Les compositrices à l’honneur aux Invalides
Honneur est avant tout rendu à Édith Canat de Chizy, en résidence aux Invalides, Membre de l’Institut, élue en 2005 à l’Académie des Beaux-Arts. Comme le rappelait Christine Dana-Helfrich, Conservateur en chef du patrimoine et chef de la Mission musique au musée de l'Armée en nous présentant sa saison 2022/2023, Édith Canat de Chizy se définit comme “compositeur” au sens neutre du terme : « Il ne faut pas confondre le métier et le genre ». La soprano Marie Perbost qui ouvrira ce cycle et qui chantait récemment un programme dédié à Germaine Tailleferre rappelle d’ailleurs que cette dernière voulait également être appelée “compositeur” (comme en témoigne une archive diffusée dans son récent concert à la Philharmonie).
Édith Canat de Chizy poursuit ainsi : « Dans ma classe de composition au CRR [Conservatoire à Rayonnement Régional, ndlr] de Paris j’ai eu beaucoup d’élèves asiatiques, chinoises, coréennes, espagnoles, très peu de françaises. C’est un fait actuellement, même si cette tendance tend à s’inverser. Peut-être est-ce encore considéré comme un métier d’hommes... Personnellement je ne me suis jamais posé la question : j’ai été la seule femme en classe de composition chez Ivo Malec, mais cela ne m’a pas gênée : mon seul but a toujours été la compétence.
Nous redécouvrons actuellement la musique de ces compositrices qui n’ont pu exister de leur vivant, et ce pour des raisons historiques et sociologiques. Ce cycle des Invalides participe activement à ces découvertes essentielles qui sont absolument nécessaires. Par contre je ne suis pas favorable à la parité au détriment de la qualité. »
Les enjeux sont ainsi posés et c’est ainsi qu’ils ont présidé à la composition de ce cycle musical aux Invalides, qui remettra à l’honneur des œuvres composées par de grandes et belles plumes (qui se trouvent être tenues par des femmes). Ces compositrices ont œuvré à travers les siècles, et ce cycle de concerts est l’occasion de parcourir des répertoires remontant à l’ère baroque et allant jusqu’à nos jours, jusqu’à Édith Canat de Chizy dont les œuvres seront au programme de six des huit concerts du cycle, avec huit pièces de différentes périodes « révélant les liens de ma musique avec la poésie, la peinture, la mer, le temps et le mouvement ».
Musique et langues
« La première sera Sailing [En naviguant, ndlr] pour piano seul que j'ai écrite pour Dana Ciocarlie qui en sera l’interprète lors de ce cycle. C’est une co-commande des Invalides et de Radio France, récemment enregistrée pour le label Signature de Radio France (à paraître au mois de mai). Étant violoniste, j’ai très peu écrit pour le piano et redoutais de l’aborder… Dana a su me convaincre et j’ai écrit Sailing, composée de cinq pièces de 10 minutes correspondant au format demandé par Radio France, évoquant cinq états différents de la mer : Ressac, Twinkle (scintillement), Foghorn (corne de brume), Gust (rafale), et Estran.
Ces titres sont en anglais comme Seascape [tel landscape, le paysage mais de la mer, ndlr], mon concerto pour percussion et orchestre. Les titres de mes pièces empruntent à différentes langues (français, italien, espagnol, anglais, latin, etc.) car la sonorité des mots est pour moi essentielle : j'aime donner à mes œuvres des noms qui soient de beaux objets sonores, qui traduisent et résument le contenu de la pièce. »
Temps
« Plus tard dans ce cycle, après ce concert du 6 mars, celui du 16 proposera une de mes pièces pour orchestre, Times, qui sera transcrite pour l'Orchestre de la Musique de l’Air par leur chef Claude Kesmaecker. Je suis très curieuse d’entendre cette transcription. Je sais que Claude Kersmaecker a une grande expérience dans cet exercice…
J'ai écrit Times pour le Concours International des Jeunes Chefs d'Orchestre de Besançon, commande du Festival pour la finale du concours. Besançon est la ville du temps (haut lieu de l’horlogerie) : c’est ce qui m’a donné l’idée du titre Times. Cette idée du temps m'importe beaucoup en musique : je suis très précise sur les indications, je mesure et contrôle tout ce que j'écris, au métronome et au chronomètre. Car la forme et le contrôle de la durée sont indissociables.
