articulées et l’art a sa place pour les faire surgir.
Pour Frédérique Aït-Touati ces questions sont « trop grosses pour chacun de nous mais collectivement belles à prendre en charge ». L’art peut produire, à travers la question des narratives (quel monde est désirable) une « conversion intime », nous modifier en profondeur, nous permettre de ressentir intérieurement un nouvel ordre du monde : « on sent ce qu’on entend, comprend… »
Pour Bas Smets, il s’agit d’avoir une nouvelle relation avec le vivant, savoir que l’on partage une période de vie.
Simon McBurney évoque une autre séparation fausse, entre la vie et la mort. Le capitalisme qui fait de nous des objets dans cette machine, a « coupé la liaison avec les morts ». Or « tout est lié pour donner sens à la vie ».
Isabelle Moindrot conclut l’entretien par la lecture d’un texte de la philosophe Vinciane Despret, Habiter en oiseau. Il y est question de la notion de « phonocène », à ce « courage chanté des oiseaux », aux chants du monde qui ont fait et font les territoires animés, vécus, habités, et que nous pourrions perdre, faute d’attention.
La création en méditerranée
Pauline Chaigne, responsable des programmes méditerranéens du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, s’entretient avec les deux directeurs musicaux, l’un de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, Duncan Ward, et l’autre de l’ensemble Médinéa, Fabrizio Cassol. Aix est une porte de la Méditerranée, et le festival accueille des événements, des artistes, un réseau et des institutions partenaires dédiés à cette thématique, au sein de laquelle la création est particulièrement importante.
Pour Duncan Ward, cet orchestre est une chance pour les jeunes musiciens venus de vingt-deux pays différents. Ils sont sélectionnés suite à une campagne d’auditions complexes et coachés par des musiciens du London Symphony Orchestra (10 musiciens du LSO pour chaque pupitre). Ils travaillent d’abord par petits groupes sur des éléments techniques du répertoire, puis, progressivement, dans de plus grands groupes jusqu’au moment magique où se rejoignent de 85 à 90 musiciens : « Et je dois travailler à canaliser ces musiciens talentueux en une seule voix ».
Selon Fabrizio Cassol, l’ensemble Médinéa, qui travaille en même temps que la session symphonique, est constitué de profils de musiciens très différents qui mettent en dialogue leurs héritages culturels. Les deux formations sont complémentaires, en expérimentant, pour la première la tradition écrite, et pour la seconde l’oralité, à travers un processus collectif de composition, ce qui est très stimulant. Dans l’environnement aixois, par imprégnation, l’avant-garde s’associe aux racines. Ces musiciens ne sont pas si différents des musiciens symphoniques classiques, mais ils ont des centres d’intérêt, des instruments différents, qui ont également leur classicisme, leur histoire. La qualité de leurs connaissances sont autres, notamment en matière d’intonation, sur la base de micro-intervalles, qu’ils associent au tempérament égal. Ils doivent également composer à plusieurs, ce qui est très difficile. Il faut discuter, ressentir les détails. « Tout le monde doit être capable de jouer ce que les autres jouent ». Il faut défendre les idées des autres, s’y impliquer, partager, comprendre et aller beaucoup plus loin. Cette énergie collective donne de la force pour le reste de l’année et change profondément la vie des jeunes musiciens.
Quelle vision ont-ils, l’un et l’autre, de la création, sachant qu’Aix est un festival très axé sur la création ?
Une œuvre de Francisco Coll, Mural, compositeur espagnol, aurait dû être créée cet été par l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée. Il est très important, pour un orchestre, de se confronter aux techniques instrumentales qui vont encore au-delà de l’écriture d’un Dutilleux, Ravel, Moussorgski, que l’orchestre a la chance de jouer. Ce jeune compositeur, qui est peintre, compose des images sonores, une « vision des montagnes semblables à des cathédrales » et qui peuvent être associées aux grandes peintures d’exposition de Moussorgski. L’orchestre est, pour Duncan Ward, un organe social, dans lequel tout le monde s’écoute intensément. C’est plus simple dans un orchestre occidental, car il n’y a qu’un seul compositeur, on peut suivre la musique écrite, et adresser nos questions à une œuvre.
