Stefano Mazzonis di Pralafera : « Dire que l’opéra est élitiste est une fakenews »
Stefano Mazzonis di Pralafera, vous présentez la saison 2019/2020 de l’Opéra Royal de Wallonie, à Liège. Elle est composée de neuf opéras en version scénique, d’un opéra en version concert, de deux opéras participatifs « Jeune public » et de trois récitals prestigieux. Comment avez-vous pensé cette programmation ?
Une programmation est le résultat d’une alchimie entre des opéras que j’ai envie de présenter, des coproductions qui se décident au fur et à mesure, et des demandes de chanteurs. Il faut trouver un équilibre entre les tubes désirés par le public, des opéras moins connus à redécouvrir, et des opéras qui font partie du répertoire sans être joués souvent.
Ce processus débute trois à quatre ans à l’avance. Comment désignez-vous le Directeur musical ?
D’abord, je discute avec le Directeur musical de la maison [Speranza Scappucci, ndlr] et elle choisit déjà trois opus qu’elle souhaite diriger elle-même. Il y a généralement un titre de musique française que je confie à notre Premier Chef invité, Patrick Davin. Enfin, pour les opéras restants, je choisis les chefs qui sont les plus experts dans le répertoire visé : je ne prends pas le risque de faire diriger l’œuvre par quelqu’un qui connaît mal le répertoire. Ce doit être un chef dont le niveau rassure les artistes afin qu’il soit possible de rassembler une distribution d’envergure.
Une fois les artistes engagés, deux ans à l’avance, que vous reste-t-il à faire ?
D’abord, les rôles secondaires sont distribués. Nous cherchons là à donner des opportunités à de jeunes artistes, belges si possible. J’aime également suivre le processus de conception de l’ouvrage afin de m’assurer qu’il y ait toujours un respect du public et un respect du compositeur et de son librettiste. Après la présentation des maquettes, nos ateliers de décors, de costumes et de perruques doivent préparer la production.
La prochaine saison débutera donc par un tube, Madame Butterfly, qui n’avait plus été donné depuis 2001 : pourquoi?
Cela fait huit ans que je veux monter cet ouvrage. J’attendais de faire une coproduction : d’autres théâtres étaient intéressés. À la fin, comme ça n’aboutissait pas, j’ai décidé de le faire tout seul.
Vous mettrez cette production en scène : quels aspects de l’œuvre mettrez-vous en avant ?
Un opéra de Puccini est comme le scénario d’un film : tout est décrit de manière très précise. Cela dit, j’ai déplacé l’intrigue après la seconde guerre mondiale. C’est plus logique car il n’y avait pas de navires américains au Japon au début du XXème siècle. Je me suis documenté, et je me suis aperçu que Nagasaki avait été moins détruite qu’Hiroshima car une partie de la ville était construite sur des collines et avait été épargnée. Par ailleurs, le centre-ville a été reconstruit en deux ans : en 1946, les photos montrent une ville partiellement reconstruite. La flotte américaine a été présente là-bas au moins quatre ans. J’ai aménagé un coup de théâtre final, dont je laisse la surprise aux spectateurs. J’ai voulu montrer que Cio-Cio-San est une femme très intelligente. Puccini méprise Pinkerton mais a de la considération pour Butterfly. Elle devine d’ailleurs au premier coup d’œil que Kate est la nouvelle femme de Pinkerton, alors que Suzuki met du temps à le comprendre.
Comment avez-vous choisi les chanteurs ?
Svetlana Aksenova est la Butterfly la plus connue au monde aujourd’hui. J’ai entendu Alexey Dolgov dans ma mise en scène de La Bohème : nous l’avons donc choisi avec Madame Scappucci.
Vous présenterez ensuite l’Orphée et Eurydice de Gluck (dans la version de Berlioz) par Aurélien Bory, production que le public français a pu découvrir la saison passée à l’Opéra Comique et à Versailles : qu’avez-vous pensé de cette production ?