Transcription
« Plusieurs transcriptions d’ailleurs dans ce parcours : En bleu et or pour alto et piano a été transcrite par Claude Delangle pour saxophone et piano (au programme du 13 mars). J'ai pour ma part transcrit Orph’æon pour flûte et piano (à l’origine pour flûte et percussion). » Elle sera à entendre le 27 mars dans un concert réunissant trois interprètes féminines (Julie Depardieu en récitante, Juliette Hurel à la flûte et Hélène Couvert au piano) pour un programme réunissant des œuvres de Mel Bonis, Augusta Holmès, Clémence de Grandval, Lili Boulanger "et un florilège d’œuvres de Liszt, Debussy, Ravel, Fauré, Poulenc, Satie et Stravinski".
« En bleu et or reprend le titre d’un tableau de Whistler (dans une série dont Debussy s’est inspiré pour ses Nocturnes). Cette pièce fait partie de mes nombreuses pièces en rapport avec la peinture (dont une pièce récente que j’ai enregistrée avec l’Ensemble Orchestral Contemporain, Outrenoir, évoquant Pierre Soulages). J’ai également écrit un quatuor à cordes sur un autre tableau de Whistler, En noir et or.
Je suis très intéressée par la transversalité entre les arts : du fait de mes études d’Histoire de l’Art j’ai été très tôt confrontée aux arts plastiques, et j’ai trouvé avec mes confrères de l’Académie des Beaux-Arts, peintres, architectes, sculpteurs, graveurs, des échanges passionnants à ce sujet.
Ce concert du 13 mars s’ouvrira par Prélude au silence, une commande du Festival de Nohant, une pièce courte sur le thème des préludes de Chopin. J’ai gardé pour cette pièce très libre le terme de Prélude, en m’inspirant de cet haiku : « la lampe éteinte, les étoiles fraiches se glissent par la fenêtre » (ce concert sera d'ailleurs interprété par les musiciennes japonaises Miho Hakamada au saxophone et Yume Takasaki au piano). C'est une introduction et une incitation au silence. Entre les deux seront jouées des œuvres de Maaya Yamazaki et Rebecca Clarke ainsi que Saxy, ma pièce pédagogique souvent jouée dans les conservatoires et datant de mes débuts, le tout avant une pièce conclusive de Fernande Decruck.
Pour revenir à Orph’æon, cette pièce renvoie d’ailleurs au label discographique æon pour lequel Emmanuelle Bertrand a enregistré Formes du vent, 5 pièces de deux minutes pour violoncelle seul au programme le 13 mars (précédant la Grande Sonate dramatique de Rita Strohl, œuvre magnifique). Elles sont d'ailleurs sous-titrées 5 pièces de mouvements, ceux des mains droite et gauche… Chacune de ces 5 pièces porte en exergue un vers de Pierre Reverdy, autre rapport à la poésie… »
Enfin pour boucler le programme consacré à la compositrice à l'honneur dans ce cycle, le concert du 20 mars s’ouvrira par Fanny Mendelssohn et se refermera sur El Grito d’Édith Canat de Chizy : « Fanny Mendelssohn a un univers tout à fait à elle, très original et que j'aime beaucoup. El Grito est une commande du Concours international de chant-piano Nadia et Lili Boulanger sur un poème que j'aime également énormément de Federico García Lorca, et sur lequel je voulais écrire depuis longtemps : l'écho du cri renvoyé par la montagne. J'ai d'ailleurs également écrit récemment pour l’Opéra de Nancy, Sunrise, une pièce pour clarinette et orchestre dans un concert autour D'un matin de printemps, très belle pièce de Lili Boulanger qui a d’ailleurs été transcrite pour orchestre. » La mélodie sera chantée par Marie-Laure Garnier avec Tristan Raës au piano dans un programme réunissant également Nadia et Lili Boulanger, Pauline Viardot, Clara Schumann, Mel Bonis, Alma Mahler.
Antonia Bembo et Élisabeth Jacquet de La Guerre
Mais avant ces concerts, ce cycle se sera ouvert dès le jeudi 2 mars avec Marie Perbost et il se refermera le 30 mars avec Eva Zaïcik, deux chanteuses qui présentent également leurs programmes traversant la France et l’Italie, les XVIIe et XVIIIe siècles.
