Palazzetto Bru Zane, 10 ans d’un projet culturel
Naissance dans le berceau vénitien
2006. Madame Nicole Bru, après des actions en Chine et en Égypte, souhaite restaurer un palais vénitien en mémoire de son mari. Michèle Roche (Secrétaire générale de la Fondation Bru), qui avait rencontré les équipes de Nicole Bru « dans une autre vie professionnelle » en lien avec les Laboratoires UPSA, est chargée de dénicher la perle rare. Madame Bru visite en mai 2006 le Palais Zane-Habsbourg, datant de 1695, et qui était à taille humaine avec seulement 800 m². « Les autres palais faisaient entre 3.000 et 5.000 m², mais comment les chauffer, les installer, dégager le budget des restaurations ? Madame Bru trouve l’endroit charmant, avec son jardin. Une seule visite et Madame Bru décide de l'acheter», se souvient Michèle Roche, dès lors chargée du suivi des travaux. « Passionnants, confirme-t-elle. Comme tout à Venise est très particulier en raison de l'eau, les conseils du même maître d'ouvrage que pour la fondation Pineau ont été sollicités. »
Quand j'ai vu l'ancien propriétaire, Dominique de Habsbourg pleurer, j'ai su que nous avions fait une belle restauration avec son "petit palais d'enfance"
Le cahier des charges est clair : restaurer à l’identique en adaptant ce lieu pour en faire un centre de musique romantique française tout en respectant les demandes de la Soprintendenza delle Belle Arti de Venice. C'est alors une histoire digne d'un polar artistique qui se tisse autour de ce travail. Dans le froid vénitien, des historiens de l'art viennent examiner les fresques avec des projecteurs spéciaux pour faire des photos destinées à un livre sur Venise, et un grand secret est alors révélé : « Les fresques de ce Palais étaient censées être signées Niccolò Bambini, mais lors des prises de vues, le nom de Sebastiano Ricci fut prononcé ! Ce peintre a exporté le baroque vénitien dans toute l’Europe y compris à Londres où il a peint les premières toiles de décors de Haendel ! Il fallut jurer de ne rien dire » nous explique Michèle Roche qui informe uniquement un membre du conseil de fondation en charge du projet Venise, Didier Voydeville, de cet exceptionnel changement d'attribution, « au cas où..., confie-t-elle, il fallait impérativement que quelqu'un connaisse cette nouvelle, qui allait faire prendre une importante valeur au lieu. Le secret a été religieusement gardé à Venise (jusqu’au lancement des travaux, qui concordait avec la sortie du livre), même pour les visiteurs qui venaient voir des fresques... de Bambini ! »
Michèle Roche explique : « À l’époque de la construction, les travaux et la décoration des palais étaient gérés par l'architecte qui disposait en général d’une somme globale pour payer l’ensemble des intervenants (peintres compris), mais le cadre qui entoure la fresque Hercule entre la gloire et la vertu du maître Ricci fut payé directement par la famille : on retrouve cet achat écrit en tout petit dans le livre de comptes des Zane. Nous avons aussi découvert dix autres fresques. De fait, la disposition de certaines fresques nous a obligés à changer la situation des lieux prévus par le projet de restauration ; la bibliothèque est donc devenue une salle de réunion. »
Le lieu choisi et restauré est prêt à accueillir les réjouissances musicales, mais pour le préparer au mieux, la première saison s’est déjà initiée depuis Paris. L’Inauguration du Palazzetto Bru Zane a lieu le 3 octobre 2009 avec un concert de Bertrand Chamayou sur le piano Érard. Un acte de naissance.