Pour Fabrizio Cassol, qui est également compositeur, l’improvisation, héritage fort de la méditerranée, représente quelque chose de spécifique pour l’ensemble Médinéa. Elle est un point de départ dans le processus, qui est organisé ensuite. Elle permet de faire des connections entre différents héritages, entre musique orale et écrite. Il souhaite comprendre ce que cela signifie dans plusieurs endroits du monde. Dans son travail avec l’ensemble, cependant, il veut montrer que l’improvisation n’est qu’une partie du travail, et qu’il ne faut pas oublier de se confronter à la composition, et donc « définir à la source la raison pour laquelle vous improvisez. » Il est pour eux, à la fois un coach et un agent de circulation afin de « partager des fluctuations, leur donner confiance. » La dramaturgie est importante, elle est « notre clé pour construire de nouvelles histoires, des flots d’expressions. » Les formes sont utiles quand les gens sont homogènes, mais dans notre contexte, elles sont trop strictes. A Aix, avec la musique de chambre, l’orchestre symphonique, l’académie, les jeunes observent les répétitions, rencontrent des artistes, s’ouvrent l’esprit, afin de construire une nouvelle histoire, même si la tradition est figée. Briser les règles, car il y a tellement de façons de penser, de jouer, voici le plus grand défi des projets méditerranéens : la mobilité dans tous les sens du terme, géographique, et « au sens d’ouvrir l’esprit vers le nouveau ».
Comment créer des espaces où les gens puissent dialoguer, entre expressions individuelles et besoins de résultats artistiques, au sein de formations où tout le monde arrive avec un héritage différent ?
Pour Duncan, le confinement a montré combien nous avions de la chance de pouvoir faire de la musique ensemble. Dans cette sortie progressive, face à ces désirs brûlants réprimés, quelles seront les prochaines étapes de la créativité ? Il voudrait célébrer l’incroyable diversité des musiciens en les réunissant avec une énergie qui leur permette de s’inspirer mutuellement.
Pour Fabrizio, cette période permet de découvrir le désir de se sentir tous ensemble. Il évoque cette « énorme rencontre de plus de 100 musiciens », un orchestre où tout le monde serait compositeur et souhaite, par la réunion de l’orchestre des jeunes et de l’ensemble Médinéa, qu’un tel espace soit créé. Il évoque ces moments de grâce, « quand les gens découvrent ce qu’ils sont : je suis cela », alors qu’ils sont perdus dans le collectif.
Pour Duncan, on ne sait quand peuvent arriver ces rares instants de magie collective, où l’on s’oublie pour mieux se trouver, captivé par un moment d’immobilité et de pure beauté.
Nouvelles Formes, Nouveaux Rapports aux publics
La préoccupation de parvenir à toucher des publics plus larges, depuis quinze ans, conduit les institutions culturelles, et l’opéra en particulier, à engager de nouvelles actions et à construire de nouvelles relations, parfois même à se déplacer en dehors de ses murs attitrés.
Pour ce qui concerne le Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le service socio-éducatif et socio-artistique Passerelles, mis en place entre 2007 et 2008, sous la direction de Bernard Foccroulle, s’inscrit dans cette préoccupation. Il touche une mosaïque de partenaires, très divers, une cinquantaine de communes de la région Sud et au-delà, expliquent tour à tour Frédérique Tessier et Marie‐Laure Stephan. Les projets engagés s’étirent sur une année, selon une autre temporalité que le festival, et mobilisent des artistes invités, des intervenants de disciplines artistiques différentes, des chargés de mission, et des équipes techniques. Il bénéficie de la collaboration avec l’Atelier « Artiste Relais », et du vivier que constitue l’Académie du festival, autour d’une même approche ouverte, afin de travailler au contact de publics qui n’ont pas de pratique musicale ou mélomane. Chaque fin de chaque semaine, un groupe travaille en atelier avec les artistes, sur la base d’activités d’improvisation et de création, ce qui constitue une richesse énorme. Passerelles évolue depuis 10 ans autour de projets participatifs menés par le festival. Est évoqué, le Monstre du labyrinthe, en 2015, grande commande opératique qui a réuni 300 amateurs de tous âge.
