Carlo Rizzi : « Sancta Susanna est la centième œuvre de mon répertoire »
Carlo Rizzi, vous dirigez le double programme Cavalleria Rusticana / Sancta Susanna à l’Opéra Bastille. Pouvez-vous nous expliquer le choix de cette combinaison ?
Ce choix n'est pas le mien mais celui de l’Opéra de Paris. C’est moi qui ai dirigé la création de cette production de Cavalleria Rusticana par Mario Martone à la Scala [l’œuvre était alors associée à Paillasse de Leoncavallo, ndlr]. Lorsque j’ai été contacté pour faire cette production, je ne connaissais pas Sancta Susanna. Le choix m’a d’abord interrogé, puis je me suis plongé la partition. C’est un opéra à la fois magnifique et très court. De toute évidence, il n'y a pas de relations musicales directes entre les deux œuvres : l’un est vériste [courant naturaliste italien de la fin du XIXème siècle, ndlr], l’autre est plutôt expressionniste. En revanche, le thème de la religion relie parfaitement les deux œuvres : il est bien sûr omniprésent dans Sancta Susanna, mais également dans Cavalleria car tout se passe pendant la messe de Pâques. Dans la production de Martone, une connexion est créée visuellement : le crucifix présent dans Cavalleria pour montrer que l’action se passe dans l’église est le même que celui qui se trouve au cœur de l’intrigue dans Sancta Susanna. Au final, je pense qu’ils fonctionnent bien ensemble.
Hormis le crucifix, la mise en scène crée-t-elle d’autres liens entre les deux œuvres ?
Non, les deux mises en scène sont distinctes. Dans la première, l’espace scénique est gigantesque, tandis qu’il est très restreint dans la seconde, qui se déroule dans une cellule fermée, une petite chambre. Cela crée un beau contraste qui fonctionne bien à Bastille : c’est une bonne idée de concentrer l’action sur un espace réduit dans un théâtre aussi grand !
Vous venez régulièrement à Paris, quelles sont vos relations avec cet orchestre ?
C’est un très bon orchestre. Il est très alerte parce qu’il joue régulièrement différents styles. C'est particulièrement important dans cette production car les deux œuvres sont écrites dans des styles musicaux complètement différents, avec des sonorités différentes, et il faut passer de l’un à l’autre presque sans transition. C’est techniquement très difficile et ils le font parfaitement.
En quoi cet orchestre est-il différent des autres orchestres que vous avez déjà dirigés ?
Chaque orchestre est différent. Par exemple, les orchestres anglo-saxons vont très vite, parce que « le temps c’est de l’argent ! ». Vous arrivez et à la première répétition, tout est déjà prêt à 70%. Dans les pays du nord de la Méditerranée, comme la France, l’Espagne ou l’Italie, il y a six ou sept répétitions avec une progression régulière. Il est important mais aussi difficile de s'adapter : il faut arriver déjà parfaitement fixé pour diriger un orchestre américain alors qu'il faut se laisser plus de liberté avec les orchestres méditerranéens.
La première va avoir lieu demain : êtes-vous à présent satisfait du travail qui a été fait ?
Hier, nous avons eu notre dernière répétition, qui était vraiment magnifique avec de nombreux jeunes dans le public [il s’agissait de l’Avant-première Jeunes, ndlr], ce qui est fantastique ! Ils étaient très enthousiastes, autant pour Sancta Susanna que pour Cavalleria qui est pourtant d'accès plus immédiat. La musique de Sancta Susanna est merveilleuse, mais l'histoire n’est pas évidente. Beaucoup de personnes ont dit que cet opéra est « anticatholique », mais je ne pense pas du tout qu'il le soit. Ce n'est pas un opéra contre la religion, mais sur la relation que les personnes ont avec la religion et qui dans ce cas n'est pas très orthodoxe.
Qu’auriez-vous travaillé si vous aviez eu une répétition supplémentaire ?
Il y a toujours des aspects à retravailler, même si, encore une fois, la répétition d'hier était très bien. Maintenant, lorsque vous avez 80 musiciens dans l'orchestre et 80 choristes, plus les solistes sur la scène, cela fait beaucoup de monde. Or, nous devons penser ensemble, sentir ensemble, et cela n'est pas seulement un exercice technique. Cela se construit avec les répétitions mais aussi dans les rapports et la confiance qui se créent entre chaque artiste impliqué. Cela prend nécessairement du temps. Beaucoup de petites choses ont besoin d’être travaillées : une pause, un accent, un rallentando, une respiration, etc. Ces choses ne sont pas quantifiables, elles ne sont pas mathématiques : rien ne sert d’en parler. Il faut les exécuter et ajuster au fur et à mesure. Pour cela, il faut des répétitions.