« Je ne connaissais pas non plus Antonia Bembo, nous confesse d’emblée Marie Perbost. Je l’ai découverte par une très bonne amie qui chante ce répertoire : Axelle Verner des Kapsber’girls (qui ont un regard extrêmement moderne sur ce répertoire). Elle m'a dit : “toi qui t'intéresses aux composites, pourquoi tu ne chantes que du 19e et 20e siècle alors qu’il y a plein de trésors chez les baroques”. J'ai effectivement trouvé l’écriture d’Antonia Bembo très sensuelle et intelligente. Elle a des pièces sublimes et méconnues. »
Marie Perbost rapproche alors les deux compositrices au programme, Antonia Bembo et Élisabeth Jacquet de La Guerre : « Ce rapport franco-italien me parle, c’est aussi là que je m'épanouis. Et cela me ramène au moment où je me suis rendu compte, rétrospectivement, que je n'avais étudié aucune compositrice durant ma formation. Pas une ! En m'en rendant compte, je suis tombé de ma chaise : j'étais comme tout le monde baignée dans un univers où c'était normal, impensé.
Malheureusement bien des gens ne savent pas qu'il existe des compositrices et même dans notre milieu musical, des gens pensent encore que les femmes sont mises aux programmes par une forme de "démagogie" paritaire alors qu'on rétablit simplement une injustice, en suivant aussi une évolution de la société (et puis le jour où on programmera de mauvaises compositrices, ce sera limite tant mieux, c'est que l'équilibre sera rétabli). Mais on sent que certaines maisons soutiennent pleinement et sincèrement les compositrices alors que d'autres maisons le font parce qu'il faut le faire.
Il faut redonner la parole aussi aux compositrices, et juste les écouter en fait, sans chercher ce qui fait la spécificité d'une écriture genrée. D’ailleurs, je ne connaissais pas Antonia mais je connaissais bien Élisabeth qui a eu pour moi un rôle déterminant, par un hasard complet de la vie. Quand j'étais étudiante en histoire de l'art et archéologie (devenir chanteuse lyrique était alors le cadet de mes soucis), j'étais administratrice pendant l'été -en Bretagne où j'ai des racines- d'un micro-festival au fin fonds du Trégor, là où il n'y a sinon aucun concert (et davantage de vaches que d'habitants). La professeure de la chorale étant tombée malade je l'ai remplacée pour dépanner. C'était très sympa, le directeur m'a demandé si je chantais un peu (j'étais au conservatoire mais c'était trop dur, j'avais le trac). Alors il m'a programmée pour l'année suivante avec une équipe de quelques musiciens (en fait des pointures qui jouent désormais dans les plus grands ensembles). Moi qui, jeune, chantais Xenakis à la Maîtrise de Radio France, on m'a donné un manuscrit de Jacquet de La Guerre et on m'a dit “voilà tu chanteras la cantate sur le passage de la mer rouge”. Je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, ni l'œuvre, ni la compositrice bien sûr mais pas même ce répertoire, ses ornements, ses harmonies. Pour moi c'était comme un voyage sur la lune, c'était mon premier concert depuis la Maîtrise, dans un café, plein, au fin fond de la Bretagne. Ça a été un éclair, un coup de foudre. Et c'est à cet instant que j'ai décidé de devenir chanteuse lyrique, parce que des gens croyaient en moi bien avant que je ne croie en moi.
Et je n'ai plus jamais chanté du Jacquet depuis ! Je suis donc bien entendu extrêmement heureuse de la chanter à nouveau, et nous en chanterons à deux voix avec Claire Lefilliâtre, ainsi que Les Épopées de Stéphane Fuget, le maître d'œuvre de ce programme.
C’est donc une belle double occasion de continuer la remise à l’honneur de Jacquet de La Guerre, ce qui a été également accompli récemment avec Céphale et Procris (il faut profiter de cette lumière pour continuer à faire connaître cette très belle musique). Elle est très vocale mais ses ornements rappellent que le clavier d'orgue n'est jamais loin (comme Bach), tandis qu’Antonia Bembo était compositrice et chanteuse (en outre, son italianité donne du miel à sa ligne et à la voix).