Anthony Heidweiller, revient sur la deuxième édition d’« Opéra de‐ci de-là », qui cherche à « faire sortir l’opéra des salles ». L’opéra est un miroir de la société ; il s’agit de « trouver des réponses sensibles à des questions qui traversent la société. » Des artistes réfléchissent sur les propos recueillis auprès d’habitants d’Aix-en-Provence et qui servent de point de départ à un petit opéra, dans lequel « les gens doivent se reconnaître ». L’artiste lui-même se sent être « sur scène d’une manière différente », avec une énergie différente, « authentique ».
L’ancrage local de l’opéra remplace l’opéra-forteresse. Comment s’approprie-t-il le territoire ?
Pour les représentantes de Passerelles, il faut aller vers plus de fluidité, de mouvement entre les publics et les artistes, aller vers et ancrer des formes sur le territoire, créer des allers-retours, en faisant venir ensuite les publics dans les salles. C’est un travail de longue haleine, de sensibilisation aux opéras, avec des propositions de l’Académie, des petites formes qui se déplacent, des spectacles pédagogiques, etc. Les actions de découvertes de Passerelles depuis 10 ans sont identifiées par les partenaires, « qui nous font confiance, et que nous re-accueillons dans des grandes salles, des répétitions, des programmes plus ambitieux, quand le lien et la volonté de s’engager existe. Nous travaillons à établir plus de porosité entre monde scolaire ou non, adulte ou non, aixois ou nouvellement arrivé en France, selon un principe de projet inclusif. » Des projets qui donnent la même valeur à la voix des amateurs qu’à celle des artistes professionnels transforment « les artistes, les formes, la façon de se positionner ».
Mark Withers, référent de l’atelier « Artistes‐relais », ajoute que le « nouveau public » a, en réalité, toujours existé, mais que le monde de l’opéra ne se sentait pas concerné. Il n’a simplement pas bénéficié des opportunités économiques et éducatives énormes que l’entrée dans ce monde requiert. Travailler « avec tout le monde » ne relève pas d’une question de conscience ; il s’agit, pour lui, d’un privilège.
Quelle signification donner à la notion de « projet participatif » ?
Anthony Heidweiller le définit ainsi : « ouvert à tout le monde », et dont le critère de qualité réside uniquement dans la communication, le processus. Chacun de nous peut remonter en lui-même jusqu’à l’approche artistique : à la tradition de raconter des histoires, à l’action dans la création. Il s’agit de garder ce lien inaugural avec le monde (j’ai voulu être un artiste) et de le combiner, d’une bonne façon, « qui permette de dire : j’aime la virtuosité. » Il s’agit d’être flexible, transparent, cela va avec la passion, de communiquer avec le chant. « Chaque humain est ainsi un artiste. »
Philippe Franceschi ajoute qu’il n’est pas toujours facile de trouver ce dosage, l’implication que l’on peut attendre, dans un projet, dans lequel il y a des professionnels… faire que tout le monde ait sa place dans un projet, qu’il soit grandiose ou petit.
En quoi les frontières traditionnelles entre spectateur et artiste sont-elles plus floues aujourd’hui ?
Pour Philippe Franceschi, l’artiste invité sait pourquoi il est là. Il souhaite que la rencontre marche et soit la plus belle possible, que chacun entre « dans un processus exigeant ».
Qu’en est-il de qualité artistique ?
