Éric Blanc de la Naulte, Directeur de l’Opéra de Saint-Étienne : « Notre fonction est d'innover »
Éric Blanc de la Naulte, l'un des événements majeurs de la prochaine saison de l’Opéra de Saint-Étienne sera la création mondiale de Fando et Lis de Benoît Menut. Pouvez-vous nous présenter cette œuvre ?
Lorsque j’ai pris mes fonctions en juin 2014, j’ai décidé de créer une œuvre contemporaine tous les deux ans, afin de redonner sa place à l'Opéra de Saint-Étienne. C'est ce qui fait l'identité d’une maison d’opéra. Or, ce type de création est de plus en plus rare. Saint-Étienne est une très belle maison disposant de forces vives : elle doit proposer des créations. Néanmoins, on ne pouvait pas faire ça du jour au lendemain. Il fallait imprimer une nouvelle ligne à l'Opéra et organiser cette nouvelle production pour qu'elle ait le plus de chance d'être bien accueillie par le public. Dès la saison 2014/2015, j’ai travaillé à mettre la maison en ordre de marche pour accueillir cette commande pour 2018 car ce type de projet demande de s'y prendre bien en avance.
Cette nouvelle production est une commande que j'ai passée à Benoît Menut, avant qu'il ne gagne son grand prix du jeune compositeur délivré par la SACEM, et à Kristian Frédrik avec qui j'avais déjà travaillé lorsque j'étais au Théâtre national du Rhin. Je voulais que l’œuvre s'intègre dans la saison 2017/2018 que j'avais placée sous le signe du fantastique : nous avons opté pour une œuvre de Fernando Arrabal, et avons obtenu les droits de Fando et Lis. L’œuvre est une sorte de voyage initiatique, un peu comme l'Alchimiste de Coelho, qui est une quête de la vie, de la vérité, qui conduisent Fando et Lis à errer dans un univers assez sombre, que Kristian Frédrik va éclairer par son écriture du livret et sa mise en scène. J'encourage les spectateurs à venir voir cette création : ils vont avoir la chance de faire une découverte comme l'ont faite ceux qui ont assisté aux premières de Carmen ou de Faust. Le maître mot, c'est la qualité [la production sera chantée par Mathias Vidal et Maya Villanueva, ndlr].
Éric Blanc de la Naulte (© Denis Meynard)
Quel cahier des charges avez-vous fixé au compositeur Benoît Menut ?
S'agissant d'une œuvre contemporaine, je ne souhaitais pas que celle-ci soit d'une longueur démesurée. Les publics sont toujours un peu réfractaires à tout ce qui est nouveau et surtout à ce qui est long. J’ai donc donné l’objectif d’une œuvre de 1h30-1h45 de musique, pour un orchestre de 45-50 musiciens et une vingtaine de choristes. Le nombre de solistes dépendait bien évidemment de l'écriture d'Arrabal [l'auteur de Fando et Lis, ndlr]. À part ça, il avait carte blanche.
Comment avez-vous sélectionné le compositeur et le librettiste ?
J'ai d'abord choisi l’œuvre, puis le compositeur. Le sujet de l'opéra était une donnée d'entrée : j'avais beaucoup d'idées mais encore fallait-il avoir les droits. Je connaissais le travail de Benoît Menut, mais d'autres compositeurs ont été étudiés. Il fallait qu'il s'intéresse à l’œuvre d'Arrabal, puisqu'il n'y avait pas encore de livret. En ce qui concerne Kristian Frédric, nous avions déjà travaillé ensemble. Il connaissait personnellement Arrabal, ce qui était un atout.
Fernando Arrabal
Vous êtes l'unique producteur de cette création, quelle vie envisagez-vous pour l’œuvre au-delà des trois représentations de la saison prochaine ?
Déjà, j'aimerais bien trouver un coproducteur, qu'elle soit reprise. La difficulté avec les créations contemporaines, c'est qu'elles n'ont pas souvent une très longue vie. Mais les grandes œuvres des siècles précédents ont connu la même incertitude. Certains ouvrages n'ont pas trouvé leur public tout de suite et n'ont pas tourné énormément. Il faut attendre le retour du public et de la presse : l’œuvre ne pourra réellement bien vivre que si le public et la presse sont présents et satisfaits.
Prévoyez-vous de la reprendre au cours des saisons prochaines ?
Non, ce sera difficile car nous aurons déjà une nouvelle création tous les deux ans.
Comment avez-vous choisi les interprètes, l’œuvre n'étant pas encore achevée ?
Nous travaillons sur le projet depuis 2015, il était donc déjà bien avancé au moment de le distribuer. Nous savons à peu près quels sont les registres vocaux dont nous avons besoin. Pour eux, ce sera une vraie entreprise car ils chanteront quelque chose qui n'a jamais été chanté.