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« Aujourd'hui, ce haut-lieu est très identifié dans la vie vénitienne, affirme la Coordinatrice artistique Rosa Giglio. Le Palazzetto est fréquenté par des publics très variés, notamment des vénitiens qui viennent profiter de l'exception culturelle française. C'est une relation de confiance qui s’est instaurée avec le public, avec les abonnés qui suivent les redécouvertes après avoir apprécié les précédents concerts. Chaque cycle, chaque programme, chaque concert est un projet qui peut s'approcher à différents niveaux, aussi bien par des mélomanes, des néophytes que des spécialistes et le tout dans une très belle salle : au Palazzetto, la dimension de la musique de chambre est comme privilégiée. »
Ce berceau vénitien intime est devenu un lieu d’embarquement culturel : les productions qui y sont données partent ensuite à l’international grâce à un travail de diffusion et de communication. La promotion vise public, associations, musicologues, mélomanes, artistes, journalistes, entre autres. « C’est aussi ce qui fait la richesse du projet, s'enthousiasme Katia Amoroso, responsable des relations presse, son identité, le choix des compositeurs et des œuvres. La mission et la démarche sont originales avec un tel projet qui rassemble toutes les activités liées à la redécouverte d’un patrimoine musical. »
L'Histoire d'un Patrimoine musical
Avant ce travail de diffusion, avant tous ces voyages, le projet du Palazzetto Bru Zane est un travail de recherche artistique. « Avant 2009, il est difficile, voire impossible de louer de la musique française chez les éditeurs historiques qui ont tous été rachetés par les Allemands et les Américains, nous narre l'inénarrable artiste et chef Hervé Niquet, à l’origine du projet musical. Le travail de remise à jour et de recherche éditoriale dans les archives n'est plus fait. Ce patrimoine était en train d’être abandonné. Il fallait agir. Madame Bru a dit Banco ! Hervé Niquet le proclame : il faudrait nommer une Place Nicole Bru dans la capitale pour la remercier d’avoir sauvé le patrimoine musical français. »
L’appétit de la découverte, l'émerveillement devant la richesse du répertoire français, le goût pour la profondeur et la légèreté, le désordre et la rigueur, voilà ce qui unit les participants et qui forge l’histoire de ce projet depuis 10 ans. « Il y a un appétit général, de Madame Bru jusqu’à chacun des musiciens, affirme Hervé Niquet. L’idée était de continuer pour le répertoire romantique français ce qui était fait par ailleurs pour le baroque. Tout le monde s’est jeté corps et âme dans cette piscine, sans savoir s’il y avait de l’eau. Le projet interpelle, excite, rend curieux tous les musiciens du rang comme des stars telles que Véronique Gens. »
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Un projet si vaste et ambitieux devait bien partir d'un travail déjà en cours, pour le fixer, le prolonger, l'élargir. Il s'est agi du grand chantier mené par Hervé Niquet autour des Prix de Rome : « Un travail passionnant avec les frères Dratwicki (l'un Directeur Scientifique du Palazzetto Bru Zane et l'autre Directeur Artistique du Centre de Musique Baroque à Versailles) et permettant de parcourir toute l’intelligentsia musicale française de cette époque en épluchant près d’un millier de cantates. Et puis l’envie est venue de faire un opéra. Je suis prêt à faire les moindres choses qu’on me propose dans ce projet et prêt à tout essayer pour défendre mon patrimoine », proclame Hervé Niquet qui se définit comme « la "bonne poire" toujours content qu’on lui donne aussi bien une petite antienne à quatre voix d’un illustre inconnu qu’un grand opéra, ou du Charpentier avec 3 orchestres et 3 chœurs ! Mon cœur a battu pour tant de projets du Palazzetto Bru Zane, conclut-il, parce que ce projet est le contraire du dictionnaire : il rend les opus et les artistes vivants. »
(Re)Faire l'Histoire
"Les dynamiteurs de la musique française", c'est ainsi que le Directeur scientifique Alexandre Dratwicki présente l'équipe scientifique et ce projet, preuves et répertoires à l'appui : « En travaillant sur Félicien David, Théodore Dubois et des gens improbables, nous sortions d'un consensus qui résumerait la musique romantique française à Debussy & Berlioz, affirme-t-il. Il faut arrêter de penser qu’entre Gluck et Berlioz il n'y a rien, et que du temps de Gluck il n'y a que Gluck. Nous avons fait des dizaines d'opéras pour le démentir et tous sont magistraux, avec quelque chose à dire. Les partitions ne sont pas moindres et je suis sûr qu'elles auraient rencontré un pareil succès en leur temps si elles avaient été défendues par des interprètes du même niveau », assure-t-il.
