Julia Lezhneva à la Philharmonie de Paris : plongée dans un opéra composite
L'entremêlement des œuvres choisies s'avère vite signifiant pour les auditeurs : il s'agit bien d'opera seria, le genre lyrique « sérieux » à l'époque baroque. Plus précisément, la thématique des airs se cristallise autour des conquêtes, qu'elles soient militaires ou amoureuses. Contemporains l'un de l'autre, Haendel et Carl Heinrich Graun n'avaient certainement pas pris conscience de la proximité musicale de leurs œuvres. Celle-ci est telle qu'il est possible de juxtaposer leurs airs, donnant l'impression que ces derniers appartiennent à une seule et même pièce écrite par un unique compositeur. C'est ce croisement qu'ont mené les musiciens de l'Orchestre de Chambre de Bâle, dans un cadre malheureusement peu propice à la plongée complète de l'auditeur dans l'univers souhaité : celui de l'épopée opératique, contée par le seul moyen de la voix et des instruments.
En guise d'ouverture (et d'ailleurs bien souvent composé à cet effet à l'époque baroque), le quatrième Concerto grosso de l'opus 3 de Georg Friedrich Haendel offre tous les ingrédients nécessaires à la préparation d'une intrigue musicale. Vagabondant au-dessus d'un continuo stable, le concertino des solistes converse allègrement avec le ripieno (aussi nommé tutti dans le vocabulaire du genre du concerto grosso et renvoyant au reste de l'orchestre). Mais le style concertant ne suffit pas à contaminer physiquement les musiciens qui en sont porteurs. Si la verve technique et expressive du premier violon Julia Schröder est presque exagérée, (le haut de son corps se meut entièrement, sa tête dodelinant sans cesse, même durant les passages les plus lents) elle ne rejoint pas de moitié celle des autres musiciens, étonnamment stoïques et inexpressifs. Les interludes qui suivent, tous issus des concerti grossi de Haendel témoignent néanmoins d'une rigueur d'exécution, aux traits et contours bien ciselés.
L'épopée commence sous l'égide de Carl Heinrich Graun, compositeur allemand plutôt méconnu puisque les airs chantés par la soprano russe n'ont pas été entendus depuis plus de deux cent cinquante ans. Son Armida reprenant le récit du poème épique de Tasse, La Jérusalem délivrée, compte notamment un air aux allures galopantes, « La Gloria ». Julia Lezhneva y incarne un Ubaldo dévoué au Chevalier Rinaldo. Avec force mélismes et accompagnement martelé, le personnage esquisse une véritable apologie de son ami, fièrement dressé sur son « destrier generoso » (agile destrier). La soprano y dévoile d'emblée un vibrato très dense, même affolant. Les expressions de son visage vont de pair avec l'extravagance de l'air, ses traits se renfrognant et s'allongeant au gré de ses vocalises qui semblent remplir chaque syllabe au point qu'elles en deviennent incompréhensibles.
Julia Lezhneva (© Decca / Uli Weber)
Des croisades en Terre Sainte, l'intrigue se transpose aux conquêtes romaines menées par Coriolan et chantées dans l'air « Senza di te » tirée de Coriolano de Graun. Personnage à la fois historique et légendaire rendu célèbre par la tragédie éponyme de Shakespeare, ce patricien romain devient l'ennemi des tribuns de sa propre ville et entreprend de la détruire. C'est sans compter l'influence notable qu'exerce sa mère Volumnia. Devant ses douces prières, il accepte d'épargner la ville de l'Empire. Les mains ouvertes, tournées vers le ciel, et le timbre larmoyant, Julia Lezhneva s'empare de tous les attributs pour convaincre son public qu'elle enveloppe du regard.
La conquête prend bien vite un autre tournant, celui des sentiments. Prisonnière d'Alexandre le Grand, Roxane use d'une rhétorique fort habile dans l'air « Alla sua gabbia d'oro » dans Alexandre le Grand de Haendel (retrouvez l'argument de cet opéra). Se comparant à un oiseau prisonnier dans sa cage, elle déclare aimer revenir à sa prison dorée afin d'affirmer ainsi son attachement au conquérant qui est également son amant. Presque comiques, les vibratos de Julia Lezhneva deviennent gazouillis et pépiements, se rapprochant plus de l'onomatopée que du chant. Passant par un épisode de crise, l'auditeur se fait spectateur d'une scène déchirante dans l'air « Parmi » extrait du Silla de Graun. Devant son bien-aimé mourant, le personnage d'Ottavia est de loin le plus dramatique. Ce « parmi... » (Il me semble) s'éteint de plus en plus au-dessus des halètements de cordes, et se clôt dans un lourd silence maintenu par la soprano courbée sur elle-même.
Bien que sérieux, Alexandre le Grand ne se termine pas sur une touche aussi sombre. Reconnue comme la préférée du conquérant, Roxane fait éclater sa jubilation et son « doux contentement » dans « Brilla nell'alma ». Prenant à nouveau le modèle volatile, Julia Lezhneva roucoule comme une tourterelle, prenant un plaisir fou à enrouler les vocalises et variations, tout en soignant le rallentando final.
Une chose est sûre, la soprano a conquis son public. Les bravi n'en finissant plus, elle revient avec trois bis, dont le fameux air tiré du Triomphe du Temps et de la Désillusion de Haendel (notre compte-rendu à Aix), "Lascia la spina". La cadence finale arrive enfin, avec quelques constatations : cet assemblage d’œuvres aurait certainement mérité une acoustique et une esthétique extra-musicale plus soignée et cohérente.