Pour les représentantes de Passerelles, l’ambition de création, l’engagement, sont importants. « Avec les amateurs, on ne dispose pas du même temps de répétition. Le planning doit être vivable pour chacun, tout en tenant compte des attentes de résultat. » L’équation est résolue au niveau de Passerelles, qui favorise la communication et la compréhension mutuelles. La véritable équation ne repose pas sur les capacités des amateurs, mais sur une combinaison d’éléments, la qualité de l’engagement au départ du projet. C’est l’« amont qui va faire le résultat. »
Quel est l’écosystème dans lequel grandissent ces projets ? Cet ancrage local, fait de sensibilisation et de confiance, qui permet de mobiliser un nombre conséquent de personnes, comme pour Orfeo et Majnun ?
Les représentantes de Passerelles le définissent comme un projet européen, qui a été donné dans différentes structures, un projet grandiose, requérant un long temps de préparation, non pas un projet descendant mais remontant, et qui partait des envies des amateurs, avec un écrin pour le mettre en valeur dans le cadre d’une parade, un opéra en plein air, et des activités autour : petits concerts, expo, artistes relais… Les partenaires en étaient finalement les programmateurs, Passerelles, le chef d’orchestre. Ce projet a reposé sur la communication, la coordination permanente entre tous les acteurs, jamais atteintes jusqu’alors. Au festival d’Aix, il y a eu une collaboration entre tous les services, pour la première fois : « toutes les lignes ont convergé vers le même projet. » Et c’est l’« ambition artistique qui est à l’origine… il faut être exigeant dans ce qu’on offre pour que les gens s’investissent. »
Pour Mark Withers, il y a plusieurs formes d’exigences. Il prend l’exemple d’un amateur qui a chanté « avec toute son âme. C’était le meilleur chanteur du festival cette année-là, même si voix n’était pas formée, mais il y avait une communication, une intention incroyable… l’exigence avec l’âme, c’est ce que nous cherchons. »
Quel impact cela peut-il avoir sur les artistes confirmés ?
Anthony Heidweiller évoque un projet dans lequel il a fait appel à 500 étudiants, non pas les meilleurs musiciens, mais ceux qui débutent, qui sont bloqués, qui n’évoluent pas. « Le miracle se produit, car on se confronte à sa propre urgence. Dans l’art, le plus important c’est l’urgence, qui est authenticité, créativité, métamorphose. »
Philippe Franceschi dissocie rarement les deux : « l’un nourrit l’autre, dans les deux sens… ces projets, leur exigence, me poussent à me remettre en question comme pédagogue, à chercher les outils, à en créer des nouveaux, ce qui est très enrichissant. »
Quels sont les nouveaux projets et les nouvelles pratiques, depuis la crise sanitaire ?
Pour Philippe Franceschi, les artistes sont persévérants, ont de la conviction, n’ont pas abandonné, ont continué à rêver. « On se doit, face aux amateurs, avec leur investissement, de leur promettre une belle issue au final, de repartir, d’aller plus loin… »
Anthony Heidweiller précise qu’« Opéra de-ci de là » est reporté et qu’il faut poursuivre le dialogue, avec de nouveaux outils, pour garder le lien, établir des connexions entre tout ce que nous vivons mondialement et qui relève de l’urgence. « Ce contexte, dans lequel tout le monde ressent une nécessité, est plus fort que créer un projet pour un festival… l’art est fait pour cela ; changer le monde, agir beaucoup plus. »
Mark qualifie l’atelier « artistes relais » à distance d’expérience énorme, étonnante, due à l’extraordinaire énergie des jeunes artistes, dans leur réaction au changement, leur volonté d’exprimer.
Pour Passerelles, il a fallu réadapter un travail qui s’effectue sur le terrain, rebondir avec l’équipe de l’Académie, les « artistes relais », qui connaissent déjà les publics, tester des choses (newsletter sur une thématique, ateliers en ligne, etc.). Cela a donné du temps également pour développer de nouveaux outils.
Ce qui donne le plus de sens à ce travail ?