Une fois l’image posée, en ressuscitant des œuvres de compositeurs méconnus, le projet se poursuit par une approche complémentaire : dévoiler les facettes méconnues de compositeurs connus (Lalo, Gounod, Offenbach, Saint-Saëns, mais le Saint-Saëns de Proserpine ou du Timbre d’argent, pas de Samson et Dalila). « Ces deux facettes, de laboratoire et de grand public, sont donc à l’œuvre chaque année, explicite Alexandre Dratwicki. Le Palazzetto Bru Zane n’a pas l’obligation de faire de l'événementiel systématique, mais nous faisons désormais au moins un événement et toujours avec une pensée, une stratégie, calme, sur le long terme. Comme dans nos festivals qui s’intéressent à des figures complémentaires. Ne pas reproduire simplement le moule pour surprendre, étonner (et donc se répéter) : notre travail s’appuie sur la durée et donc la méthode, en nous appuyant sur la programmation Vénitienne et les partenariats bien installés, nous allons plus loin, dans d’autres villes, d’autres pays. »
Produire son Histoire
En 2014, au mitan de cette décennie à souder son équipe et son projet artistique, le Palazzetto Bru Zane prend un tournant capital avec la décision décisive de devenir producteur. « Auparavant, de petites équipes travaillaient sur un livre, une partition, un concert qu’ils partageaient lors de l'aboutissement, nous explique Alexandre Dratwicki. Désormais la production complète concerne toute l’équipe autour du projet, de sa préparation à sa finalisation, depuis la recherche jusqu’à la diffusion. » Le Palazzetto Bru Zane retire un autre avantage primordial de ce nouveau statut : « cela nous distingue du statut de mécènes, précise-t-il : nous avons notre mot à dire sur toutes les étapes de la construction du projet, le choix de l’oeuvre, de la version, des artistes, des coupures éventuelles, de l’instrumentarium, de l’orchestration, du diapason, etc. » Mais cette liberté est compensée par une responsabilité plus grande vis-à-vis des partenaires : « Nous pouvons tout imaginer, les folies les plus invraisemblables. Mais en même temps, nous devons persuader des partenaires, les impliquer à toutes les étapes car la réussite ou non du projet engage l’image de toutes les parties-prenantes. »
L’enjeu est donc celui du développement dont se charge Baptiste Charroing, qui depuis 10 ans, partant du petit palais à Venise, vise à décupler l’action et le rayonnement du Centre de musique romantique française en convaincant des co-producteurs, en tissant des liens avec des partenaires de projets : « Pour une production scénique telle que Mam'zelle Nitouche par exemple, cela représente 35 représentations avec 8 co-producteurs, un résultat atteint parce que le projet permettait de travailler avec des artistes de qualité et de renom. Le développement se fait autour de l'idée, l'envie, l'intérêt musicologique en interaction pour trouver les meilleures solutions, audiences, salle. »
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Partitions, disques, livres : léguer à l'Histoire
L’histoire du Palazzetto Bru Zane se conjugue au présent, actualisant, diffusant son travail historique sur le patrimoine musical. Le projet revient aux sources, les retrouve, les exhume, plonge dans la recherche. Étienne Jardin est le Responsable scientifique des publications et colloques, qui initie le travail par des recherches dans les archives et accompagne les concerts dans une médiation autour des œuvres. Un travail de recherche et d’écriture qui se retrouve aussi bien dans des livres que les programmes de salle.
Le Palazzetto Bru Zane a ainsi trouvé un axe particulièrement fructueux avec son choix de sujet, précisément car le XIXème siècle a entraîné historiquement un changement assez radical dans la manière d'organiser le monde musical en France : l'émergence de la notion et de la pratique du répertoire. « Jusqu'au milieu du XIXe, la musique jouée au concert est contemporaine, rappelle Étienne Jardin. Le goût pour la musique ancienne permet ensuite d’apprécier de nouveau des chefs-d’œuvre du passé. L'enjeu essentiel est donc de voir comment s'organise la production de l'époque, face à un répertoire en train de se figer sur certains noms de compositeurs, alors que les autres peinent à trouver leur place au concert et au répertoire. » Redonner leur chance à des œuvres en déconnectant l'audition de la période de création et en ne les jugeant pas sur leur modernité ou leur aspect “à la mode”, mais juste en les donnant à découvrir, à entendre aux auditeurs sans a priori, tel est l’objet unique du Palazzetto Bru Zane.