Au-delà de cette création, vous présenterez deux œuvres majeures du répertoire français : Les Contes d’Hoffmann et Faust. Pourquoi les avoir choisies ?
Dans une saison, il faut trouver un certain équilibre, entre la musique française qui est le registre de Saint-Étienne, les découvertes, et des titres du répertoire. Le public a envie de réécouter certains ouvrages. Faust bénéficiera d’une nouvelle production [qui sera chantée par Thomas Bettinger et Gabrielle Philiponet, ndlr]. Ici, nous ne pouvons programmer que six titres, il faut donc trouver un équilibre, afin de garder une place pour les scolaires. Cette année, il s’agira de Siegfried d’après Wagner (après le Médecin malgré lui et Aladin les années précédentes), dans une version aménagée pour un jeune public [la production sera chantée par Kévin Amiel et Marc Larcher, ndlr]. L’enfant et les sortilèges de Ravel est également programmé. Notez que parmi les six titres que nous proposons, la moitié seront de nouvelles productions.
Pouvez-vous nous décrire la nouvelle production de Faust ?
Elle sera mise en scène par Julien Ostini que le public a découvert récemment ici avec Aladin, et qu'il redécouvrira avec Siegfried. Connaissant Ostini, la mise en scène va être très belle : les lumières [qui seront signées Simon Trottet, ndlr] auront une grande importance dans la production. Au lever de rideau, le plateau sera certes sombre puisque Faust est à la recherche de la jeunesse éternelle, spirituelle mais aussi physique. Puis, l'obscurité va laisser place à la lumière, mais pas forcément pour les bonnes raisons car il s'agit d'un pacte avec le diable. La lumière ne sera ni juste, ni saine. Il y aura une ambivalence entre cette obscurité et cette lumière sur lesquelles va jouer le metteur en scène.
Opéra de Saint-Étienne
Pourquoi avez-vous choisi de confier les quatre rôles féminins des Contes d’Hoffmann à Fabienne Conrad ?
C'est un challenge artistique, mais c’est aussi une nécessité économique pour l'Opéra !
Votre programme comprend en outre deux œuvres magnifiques mais moins connues du grand public : Adriana Lecouvreur et Semiramide. Pourquoi ce choix ?
Nous avions l'idée avec l'Opéra de Monte-Carlo de coproduire quelque chose ensemble. Au même moment, Béatrice Uria-Monzon avait la possibilité de revenir chanter à Saint-Étienne et souhaitait prendre le rôle d’Adriana Lecouvreur. Tout est une question d'alchimie et de réflexion. Lorsque nous avons mené cette réflexion, Davide Livermore, le Directeur de l’Opéra de Valence, était intéressé par la production d'une Adriana Lecouvreur. Tout cela, mis bout à bout, nous a conduit à faire cette œuvre.
Vous reprenez la production de Semiramide jouée à Nancy cette saison. Vous offrez le rôle-titre à Karine Deshayes : est-ce là aussi avant tout une question de rencontres ?
Nous voulions travailler avec Nancy, mais tous nos ateliers étaient occupés par nos créations. Alors, nous devions trouver une production à louer. Quant au choix de Karine Deshayes, elle était venue, comme Béatrice Uria-Monzon, faire un récital la saison passée et le courant était bien passé. Elle fera donc sa prise de rôle à cette occasion.
Karine Deshayes (© Aymeric Giraudel)
Le fait de donner des prises de rôles à ces deux mezzos est-il important pour vous ?
Bien sûr ! Nous sommes là pour soutenir la musique française au travers de ses artistes. La majorité de nos distributions sont françaises. S’il est important de faire découvrir de nouveaux ouvrages comme Fando et Lis, les prises de rôles sont également indispensables : c’est aussi une forme de création. Donner la possibilité à Béatrice et à Karine d'ajouter des personnages à leur répertoire, c'est bien pour elles, mais pour nous aussi, parce que nous aurons été les initiateurs de ce risque. C'est ce que nous essayons de faire avec les nouvelles productions, avec les metteurs en scène que nous présentons au public. Notre fonction est aussi d'innover.
Votre Premier chef invité, David Reiland, dirigera trois productions. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
Lorsque je suis revenu en 2014, j'ai souhaité que David Reiland soit l'une des pierres angulaires de ma programmation et qu'à ce titre il soit le Premier chef invité. Je voulais qu'il puisse diriger cinq œuvres, deux lyriques et trois symphoniques, en lui laissant la possibilité de les choisir, afin de donner à notre orchestre une certaine couleur et pour pouvoir le faire progresser. David Reiland et moi nous sommes très bien entendus dès le départ. Il est également primordial que le chef et le metteur en scène puissent s'entendre, pour pouvoir présenter un travail qui ne soit pas antinomique. Les gens viennent voir une mise en scène et écouter la musique, donc il est important que ces deux composantes aillent dans le même sens. De même, le directeur et le Premier chef invité doivent être accordés. J’ignore combien de temps cette collaboration durera puisque David Reiland est de plus en plus invité à travailler ailleurs, ce qui est bon pour lui. J'espère que nous pourrons encore collaborer ensemble un moment.