C’est un très beau spectacle. L’ouvrage est très compliqué à mettre en scène. Ce qu’a fait Aurélien Bory est tout à fait génial. Ce sera avec Varduhi Abrahamyan et Mélissa Petit, que nous aimons beaucoup et que nous avions envie d’inviter.
Huit maisons d’opéra sont associées sur cette production : est-ce devenu obligatoire de se rassembler pour tenir des contraintes budgétaires toujours plus grandes ?
C’est toujours mieux. En l’occurrence, nous avons lancé le projet avec l’Opéra Comique et Versailles. Les cinq autres partenaires se sont ajoutés après.
En novembre, vous reprendrez la célèbre mise en scène des Pêcheurs de perles par Yoshi Oïda. La production sera dirigée par Michel Plasson, qui fera à cette occasion, à 86 ans, ses débuts à Liège : comment est-ce possible ?
Je l’avais déjà invité mais il n’était pas libre.
Vous confiez le rôle de Leila à Annick Massis, qui fait partie des artistes fidèles à l’institution, à l’instar de Patrizia Ciofi, Leo Nucci, Lionel Lhote, Jodie Devos ou Laurent Kubla : comment construisez-vous ces relations ?
Je les ai invités une fois et un courant électrique est passé avec moi, la maison et le public (car c’est un ensemble : je fais très attention à la réaction du public). Je connais Patrizia Ciofi depuis 30 ans et Leo Nucci depuis 20 ans : il y a aussi des relations personnelles qui s’installent. Lionel Lhote est belge : il a fait ici son premier rôle verdien. J’ai fait le pari de lui offrir Don Carlo dans Ernani : le baryton prévu avait demandé à être libéré et je n’étais pas convaincu par l’autre baryton que l’on m’a proposé. Je l’ai donc proposé à Lionel Lhote, malgré l’avis de beaucoup de gens qui pensaient que c’était une erreur. Ce fut pourtant un grand succès. Cette maison est une pépinière car c’est une des missions de l’institution, qui reçoit de l’argent public, que de soutenir les chanteurs nationaux : deux ans après sa victoire au concours Reine Elisabeth, personne n’avait donné de grand rôle à Jodie Devos : je lui ai offert d’emblée Rosina dans le Barbier et Eurydice dans Orphée aux Enfers. Depuis, sa carrière a explosé. Quant à Laurent Kubla, c’est aussi un jeune belge qui a grandi dans cette maison.
Cyrille Dubois, qui chantera Nadir, a fait une prise de rôle remarquée en version concert : s’agira-t-il bien de sa prise de rôle scénique ?
Tout à fait. Nous lui avons offert ce rôle tout de suite après son Domino Noir la saison dernière.
Vous proposerez une version mise en espace de Candide de Bernstein. Cette œuvre est rarement jouée : pourquoi avez-vous souhaité la présenter ?
C’est une production initiée par le Palais des Beaux-Arts de Charleroi qui a été montée pour célébrer les 100 ans de la naissance de Bernstein. Il n’est pas possible de monter West Side Story car les droits ont été cédés à une société allemande jusqu’en 2020. Nous n’avions jamais fait Candide, qui est pourtant un véritable chef-d’œuvre : c’était l’occasion.
Comment présenteriez-vous Thomas Blondelle, votre Candide ?
C’est un chanteur de grandissime envergure. De manière générale, nous cherchons à maintenir des distributions de très haut niveau sur chacune de nos productions.
Sarah Defrise a tenu des petits rôles ainsi que celui de la Fée dans version participative de Cendrillon : pourquoi avez-vous pensé à elle pour le rôle de Cunégonde ?
Ce choix s’est fait avec le Palais des Beaux-Arts, et elle reviendra dans la Cenerentola, en Clorinda.