Voir s’investir des publics adolescents dans le meilleur, alors qu’on pouvait avoir des doutes ; voir des situations de transition entre sensibilisation et venue autonome à l’opéra ; voir un grand compositeur réécrire sa partition pour que ce soit chantable par des amateurs ; disparaître, en tant qu’artiste et se fondre dans le processus…
DÉBAT Construire l’avenir : le Festival dans son territoire
Le dernier débat, animé par Timothée Picard, réunit les directeurs de grandes institutions du territoire propre à la région Sud, Pierre Audi, pour le Festival d’Aix, Maja Hoffmann, pour la fondation Luma à Arles, Macha Makeïeff, pour le théâtre de la Criée à Marseille, Jean-François Chougnet, pour le Mucem, à Marseille.
Timothée Picard replace l’évolution du Festival d’Aix, de lieu de transhumance qu’il était jadis, à son ancrage et à sa présence territoriale profonds d’aujourd’hui, sur le plan de ses ressources, principes et valeurs. En quoi la crise sanitaire, encore présente, a-t-elle pesé sur de telles institutions culturelles et redéfini leur futur ?
Pierre Audi souhaitait au départ sauver trois productions, les répéter et les diffuser en streaming, mais il a fallu tout annuler. Le festival s’est acharné pour trouver une formule qui puisse sauver le projet : concerts, récitals, académie on line avec 150 étudiants, construction de La scène numérique : débat, streaming de spectacles historiques, concerts depuis Londres avec le London Symphony Orchestra, publics on line, personnel sollicité pour travailler, artistes rémunérés, etc. Il s’agissait de montrer à la ville qu’il fallait laisser une trace cette année. Le festival est une collection d’activités complexes, avec une dimension éducative importante. Cela a pu s’opérer grâce au web, sous forme de conversation, d’échanges intellectuel, culturel, humain, très enrichissants. Cela permettra au public de comprendre comment cela se passe en coulisse, comment on réfléchit, collabore, gère, finance, qu’elle attitude on a vis-à-vis des artistes. La scène numérique va se perpétuer, comme une « ombre sur le mur du festival », pour enrichir encore plus la communication et le dialogue avec le public.
Jean-François Chougnet évoque une position plus tranchée, et avoir annulé la plus grosse exposition. Il ne souhaitait pas improviser une exposition de remplacement, fondée sur une signalétique de gestes barrière. Il a choisi de reprogrammer, et de ne pas se livrer à l’ouverture dégradée, à minima. La dotation d’Etat, en tant que musée national, a permis au Mucem d’équilibrer les comptes, d’avoir des réserves pour retravailler à des projets.
Quels ont été les rapports avec les interlocuteurs habituels : artistes, publics, financeurs ?
Les mécènes ont été « très compréhensifs », déclare Pierre Audi, et un « dialogue chaleureux » s’est poursuivi avec eux.
Quant au public, Jean-François Chougnet précise, qu’il y a eu un cycle, pendant ces trois mois, à analyser : un premier engouement pour l’offre, pour toutes les cultures, après, la morosité s’est installée, avec les craintes du chômage et la lourdeur du télétravail, et depuis début juin, un désir de communication. Le Mucem, en tant que musée de société, va faire une collection d’objets du confinement, afin d’en garder des traces. Le public en est acteur, et plus de 600 objets dont été donnés, qui feront l’objet d’un tri. Cela a créé de nouvelles solidarités avec des musées internationaux, à Londres, au Canada, avec des institutions d’archives, et dans un relation différente avec le public.
Maja Hoffmann revient sur les résidences d’artistes. Certains ont décidé de rester, plutôt que de rentrer aux Etats-Unis par exemple. Cela montre l’attraction d’une ville, d’une région, la Méditerranée, de Marseille à Montpellier. Il y a eu des initiatives de rencontres, une solidarité extraordinaire, du dialogue, de la curiosité, de l’ouverture, plutôt que du repli dans sa propre chapelle. C’est la conséquence de ces trois mois : une autre réalité, et également, l’imagination de mondes nouveaux. Mais la fondation Luma n’ouvrira qu’en 2021. Elle s’ouvrira néanmoins au public du festival des rencontres de la photographie et pour une exposition d’affiche : « It’s urgent », qui permet aux partenaires et aux équipes de se retrouver.