Plus généralement, vous êtes fidèle aux artistes avec lesquels vous collaborez. Pouvez-vous nous expliquer cette démarche et ce qu'elle apporte à votre programmation ?
Il y a en effet un certain nombre d’artistes, et en particulier des artistes français et de jeunes artistes, qui nous ont beaucoup plu, ainsi qu'au public : il est donc normal de poursuivre notre collaboration. Cela permet également de mettre en place des habitudes de travail avec l'orchestre et le chœur. Dans une production lyrique, il ne faut pas dissocier l'orchestre, le chœur, le metteur en scène et les solistes : le travail doit être commun, ce qui est plus facile lorsque les artistes connaissent la maison. Ils sont un liant dans l'équipe. On gagne du temps et on améliore nos performances.
Comment dénichez-vous les jeunes artistes ?
Cela part d'un travail global qui consiste à prendre des risques : donner des prises de rôles, faire découvrir de nouvelles productions, permettre à de jeunes artistes de démarrer leur carrière. C’est la vocation de l'Opéra de Saint-Étienne depuis longtemps. Cela fait une vingtaine d'années que Jean-Louis Pichon a lancé cette initiative. Il m'épaule toujours aujourd’hui pour trouver ces jeunes artistes, parce qu'il a une connaissance parfaite du paysage mondial de la voix : il fait d’ailleurs partie du jury du concours Operalia de Placido Domingo. C'est donc lui qui fait passer les auditions pour moi.
À quelques semaines de la fin de la saison 2016/2017, quel bilan en tirez-vous ?
Nous sommes très satisfaits de cette saison. Nous avons eu de vrais grands succès à tous les niveaux : les salles étaient pleines et il y a eu des ovations du public, parfois pendant sept ou huit minutes. Sur certaines productions, nous avons dû refuser des gens parce qu'il y avait trop de monde : certains spectateurs se sont plaints de ne pas avoir de place ! La presse a aussi plébiscité nos productions, mis à part quelques remarques justifiées sur certains aspects. Elle a d’ailleurs été très présente : avoir une quinzaine de journalistes à chaque production montre qu'il y a une reconnaissance de notre travail. Les abonnements et les recettes ont augmenté. Nous sommes donc très contents de la réception de cette saison. Cela accentue la pression pour la suivante !
La Vie parisienne à l'Opéra de Saint-Étienne en janvier 2017 (© Hubert Grenouilhac)
Y a-t-il tout de même une leçon moins positive que vous tirez de cette saison ?
Les récitals de voix que j'ai remis en place en 2014 ne marchent pas autant que je l'avais espéré. Donc pour la saison prochaine, il n'y en aura qu'un : celui de Natalie Dessay. Ce sont pourtant des réussites artistiques, très appréciées du public présent. Mais ce genre n'a pas rencontré son public. En revanche, j'ai remis en place des récitals de piano parce que les gens se plaignaient qu'il n'y en ait plus, et le succès est là. Il faut savoir écouter le public, sans pour autant se priver de prendre des risques.
Eugène Onéguine à l'Opéra de Saint-Étienne en avril 2017 (© Cyrille Cauvet)
À titre personnel, cette saison aura été marquée par le renouvellement de votre mandat. Quelles vont être vos priorités pour les quatre années à venir ?
Je suis sur un cycle qui durera jusqu'en 2021. Je veux présenter de nouveaux genres, comme les créations contemporaines, tout en continuant à donner au public ce qu'il veut entendre, c’est-à-dire des titres connus. Je souhaite que le jeune public soit intégré à notre programmation symphonique, chorégraphique et lyrique. Cette saison, nous avons accueilli 23.000 scolaires sur des programmations jeune public ainsi que sur des productions tout public. Nous allons également essayer de multiplier les rencontres entre le public et les artistes.
Quelles recommandations feriez-vous pour améliorer le fonctionnement des maisons d’opéra ?
Aujourd’hui, les règles, qu'elles soient administratives, financières, juridiques ou sur la sécurité, sont de plus en plus strictes. C'est un problème national dont il est souvent question : la simplification administrative. Les maisons d'opéra ne peuvent pas simplement être des services administratifs. Il faudrait travailler au niveau national en donnant une spécificité aux opéras parce que nous avons trop de règles à prendre en considération ! Ça devient de plus en plus lourd et compliqué. Nous faisons attention et nous connaissons notre métier. Gérer une maison d'opéra, c'est comme gérer une entreprise : nous avons entre 200 et 400 salariés. Nous ne sommes pas des artisans ! Il faut de la rigueur mais il faut savoir s'adapter au spectacle vivant et aux artistes.