Pourriez-vous nous décrire les solistes ?
Il y a Elina Garanca (dont vous pouvez lire la passionnante interview en suivant ce lien), qui est superbe. Elle fait ses débuts dans le rôle de Santuzza mais elle le connaît déjà comme si elle l’avait toujours chanté. C’est la première fois que je travaille avec Yonghoon Lee [qui interprète Turriddu, ndlr] : il a vraiment une voix adaptée à ce rôle. Le baryton Vitaliy Bilyy est très jeune, très frais, tout comme l’interprète de Lola [Antoinette Dennefeld, ndlr]. Elena Zaremba en Mama Lucia développe un jeu très adapté au personnage.
Pour le rôle de Sancta Susanna, il est certes nécessaire de chanter, mais il faut aussi interpréter. Les six premières minutes du rôle sont un recitar cantando [chanté récité, une union du récitatif presque parlé et de l'aria chantée, ndlr] qui fait référence à mon sens à Monteverdi. Le tempo varie constamment parce qu’il dépend des mots et de l’espace. Anna Caterina Antonacci se l’approprie d’une manière absolument magnifique. Le rôle de Sœur Klementia, interprété par Renée Morloc, est différent, car il exprime la raison face à la sensualité de Sancta Susanna. Elle a une importance considérable car c’est elle qui raconte l’histoire de la sœur autrefois emmurée.
Vous êtes un spécialiste du répertoire italien. Dans quelle mesure est-ce différent de diriger une œuvre allemande ?
Sancta Susanna est le centième titre d’opéra que j’ai dirigé au cours de ma carrière : j’en ai dirigé environ 80 du répertoire italien et 20 d’autres origines. Ce n’est pas seulement la musique qui est différente mais aussi la manière dont le drame s’exprime dans la musique. Or, le drame est au centre des opéras véristes comme il l’est dans Sancta Susanna. Le plus important reste de comprendre les traditions, les sonorités, l’expérience qu’amène un opéra. Les sons diffèrent dans Verdi, dans Strauss et dans Hindemith. Quand je dirige, je veux comprendre la dramaturgie, et pas seulement la technique musicale. C’est exactement le même processus pour tous les opéras.
Sancta Susanna dans la mise en scène de Mario Martone (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Musicalement, que pouvez-vous nous dire de l’œuvre ?
Le début de Sancta Susanna est basé sur un très petit nombre d’instruments, dans une configuration presque chambriste. Les cors n’entrent par exemple qu’après 6 minutes tandis que le reste des cuivres n’apparaît qu’après 9 minutes. L’opéra ne durant que 22 minutes, cela veut dire qu’ils n’apparaissent quasiment qu’à la moitié de l’ouvrage. La seconde partie de l’opéra est plus virulente et plus sanguine. De même, le début est mezzo-piano et soudainement, un flatterzung [effet de trémolo réalisé sur les instruments à vent, ndlr] apparaît à mesure que les visions assaillent Susanna. Par ailleurs, cet opéra est fondé sur des thèmes musicaux. Techniquement, il est particulièrement bien écrit : d'abord avec un thème aux flûtes, puis toute la première partie qui est en exposition et réexposition, d’abord avec les vents puis ensuite avec les cordes. La partition indique ensuite que les flûtes doivent monter sur scène, ce qui m’a intrigué. Mais leurs interventions sont chargées de sens et apportent ainsi une spatialisation. Leur première intervention sur scène est pour figurer le vent qu’entendent Susanna et Klementia. Puis ce son œuvre de manière indescriptible, comme l'éveil du vent, des fleurs, du jardin et des sens pour les religieuses. Les flûtes laissent ensuite place au piccolo qui montre l'obsession dans l'esprit de Susanna. Tout cela crée une atmosphère destinée à dépeindre le personnage de Susanna qui a une personnalité déséquilibrée.
Vous mentionnez que vous avez dirigé cent œuvres au cours de votre carrière : comment travaillez-vous pour préparer chaque première direction ?