Macha Makeïeff précise que l’annulation a fragilisé les finances de la Criée, qui fonctionnent avec 40% de recettes propres. Ils ont honoré les contrats en cours et ont mené des ateliers de création artistique auprès des populations défavorisées, donné des heures de travail aux artistes et régisseurs. Le lieu de spectacle ne doit pas se transformer en un « grand dispensaire » ; il faut trouver d’autres solutions, type cabarets, et non sanitaire…
Quel rapport entretiennent-ils avec ce territoire, perçu, dans ses forces et ses faiblesses ?
Pour Macha Makeïeff, revenir à Marseille, c’est comme revenir à ses anciennes amours. Elle ressent l’attirance de cette ville pour les artistes, sa capacité d’attraction unique. Elle en retire sa volonté d’inventer des solutions de partage. Elle évoque les spécificités de cette région, « pasolinienne, sa séduction, derrière une violence qui vous est faite… c’est une bonne bataille. »
Pour Jean-François Chougnet, ce territoire est prodigieusement énervant et fascinant, pour sa fluidité, et parfois, pour sa rigidité, « pour des choses simples difficiles à mettre en œuvre, rigidités, pas que politiques, mais sociétales. » Le côté positif, est qu’il y a une solidarité qui n’existe pas dans les métropoles européennes. Même si l’on est sur les mêmes champs, il n’y a pas de concurrence acharnée.
Pierre Audi avoue qu’il a été séduit par ce territoire, lors de sa première édition du festival en 2019, ému de façon naturelle, et qu’il part sur un « vrai enthousiasme » pour entrer en relation avec la Criée, ou le Mucem. « Chaque entité a sa spécificité, mais tout le monde est ouvert à la musique, lié par le problème de la transmission, qui est plutôt une joie ». Cette responsabilité implique des collaborations. « Plus nous sommes nombreux, et plus il y a un effet de miroir, de retour : écrivain, plasticien, compositeur, chanteur, chœur local, orchestre international, avec la méditerranée qui joue un rôle central dans la politique culturelle du festival d’Aix, et Marseille, qui est importante. »
Maja Hoffmann revient sur l’ancrage local et la dimension internationale qui est une spécificité du territoire. La grande chance à Arles, pour le projet Luma, c’est d’être dans une région où la campagne est aussi présente que la ville. Avec la technologie, cela permet de vivre dans des conditions qui autorisent des rapports humains beaucoup plus proches. Le local permet à chacun de s’engager, et se juxtapose, au rayonnement international.
Timothée Picard évoque sur Marseille-Provence, Capitale Européenne de la Culture, comme cadre de réflexion et d’actions, à même de fédérer un tissu commun entre le réseau d’associations et les grandes institutions.
Jean-François Chougnet rappelle, que dans le sillage du projet de Bernard Latarjet, Marseille-Provence a souhaité faire quelque chose d’autre qu’un grand festival, sur la base de deux idées. Travailler à l’échelle d’un territoire, ce qui est nouveau pour Marseille, d’où Marseille-Provence, territoire plus vaste que le département ; être tout de suite dans l’international, « le partage des midis », expression empruntée à un auteur dramatique (Claudel), qui indexe une relation euro-méditerranéenne, et pas seulement nord-sud, avec le tropisme Maghreb, mais plus complexe et vaste. C’est ce qui a été repris pour 2018 : des projets portés par 23 institutions, et non un nouveau guichet de financement. Le festival d’Aix en a été porteur avec Orfeo et Majnun, représenté à Arles en début de saison. Dans les conditions incertaines de pandémie, ce serait à réutiliser, pour la fin de l’année, ou début 21.
Qu’en est-il de l’interdisciplinarité, du dialogue entre les arts ?
