Maria de Buenos Aires, Maria du Rhin
Le
décor, minimaliste, choisi par l’Argentin Matias Tripodi,
également chorégraphe, utilise des éléments restreints mais
essentiels de Buenos Aires, capitale du pays comme du tango. Des
chaises noires de milonga entassées côté jardin sont utilisées
par les danseurs au fur et à mesure de l’argument, pour s’asseoir,
tout simplement, ou pour les saisir à mains nues et les déplacer,
les objets exécutant ainsi leur propre ballet sur la scène nue de
la milonga imaginée.
L’action se recentre sur toute la vie de Maria, qui, passée sa "première" mort, se transforme en ombre, erre dans les rues de Buenos Aires, avant de provoquer un événement final surnaturel : l’ombre a donné naissance à une fille. Entre le début du récit de la vie de l’héroïne et le dénouement final, Maria, de la prostituée à la Vierge Marie réincarnée, se cherche, atterrit même chez un psychiatre, ce qui la caractérise encore davantage comme une Porteña pur sucre, car Buenos Aires se targue, depuis les années 50, d’être la capitale mondiale de la psychanalyse.
Autres éléments quintessentiels de Buenos Aires, des photographies en noir et blanc de la ville constituent par moments l’unique projection sur fond de scène. Elles mettent en valeur le désespoir de Maria par les clichés aériens des immeubles sous un énorme nuage, ou montrent d’élégantes ferronneries, peut-être celles de la mythique librairie El Ateneo, iconique bijou, ou l’architecture plus austère de la Faculté de Médecine, dont le cliché est pris à l’envers comme pour symboliser la chute de Maria avant sa séance de psychanalyse.
Tout le travail sur la hauteur et la perspective est également symbolisé par l’abondance de feuillets qui tombent des cintres. Car le narrateur de l’histoire de Maria, El Duende (intraduisible en français, sorte de créature enchanteresse) lit son texte sur des feuillets d’un noir d’encre, qu’il laisse tomber au sol au fur et à mesure. Passés les premiers moments de la vie de Maria, neige noire racornie comme du papier brûlé, ils sont balayés par les danseurs ou dispersés au vent d’une soufflerie.
Campé par Alejandro Guyot, le narrateur puise sa récitation au fond du corps et du cœur, tant la voix parlée véhicule avec une grande sensibilité le texte d’Horacio Ferrer. Les premiers instants sur scène d’Alejandro Guyot laissent entendre une voix qui sonne comme celle de Julio Cortázar lorsqu’il lisait un extrait de sa Rayuela (en français Marelle, 1963), solennelle et lente, précise et ornée des chuintements chers à l’accent argentin.
Maria
se présente dans cette chorégraphie en un double personnage, celui
de la chanteuse de tango Ana Karina Rossi et celui d’une des
danseuses du Ballet de l’Opéra National du Rhin. Habillées toutes
deux d’une élégante robe en lamé, la danseuse revêt en plus un
manteau de fourrure et un chignon qui la font ressembler à Eva
Perón,
dernière touche visuelle à l’univers argentin ici recréé.
Ana Karina Rossi disposerait certainement d’une portée puissante sans le micro qu’elle porte à son oreille. Si l’œuvre est établie comme un « opéra-tango », la voix prend majoritairement le timbre attendu pour le tango, plus que pour l’opéra. Il n’est pas besoin, pour la chanteuse uruguayenne, de faire montre de fioritures en ajoutant trilles ou vibratos à son timbre. Ce qui compte davantage ici, c’est la capacité à véhiculer la douleur ou la douceur de Maria en construisant le sens du texte surréaliste et en se servant de la graphie comme d’un appui vocal, ainsi les ‘y’ typiques fortement chuintés, les ‘r’ roulés. Les mediums constituent l’essentiel du timbre, orné cependant de beaux aigus sporadiques. La diction d’une clarté impeccable renforce la caractérisation de Maria.
Pour l’autre personnage chanté, il faut un "Ténor" puisque tel est son nom. Stefan Sbonnik s’y atèle, convaincant lui aussi dans le soin qu’il apporte à des mediums clairs et bien projetés, sans effet de grandiloquence. Seule la diction pour ce natif d’Allemagne pâtit d’un accent peu argentin, malgré les efforts fournis pour en prendre les caractéristiques. L’articulation reste toutefois parfaitement claire et méritante au vu de l’hermétisme du texte.
Le
ballet de l’Opéra National du Rhin forme un personnage principal à
lui seul car toute l’action repose sur les enchaînements
physiques, les entrelacements des personnages qui reprennent les
codes du tango, les déconstruisent lorsque ces corps se repoussent
violemment, reviennent, vigoureux, traversant la scène en courant.
Chaque geste interprète le ressenti de Maria et des personnages qui
gravitent autour d’elle, renforcés par la diction des chanteurs et
du narrateur.
Pour transmettre les codes du tango, l’orchestre argentin La Grossa, composé de onze musiciens, organise les voix de chaque instrument sans qu’aucun ne tire la couverture. La direction de Nicolás Agulló est attentive, depuis la fosse, autant aux déplacements des danseurs qu’au texte parlé ou chanté. Des cordes tendres, du rythme ternaire d’une valse au tempo saccadé du tango, toute la vie de Maria défile, sublimée par le bandonéon, l’autre chef de la formation, ovationné par le public comme l’ensemble du plateau.
Le Festival Arsmondo se poursuit à l'Opéra national du Rhin jusqu'au 17 mai 2019 entre Littérature et Musique, Danse et Conférences (retrouvez-en nos précédents comptes-rendus)