Il y a deux niveaux différents : le premier est le niveau technique, car il faut bien maîtriser l’œuvre. Avec l’expérience, cela prend moins de temps. Si je travaille par exemple un opéra inconnu de Donizetti, cela me prendra peu de temps car je connais son style. Il m’est arrivé de devoir diriger un opéra complètement nouveau pour un remplacement et de le découvrir au dernier moment. Cela n’est pas un problème mais l’œuvre n’est alors pas digérée, car cela en revanche prend du temps. Je travaille sur Sancta Susanna depuis un an et demi. Bien sûr, je ne passe pas huit heures par jour sur la partition, mais j’y réfléchis et je laisse l’ouvrage mûrir en moi. Diriger un orchestre, ce n’est pas seulement battre la mesure, c’est d’abord un travail intellectuel qui se fait en amont. Ensuite, les répétitions sont capitales : c’est le moment où j’écoute ce que propose l’orchestre et le confronte à mes attentes. Cela nécessite de savoir exactement ce que je veux, sans dogmatisme car mon avis n'a pas la valeur des Tables de la Loi. Ce travail de réflexion se poursuit tout au long de la carrière : Mario Martone me faisait ainsi remarquer que je dirige Cavalleria Rusticana différemment par rapport à notre collaboration à la Scala. En effet, si aborder la partie technique de l’œuvre peut être très rapide, en extraire tout son potentiel est un processus beaucoup plus long !
Votre vision des œuvres évolue-t-elle beaucoup avec le temps ?
Jamais je ne vous dirais que je sais exactement comment diriger un opéra. Ce serait tellement prétentieux ! Mais il y a certains passages, certains éléments pour lesquels je me dis que je m’approche de ce qu’il est optimal de faire. Ensuite, il y a toujours une évolution, un approfondissement possible. Approchant de la fin de sa vie, un grand chef se plaignait ainsi : “Quel dommage que je meure maintenant, alors que je commence enfin à comprendre ce que c'est que diriger”. Je trouvais cela un peu ridicule quand j'étais jeune, mais maintenant je comprends beaucoup mieux ce qu’il voulait dire. Diriger, cela ne repose sur rien et cela repose sur tout. Il n'y a aucune recette. Chaque chef est différent : certains sont clairs et précis, d'autres sont vagues et obtiennent d’autres choses. Par exemple en mai-juin prochain, je vais faire une nouvelle production de Rigoletto [à l'Opéra d'Amsterdam, ndlr]. Je l'ai déjà tant dirigé que je pourrais diriger de mémoire. Mais je sais qu'il sera différent, je suis déjà en train de repenser certains éléments.
Après cent opéras, y a-t-il encore des œuvres qui vous font rêver ?
Oui, et ce sera mon 101ème opéra, puisqu’il est déjà planifié : ce sera La Force du Destin, le seul opéra majeur du répertoire italien que je n'ai jamais dirigé. Je le donnerai en 2018 au Pays-de-Galles.
Et ensuite ?
Ah, je ne sais pas. Quand on est jeune, on enchaîne, et on attend toujours l’opéra suivant. Mais maintenant, je veux participer à des projets en lesquels je crois absolument. Ce qui me plairait serait de faire davantage de Wagner, dont j'ai dirigé Tristan et Isolde et Le Vaisseau fantôme. Je ne parle pas du Ring qui est très spécial à faire (encore une fois, pas dans son aspect technique, mais dans son aspect intellectuel). Ceci étant, il n’y a ni urgence ni besoin impérieux de le faire : si cela vient, tant mieux, sinon ce n’est pas grave.
Carlo Rizzi (© Tessa Traeger)
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir chef d’orchestre ?
Ce n’était pas une inspiration divine ni l’envie d’être au pupitre et de tenir la baguette ! J’ai commencé par le piano, j’ai toujours aimé jouer de la musique de chambre. Au piano, j'ai aussi eu l'occasion de jouer avec des chanteurs. Très vite, j’ai apprécié l'ouverture à d'autres sons, d'autres timbres. C’est cette recherche qui m’a progressivement attiré vers ce métier.
Vous avez été Directeur musical de l’Opéra du Pays-de-Galles, quel souvenir retenez-vous de cette expérience ?
Quand j’ai été nommé Directeur musical, j'ai emménagé à Cardiff. J’y ai d’ailleurs fondé une famille. J’y habite encore et j’y paie mes impôts. Cela me semble important de m'y ancrer car le Directeur musical d’une maison d’opéra a une très grande responsabilité : il a la charge du chœur, de l’orchestre, des chanteurs, et surtout de la musique. Or, la musique est au cœur de tous les projets : elle n’a pas seulement une fonction d’accompagnement des mises en scène ! Ma chance a été de travailler avec le Directeur Général Anthony Freud, qui dirige aujourd’hui l’Opéra de Chicago. La relation entre le chef d’orchestre et le directeur général est primordiale pour le fonctionnement de l’institution. Or, nos visions convergeaient. Ainsi, l’Opéra et nos productions ont gagné de nombreux prix.