La Cenerentola par Cécile Roussat et Julien Lubek, justement, sera la production suivante. Elle avait été captée lors de sa dernière apparition chez vous en 2014. Le streaming est un axe fort de votre politique de diffusion : pourquoi ?
Nous captons cinq productions par an. Nous avons été les premiers à nous lancer dans cette pratique, en 2009, alors que nous étions encore sous le chapiteau pendant les travaux de notre bâtiment principal. Nous avons d’abord eu du mal à trouver un hébergement sur le net. On ne pouvait à l’époque pas mettre des vidéos plus longues que dix minutes sur YouTube. C’est donc son alter ego francophone, Dailymotion, qui a accepté de nous suivre. De fil en aiguille, nous avons réussi à être diffusés par Arte, Mezzo et France Télévisions, et même dans les cinémas. C’est une politique de rayonnement de la maison : nous sommes l’opéra d’une petite ville. Ces retransmissions attirent des gens en salle. La transmission en direct ne fait qu’augmenter le taux de remplissage de la salle : nous sommes presque à 100% de remplissage aujourd’hui.
Vous avez choisi trois spécialistes de cette œuvre, avec Karine Deshayes, Levy Sekgapane et Bruno de Simone. Comment définissez-vous où prendre des risques et où choisir des spécialistes ?
Il est plus facile de prendre des risques sur un ouvrage qui marche tout seul, comme Traviata. Par ailleurs, au sein d’une distribution prestigieuse, il est toujours possible de prendre un risque sur un rôle.
L’œuvre sera dirigée par votre Directeur musical Speranza Scappucci : quel est son rôle concret ?
Son travail au jour le jour est de gérer l’Orchestre et le Chœur d’un point de vue opérationnel, notamment les concours que nous organisons pour remplacer les artistes qui quittent la maison. Elle donne également son avis lorsqu’une question se pose avec un chef, sur le nombre de choristes ou sur l’instrumentarium par exemple. Elle ne réside pas à Liège de façon permanente : elle voyage de toute façon beaucoup.
Vous mettrez en scène une nouvelle production de Don Carlos : qu’est-ce qui vous a attiré dans cette œuvre ?
C’était un rêve de toujours de monter Don Carlos en français. La prosodie de la version italienne est moins fluide car c’est une traduction. J’adore la tragédie de Schiller où le romanesque et le romantique se mélangent, mais aussi la façon dont Verdi l’a traitée, notamment le thème de l’amitié : c’est d’ailleurs le premier opéra dans lequel Verdi insère un leitmotiv. Je crois qu’il l’a beaucoup aimé lui-même : s’il est si souvent revenu dessus, c’est qu’il y tenait. Il y a de nombreuses versions de Don Carlos : nous sommes partis de celle de la répétition générale parisienne, en tenant compte de certains souhaits exprimés par Verdi dans des lettres. Il n’y aura donc pas le ballet. Verdi a d’ailleurs toujours dit qu’il ne l’avait pas écrit pour Don Carlos mais pour l’Opéra de Paris.
Vous avez rassemblé à cette occasion une distribution prestigieuse, avec Gregory Kunde dans le rôle-titre (mais aussi Kate Aldrich, Ildebrando D’Arcangelo, Yolanda Auyanet, Lionel Lhote) : pourquoi l’avoir choisi ?
Il s’agit pour lui d’une prise de rôle : je lui ai proposé ce rôle lorsqu’il est venu pour Norma. Il m’a dit que c’était son rêve de chanter ce rôle, et qu’il appréciait le choix de la version française.
En mars, vous jouerez La Somnambule dans une nouvelle production maison de Jaco van Dormael : à quoi faut-il s’attendre ?
Jaco travaille à quatre mains avec la chorégraphe Michèle Anne de Mey. Le livret de l’opéra n’est pas bon, mais ils l’ont interprété comme si l’intrigue était dans un rêve. La mise en scène sera traditionnelle, mais avec des danseurs, mimes et acteurs sur scène.