J'ai eu la chance de chanter de nombreuses fois aux Invalides grâce à leurs partenariats avec le CNSM et les Victoires de la Musique Classique. J'ai eu la chance d'y rencontrer Emmanuelle Haïm, ce qui avait donné lieu à une grande tournée en Europe avec du Campra et du Rameau. Les Invalides sont ainsi un endroit à la fois de formation, des premières expériences professionnelles et d'épanouissement. »
Barbara Strozzi et Maria Teresa Agnesi
Enfin, ce cycle se conclura jeudi 30 mars par un concert du Consort emmené par le claveciniste Justin Taylor, et les violonistes Théotime Langlois de Swarte et Sophie de Bardonnèche, avec Louise Pierrard (viole) et Hanna Salzenstein (violoncelle) et la mezzo-soprano Eva Zaïcik qui nous présente ce concert : « Le programme se concentre sur deux profils différents, que 100 ans séparent et qui pourtant se rejoignent parfaitement : Barbara Strozzi et Maria Teresa Agnesi.
Maria Teresa Agnesi Pinottini naît à Milan en 1720 dans une famille d'intellectuels (sa sœur est la grande mathématicienne Maria Gaetana Agnesi). Elle est à la fois claveciniste, chanteuse et compositrice et une des pionnières de son époque car elle a écrit des opéras, des œuvres symphoniques et de la musique de chambre (richesse extrêmement rare à l'époque).
Barbara Strozzi naît 100 ans plus tôt, en 1619 à Venise. Elle est compositrice, cantatrice, claveciniste et luthiste. Sa mère, de ce que l'on en sait, était la servante du poète et dramaturge Giulio Strozzi qui écrivait de nombreux livrets d'opéra et a pris part de manière importante à la création de l'opéra vénitien à l'époque. Il reconnaîtra tardivement Barbara, née “de père inconnu”, comme sa fille élective, mais dont on peut imaginer qu'il était effectivement son père génétique. Il lui permet de se produire au sein de son académie comme cantatrice et interprète de ses propres compositions. Elle étudie la composition avec Francesco Cavalli, elle est reconnue comme excellente interprète, chanteuse et compositrice. Toute son œuvre est dédiée à la musique vocale, bon nombre de ses livrets sont d'elle ou de son père.
Elle a en outre une vie particulière pour l'époque : mère célibataire de quatre enfants, c'est une femme libre, indépendante, la première compositrice professionnelle de l'histoire de la musique. Ses textes sont souvent très mordants, et critiques à l'égard des hommes.
Strozzi est ainsi pleinement du côté moderne, inventif, libre. Ses airs laissent une grande place au sens du mot pour que tout le monde les comprenne (en adaptant aussi sa musique au sens). Ses arias sont souvent dramatiques, proches de ce qui est écrit pour l'opéra, auquel elle contribue ainsi qu'à l'identité de la musique italienne de son siècle : en précurseure.
Ces musiques sont fantastiques, elles nous plaisent et ne sont pas assez connues. À l'heure où l'égalité entre les hommes et les femmes reste à asseoir dans de nombreux domaines, ce programme propose des œuvres de femmes des XVIIe et XVIIIe siècles qui ont pu investir les milieux artistiques et littéraires de leur époque, s'engager dans les débats esthétiques de leur temps et proposer à leur public des œuvres singulières, pleinement modernes pour leur époque et leur lieu, par un talent et une imagination faisant tomber les barrières dressées devant elles. Ce concert est ainsi un double portrait, qui fait dialoguer une compositrice tout de même connue de longue date des mélomanes et une compositrice inconnue que nous avons redécouverte dans les archives de la bibliothèque de Dresde.
Ces deux femmes uniquement armées de leurs plumes et de papier à musique (ainsi que de leur témérité) ont pu pleinement faire entendre leur voix et participer au renouvellement stylistique, à l'égal des hommes.
Nous sommes évidemment aujourd'hui à une autre époque, où les femmes sont bienvenues dans le monde artistique même si des inégalités et injustices demeurent. Les compositrices peuvent désormais choisir leur texte et leur propos et les interprètes choisir des morceaux aussi pour les mettre à l'honneur.
Mais de fait, il est en cela très important de redonner leur voix aux compositrices en les interprétant. »