Aimeriez-vous occuper de nouveau un poste de directeur musical d'un opéra ?
Si les conditions sont réunies, tout à fait. Beaucoup d’institutions pourraient m’intéresser.
Si vous ne deviez retenir qu’une seule production parmi celles que vous avez dirigées, laquelle serait-elle ?
J'ai énormément apprécié la dernière production de La cena delle beffe d'Umberto Giordano à La Scala avec Mario Martone en avril dernier. La Traviata à Salzbourg mise en scène par Willy Decker [et portée par Anna Netrebko, Rolando Villazón et Thomas Hampson, ndlr] était aussi fantastique. Sur ces productions, la collaboration avec les metteurs en scène était très étroite.
Quelle relation entretenez-vous avec les metteurs en scène avec lesquels vous collaborez ?
L’alchimie qui se crée entre le metteur en scène et le directeur musical est primordiale au succès d’une production. Le problème, c’est que certains metteurs en scène ne connaissent rien à la musique. Ils imposent une vision scénique sans réfléchir à la partition. Pourtant, personne ne se déplacerait pour voir le livret simplement mis en scène sans la musique : c’est donc bien la musique qui est la raison d’être de la mise en scène !
Revenons sur La Traviata de Salzburg : vous rendiez- vous compte durant les répétitions qu'elle deviendrait légendaire ?
Je ne pouvais pas me l’imaginer. En revanche, je trouvais déjà personnellement la production phénoménale dès les répétitions. Lorsque je suis arrivé pour rencontrer les chanteurs et qu'on m'a présenté deux personnes pour le rôle du docteur, j’ai été étonné qu'il y ait une double distribution pour ce personnage qui a cinq mots. J'ai ensuite compris qu'il s'agissait d'une spécificité de la production : il y a deux docteurs chantés par deux chanteurs différents, un jeune au début, un vieux à la fin. Ce n’est pas ce que Verdi a écrit, mais cela fonctionnait si bien que ce n’était pas grave. Tout était pensé de cette manière.
Extrait de la Traviata de Salzbourg :
Vous avez dirigé des opéras aux quatre coins du monde, quels sont les jeunes artistes que vous appréciez particulièrement ?
Je n’aime pas citer des noms, mais le nombre d'excellents musiciens parmi la jeune génération est remarquable. Toutefois, certains veulent aller trop vite. Je pense qu'il est important qu'ils fassent ce qui correspond à leur voix, à leur corps. Parfois, je vois d'excellents chanteurs qui doivent s'arrêter de chanter après quelques années car ils n'ont pas pris assez soin d'eux.
Si vous pouviez modifier quelque chose dans la manière dont le monde de l’opéra fonctionne. Que changeriez-vous ?
J’aimerais augmenter le temps de répétition avec les chanteurs. Dans certaines maisons, nous n’avons plus qu’un seul service musical avec les chanteurs avant que ne débute le travail avec orchestre. Il me semble important que le chef soit impliqué durant tout le travail de mise en scène. Durant de longs moments, lorsque le metteur en scène explique sa vision aux chanteurs, le chef n’a rien à faire, mais sa présence lui permet de prendre part au processus. Sur Sancta Susanna, nous avons ainsi beaucoup discuté nos ressentis avec Mario Martone, par exemple sur la manière dont les mots sont exprimés.
Le public perçoit le travail du chef d'orchestre à travers ses gestes. Réfléchissez-vous à l'image que vous renvoyez en dirigeant ?
Je ne suis pas un show-man. Le chef doit diriger pour et d'après les musiciens, pour leur donner des informations, sans se soucier du public. Les styles évoluent, d’ailleurs. Par exemple, les jeunes chefs ont tendance à faire des gestes plus amples que les chefs plus âgés. Pourtant, cela ne s’explique pas par la fatigue des chefs plus âgés ! L’expérience conduit à faire évoluer sa gestique.
À quoi votre prochaine saison ressemblera-t-elle ?
J'ouvrirai la saison du Met avec Norma de Bellini, qui est un opéra que j'adore. J'attends cela avec impatience. Je ferai ensuite une petite tournée de concerts au Canada, à Montréal et Toronto. Je dirigerai également Rigoletto à Amsterdam.
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