Que pouvez-vous nous dire de la distribution ?
Nous aurons René Barbera car il faut un sacré ténor pour ce rôle, Nino Machaidze, et Marko Mimica, qui est l’une des meilleures basses pour le bel canto.
Alzira sera votre traditionnelle redécouverte verdienne : pourquoi attachez-vous tant d’importance au répertoire méconnu de Verdi ?
Verdi est un génie : j’aime tous ses opéras, y compris ceux qui sont peu joués. Alzira est totalement inconnu : il n’a été joué que sept fois dans le monde ces vingt dernières années. C’est un très bel opéra, que j’avais écouté il y a 40 ou 50 ans. Pourtant, cet opéra a été écrit après Nabucco et a de grandes qualités. Il est incompréhensible qu’il soit oublié, comme c’est le cas également pour Jérusalem, qui est un chef-d’œuvre absolu.
Viendra ensuite Lakmé, chanté par Jodie Devos et Philippe Talbot. Comment ce choix s’est-il fait ?
Nous avons la chance que Jodie nous réserve chaque année un moment dans sa saison. Elle nous avait dit qu’elle voulait faire Lakmé : c’était l’occasion car l’œuvre n’avait plus été jouée à Liège depuis 25 ans. Quant à Philippe Talbot, je l’avais entendu en France et je voulais l’inviter. On lui avait déjà proposé deux ou trois rôles pour lesquels il n’était pas libre.
Enfin, votre version de Nabucco clôturera la saison, avec Amartuvshin Enkhbat, qui avait remplacé Leo Nucci dans ce rôle l’an dernier en concert à Lyon et au TCE. Cette distribution était-elle déjà prévue avant ?
Nous l’avions entendu lorsqu’il a chanté Rigoletto à Palerme. Nous l’avions trouvé surprenant. Il y aura également Anna Pirozzi, qui a fait sa prise du rôle-titre de Manon Lescaut ici.
Quel bilan tirez-vous de la création de cette production il y a trois ans ?
C’est une production qui avait eu un grand succès. Ce n’est pas une production compliquée, mais avec de grands effets : le Va, pensiero est joli avec les chœurs qui rentrent les pieds dans l’eau, l’ombre de l’eau se reflétant en fond de scène. C’est un opéra difficile à mettre en scène, car cela peut vite être inélégant avec les costumes traditionnels.
Avec Ildebrando d'Arcangelo, Anna Netrebko & Yusif Eyvazov puis Pretty Yende, vous proposez trois récitals prestigieux : est-ce un format que vous appréciez ?
Oui, à condition qu’ils soient avec orchestre : c’est ce que le public aime. Deux de ces récitals seront dirigés par Speranza Scappucci parce que les artistes ont souhaité que ce soit elle. J’en suis content car plus l’orchestre travaille avec elle, plus il s’améliore.
Il y aura enfin deux opéras participatifs pour le jeune public : L’Histoire enchantée de Lakmé et Le Petit Chaperon rouge, deux nouvelles commandes de l’Opéra : est-ce important pour vous de créer un répertoire pour ce public ?
Lire notre dossier sur la politique Jeune public de l'Opéra de Wallonie
Du moment que nous parvenons à attirer des enfants dans nos murs, nous sommes satisfaits. Ma plus grande joie est de voir des enfants de cinq ans, voire moins parfois, à l’opéra. Dire que l’opéra est élitiste est une fakenews. L’opéra a toujours été populaire. À l’époque de Mozart, le peuple était au parterre où il n’y avait pas de sièges (tandis que les nobles étaient dans les loges) et se jetait contre la balustrade devant la scène pour applaudir les chanteurs. C’est le peuple qui créait les divas ! Aller à l’opéra coûtait alors à peine un sou : de nos jours, pour permettre à chacun de se rendre à l’opéra, il faut que les prix restent abordables, ce qui est le cas chez nous.