La recherche, l’exhumation parmi l’histoire passée pour la rendre à l’histoire à venir se manifeste aussi sur le terrain des partitions, grâce à Sébastien Troester, Responsable scientifique des éditions musicales, devenu spécialiste du monde de l'édition musicale, des catalogues et de « là où il faut chercher pour trouver des choses introuvables : la définition même du Palazzetto », affirme celui qui grave également les partitions (saisies sur ordinateur), suivant de très importants processus de relecture avec de difficiles recherches dans les sources. La ligne éditoriale est entièrement au service des projets de Bru Zane (concert et enregistrement). Les orchestres ayant quatre ou cinq jours de mise en place, « si les musiciens lèvent la main toutes les deux minutes pour clarifier une incertitude sur la partition, c'est une catastrophe », narre Sébastien Troester. « Nous menons des collaborations avec les grands éditeurs établis, les éditeurs historiques des compositeurs français qui ont des archives. Nous pouvons ainsi les éditer ou les co-éditer avec eux. Pour l'opérette par exemple, l'ensemble est souvent en manuscrit : une tradition veut qu'il n'y ait pas de conducteur d'orchestre mais seulement un piano-voix (et vous ne trouverez plus un chef pour diriger sans le détail des instruments). Les grands éditeurs ont certes fait quelques conducteurs pour les œuvres les plus connus d'Offenbach par exemple, mais 95% en manquent. C'était le cas pour Les P'tites Michu. »
Un autre axe fondamental de ce travail de recherche est sa stratégie de diffusion : « Ces partitions sont à disposition de qui les demande : aucun problème d'envoi par pdf pour des particuliers et pour les grandes maisons qui veulent faire jouer les œuvres : notre objectif est de les valoriser », explique Sébastien Troester.
« Le label discographique Bru Zane se trouve à la croisée des chemins des activités du Palazzetto Bru Zane : un enregistrement concentre ainsi le travail réalisé par toute l’équipe sur la gravure de partitions, la production de concerts et la recherche musicologique, liste Camille Merlin, Coordinatrice éditoriale du Palazzetto Bru Zane. Le catalogue du label s’est enrichi cette saison de nouveaux formats : outre les collections de livres-disques déjà existantes (« Opéra français », « Portraits » et « Prix de Rome »), nous proposons maintenant des publications comme l’intégrale des mélodies de Reynaldo Hahn en coffret de 4 CD avec Tassis Christoyannis et Jeff Cohen. Le compteur affiche ainsi plus de 30 livres-disques, plus de 30 coproduction, plus de 100 soutiens discographiques. Un coffret en 10 CD vient également tout juste de paraître, retraçant 10 ans de l’expérience romantique française. »
10 ans, l'heure du bilan
Baptiste Charroing, Directeur du développement dresse déjà un bilan des 10 ans : « D'abord, le Palazzetto Bru Zane a acquis la reconnaissance du secteur. Les échanges avec les artistes et les partenaires ont d'ailleurs énormément évolué, en comparaison avec une certaine condescendance rencontrée au tout début. Ensuite, l'intérêt du public grandit incontestablement et accompagne le projet (ce qui a également été favorisé par les succès de l'Opéra Comique, le travail de Marc Minkowski et Laurent Pelly au Châtelet). » Ces deux premiers points ont deux conséquences majeures : les moyens d'actions ont été décuplés, et la diversification des répertoires ne cesse de croître.
Ces succès ouvrent de nouvelles perspectives, détaillées par Baptiste Charroing : « Notre objectif actuel est de développer encore davantage la diffusion internationale, ce qui est en cours par de grands projets. De même, nous allons encore et toujours sensibiliser les artistes de niveau international et accroître la notoriété du répertoire et donc du projet auprès du plus grand nombre. Enfin, le grand projet à développer s'appuie sur la transmission du savoir, notamment pour les futurs professionnels : de plus en plus de troupes spécialisées se constituent (en particulier autour des répertoires parlé-chanté qui ont leur spécificité). Une nouvelle génération de chanteurs très comédiens et de comédiens qui chantent est prête à relever ce défi ! »
Cette aventure unique célèbre donc sa première décennie, « 10 ans de résurrections qui ont construit un projet soudé autour d’une équipe pour aboutir à une qualité scientifique et humaine » se félicite Alexandre Dratwicki.
« Je n'aurais pas envisagé, au départ, que la notoriété du Palazzetto Bru Zane s'inscrirait aussi vite au niveau européen, et que nous pourrions fédérer -aussi rapidement- une équipe à ce point passionnée par ce projet. C'est fantastique de travailler avec tous les membres de l'équipe -car ils sont très dynamiques, réactifs et force de proposition, résume Michèle Roche.
Les ambitions pour les 10 prochaines années ? Madame Bru, pour les 10 ans, a invité toute l’équipe à continuer avec la même ambition, à développer ce beau projet, avec toujours la rigueur scientifique qui permet des redécouvertes étonnantes comme le Faust de Gounod dans sa première version et aussi de mettre en valeur toute la richesse des genres musicaux du grand XIXème siècle afin de les faire connaître à un public le plus large possible. »
Jeu des 7 différences sur le Faust de Gounod originel, paru en livre-disque chez Bru Zane