Pour Pierre Audi, cela constitue un enrichissement naturel, avec cette situation qui constitue la base de l’opéra, une plateforme de collaboration, de dialogue entre les arts, au niveau territorial. Il faut éclairer cet aspect, et donner au public l’occasion d’être plus conscient des ingrédients, ne pas « se braquer sur les opéras », mais collaborer avec le théâtre, avec la Criée, ou avec Maja, qui connaît très bien la musique contemporaine, et l’histoire de l’opéra qui a touché les arts plastiques. « Je vois, en 2022, des lignes de programmation pertinente avec le Mucem. » Et cela se fait « par accident, c’est ce qui est aussi intéressant, c’est le plaisir de ce métier, sans dialogue pas d’accidents. »
Maja Hoffmann articule la transdisciplinarité, à la réflexion sur une meilleure façon de vivre avec la planète. Les artistes sont dans cette réflexion, leurs œuvres reflètent ce qui se passe dans le monde actuellement, et qui est urgent : l’écologie, l’énergie, le futur de l’eau. Les artistes ont une autre façon de répondre, ils ont inventé la question, qu’ils traitent de façon à la fois joyeuse et lourde, en faisant directement appel à notre perception, nos émotions.
Macha Makeïeff, arrivée à la Criée, a déplacé l’institution féodale, constituée de petites citadelles, en programmant ce qu’elle n’avait pas le droit de programmer : « d’autres arts, c’est vital. Je ne fais pas la différence, un seul langage pour avancer ». Elle a un projet qui s’appelle « L’art » et qui relie des institutions d’échelles différentes. « La solution est dans cette ouverture-là : arrêter de s’enfermer dans les disciplines, vis-à-vis des artistes, réinventer… ils n’ont pas le désir d’entrer dans une catégorie de production, et qu’on leur dise : c’est comme ça ». Il faut penser en termes d’économie durable du spectacle vivant. Le ralentissement, avec la crise sanitaire, a fait réfléchir à la frénésie de création. Il faut la défendre, mais également défendre sa diffusion plus large. Cela s’organise, par des propositions croisées faites à des artistes choisis ensemble, des artistes qui se prêteraient à ce déplacement réciproque du théâtre et de l’opéra.
Jean-François Chougnet précise que le musée est l’institution qui a connu le plus de bouleversement, qui s’est inscrite dans cette dynamique, ne serait-ce qu’avec un débat sur la définition même du musée : « une institution polyphonique et inclusive », ce qui renvoie encore à la musique. Cela a fait « toussoter les conservateurs de collections. C’est bien d’avoir la mémoire du passé pour construire l’avenir, affiner le goût, constituer les grandes bases de données. » Le mot musée n’a pas la définition d’aujourd’hui : il signifie « toutes les muses », à Alexandrie, et pas seulement les arts plastiques. Au Mucem, on a du spectacle vivant, de la chorégraphie, de l’écologie, la durabilité de la réflexion écologique. Cela correspond à deux champs distincts : les métiers à méthodes durables, ce qui est un énorme chantier, de l’édition au spectacle. On fait passer la culture avant l’environnement, même chez ceux qui y sont sensibilisés, car c’est compliqué, l’empreinte carbone et la scénographie (le Festival d’Aix a été précurseur en la matière). En outre, il faut trouver un vrai sens à nos institutions dans l’écosystème planétaire, et c’est aussi un grand chantier ouvert : réinsérer l’institution culturelle dans ce grand défi : « avoir une relation plus apaisée avec la planète (et je ne dis volontairement pas la nature). »
Timothée Picard invite les uns et les autres, à faire, sous forme d’« envoi », une annonce de saison, par des mots porteurs d’espoir, quant au rôle de l’art et la culture.
Jean-François Chougnet choisit « public » et « populaire », deux sujets différents, à propos de l’exposition Folklore avec le Pompidou-Metz. Pierre Audi évoque l’expression « tabula rasa ». « On a oublié quand on s’est arrêté, il faut utiliser cet oubli pour recommencer à neuf, proposer quelque chose de rafraichissant dans la façon dont le public écoute et regarde. Cette période a produit un état de grâce à bien utiliser. »